Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

haita une nuit douce et paisible, comme on peut la passer dans le calme profond d'un monastère bénédictin.

Quand j'eus écrit mes notes et recueilli les souvenirs de la journée, je ne pus, malgré la fraîcheur du soir, résister au désir d'ouvrir l'une de mes fenêtres donnant vue sur le lac. Le vent qui, tous les soirs, se lève et souffle de la montagne, agitait doucement les eaux, et de minute en minute, quelques vagues venaient en clapotant mourir contre les rochers du rivage, avec la régularité lente du reflux de la mer. Ce bruit monotone, semblable à la plainte de la brise murmurant à travers les grands bois, je l'écoutais avec le même plaisir qu'un enfant écoute le refrain du chant qui le berce et l'invite au sommeil. De temps à autre, un flot venant de plus loin se brisait avec force et couvrait d'écume la roche sur laquelle est assis le phare de Hautecombe. Cependant, s'élevant au-dessus de la cîme noire et chevelue des montagnes qu'elle couronnait de son disque argenté, la lune traçait sur le lac de longues et blanches traînées de lumière, colonnades fantastiques qui, selon le mouvement capricieux des eaux, s'étendent ou se brisent, pour se reformer et se briser encore, ainsi que ces songes brillants qui naissent et s'évanouissent aux moindres fluctuations de la vie. Parfois la voile blanche d'une barque de pêcheur qui s'était attardé à tendre ses filets se dessinait comme une ombre sur cette vaste nappe d'eau, où le chant du batelier, répété par les échos de la rive, retentissait longuement dans le silence de la nuit. Ce signe unique de l'activité de l'homme au milieu du repos complet de la nature venait, malgré moi, distraire ma rêverie, et de loin je me plaisais à suivre le mouvement de ces voiles, à les accompagner même de mes vœux, comme si la barque au-dessus de laquelle elles flottaient eût porté une personne qui me fût chère. Retenu à ma fenêtre par la contemplation de cette scène de nuit, dont je ne pouvais détacher ni mes yeux ni mon cœur, je ne m'étais pas aperçu que les heures avaient fui rapides et silencieuses; et depuis longtemps déjà tout dormait profondément dans le monastère, lorsque je me décidai à prendre moi-même le repos dont j'avais besoin.

V

Au lieu de donner immédiatement la description intérieure de l'abbaye de Hautecombe, nous allons reprendre le récit de son histoire, depuis son origine jusqu'à sa destruction en 1792 et sa complète restauration en 1826. Par là nous serons naturellement conduits à l'époque où cette maison célèbre, renaissant tout à coup de ses ruines, prit l'aspect sous lequel elle se présente aujourd'hui, et qu'alors nous essaierons de reproduire aussi fidèlement que possible.

Comme nous l'avons vu dans un récit précédent1, à peine les soli-' taires de la vallée de Sessine s'étaient-ils arrêtés sur la rive occidentale du lac du Bourget, qu'ils résolurent de s'établir au lieu même où ils avaient vu, dit-on, briller une lumière mystérieuse. Ce lieu s'appelait alors Charaya; mais, en mémoire de la retraite qu'ils avaient d'abord habitée, ils voulurent changer ce nom pour lui donner celui de Hautecombe. Une fois fixés dans cet endroit, selon l'ordre de leur supérieur, saint Guérin, abbé d'Aulps, ils quittèrent la vie cénobitique pour se réunir en communauté sous la règle austère de la nouvelle réforme de Citeaux. Saint Bernard lui-même voulut leur donner un abbé de son choix, et leur envoya de Clairvaux Amédée d'Hauterive, qui fut ainsi appelé à diriger le premier le monastère qui venait de naître. Issu d'une puissante famille du Dauphiné, allié aux empereurs d'Allemagne, Amédée avait pour père un de ces nobles seigneurs du temps féodal, dont la vie, commençant sur le champ de bataille et finissant sous le cloître, représente parfaitement l'esprit chevaleresque et religieux de l'époque. Après avoir brillé auprès de l'empereur Conrad par sa bravoure, sa magnificence et les agrémens de sa personne, le sire d'Hauterive, frappé un jour par l'image de la mort, était venu avec dix-sept autres seigneurs demander l'habit monastique à Jean, abbé de Bonnevaux. Au bout de quelque temps, voyant que son jeune fils Amédée, qu'il avait confié à deux religieux du monastère, ne faisait pas assez de progrès dans les lettres latines, il l'avait envoyé à la cour d'Allemagne pour qu'il y fût instruit par les plus habiles docteurs du pays. Quant à lui, il s'était retiré à l'abbaye de Cluny, malgré les prières et les larmes de l'abbé Jean, qui craignait de voir se renouveler entre les clunistes et les cisterciens une rivalité scandaleuse, dont la fuite récente du moine Robert, cousin de saint Bernard, avait été déjà l'occasion . Mais bientôt, au milieu des splendeurs de Cluny, le transfuge de Bonnevaux avait regretté la rude simplicité de son monastère, et revenu auprès de son ancien abbé, il avait voulu expier un moment d'inconstance par de pieuses fondations et une vie toute de pénitence.

Pendant que son père subissait ces diverses épreuves, le jeune Amédée passait les années de sa jeunesse à la cour de Germanie, où

↑ Voir la première partie de notre étude, t. xv de la Revue, p. 45. Annal. Cister., t. 1, p. 104, no 9.

Rien de plus curieux et de plus touchant dans le tableau des mœurs monastiques que l'épisode du jeune moine Robert. Parent de saint Bernard, qui l'aimait comme un père aime son fils, il avait été, dès l'enfance, voué par sa mère au monastère de Cluny; mais, plus tard, il avait fini par prendre l'habit à l'abbaye de Citeaux. Attiré par les paroles séduisantes et les manières un peu mondaines de Pontius, abbé de Cluny, il se laissa bientôt entrainer dans sa maison, au grand scandale de ses frères de Citeaux. C'est alors que saint Bernard éclata, et que redemandant à tout prix celui qu'il avait élevé, il lui écrivit une lettre pleine d'onction, d'éloquence et de doux reproches, à la suite de laquelle le moine fugitif rentra dans le monastère de Citeaux.

il recevait une savante éducation, conforme à l'esprit du temps. Mais à la mort de l'empereur Henri, voyant, dit son biographe, que la gloire et la grandeur du monde passent comme l'éclair, il fit le vœu de se retirer au monastère de Clairvaux. Après y avoir demeuré quelque temps sous la direction de saint Bernard, il fut nommé par lui abbé de Hautecombe, et grâces à ses soins, le monastère, dont les commencements étaient difficiles, prit un rapide accroissement. Ce fut sous son administration, et sans doute par son influence, que les premiers religieux de Hautecombe reçurent d'Amédée III, comte de Savoie, donation perpétuelle de toutes les terres allodiales voisines du lieu où ils s'étaient établis. L'acte de donation porte la date de 1125, date qu'il e-t difficile d'accorder avec le récit des Annales cisterciennes1; mais comme il est extrait du cartulaire de l'abbaye, il n'en reste pas moins pour elle une charte authentique de fondation, ainsi qu'on peut le voir par le texte original que l'historien Guichenon nous a conservé 2.

Quelques années après, la réputation de sagesse du pieux abbé de Hautecombe s'étant répandue au loin, il fut appelé aux Conseils de l'Empereur Conrad III, en attendant que Frédéric Barberousse le nommât son Chancelier. Quant à Amédée III, appréciant sa haute vertu, il voulut lui donner la plus grande preuve de confiance que puisse accorder un père et un souverain. Avant de partir pour la croisade où la voix de saint Bernard venait d'appeler toute la chrétienté, il lui laissa la tutelle de son fils Humbert III, avec l'administration de ses Etats pendant son absence. La confiance du comte de Savoie ne fut pas trompée. L'abbé d'Hauterive, quoiqu'élevé en 1144, à l'évéché de Lausanne, sut faire face à tous ses devoirs. Il maintint l'ordre et la tranquillité dans les provinces qu'il avait à administrer, éleva pieusement son jeune pupille, qui plus tard montra les qualités d'un bon prince, avant de faire preuve des vertus d'un saint religieux. En même temps, Amédée gouvernait son diocèse avec sagesse, défendait courageusement sa ville épiscopale contre les attaques d'un prince voisin, et enfin après avoir été quatorze ans évêque de Lausanne, il termina sa vie par une sainte mort qui arriva en 1158 3. Cependant, Amédée III avait joint sa bannière à celles des autres princes qui étaient partis en Orient. Digne descendant d'Humbert-auxblanches-Mains, qui, un siècle et demi auparavant, avait fondé l'illustre maison de Savoie, il s'était déjà signalé par sa valeur contre

1 Annal. Cisterc., ad an. 1135, t. 1, p. 377, no 4.

2 Hist. Généal. de la Maison de Savoie.- Preuves, t. I, p. 31.

3 Saint Amédée d'Hauterive a laissé huit homélies, composées en l'honneur de la Vierge, et insérées dans la Bibliotheca Patrum. -Annal. Cisterc., t. I, p. 816 et suiv.

Guignes VI, dauphin de Viennois, avant d'accompagner le Roi Louis VII outre-mer. Oncle de ce prince par sa sœur Alix, femme de Louis-le-Gros, il avait eu d'abord de graves sujets de mécontentement contre la cour de France; mais cédant aux instances de Pierre de Cluny, il avait fini par se rapprocher du Roi, son neveu, dont la jeunesse était alors menacée par une féodalité turbulente. Après avoir participé à toutes les mauvaises chances de la seconde croisade, et accompli son pélerinage aux Lieux-Saints, Amédée III s'était mis en route pour rentrer dans ses Etats, lorsqu'il fut obligé de relâcher à l'ile de Chypre. Là, dit la chronique, il trouva le terme de ses jours, en l'année 1148, et fut enseveli avec honneur dans le monastère du Mont-Sainte-Croix1. A sa mort, son fils Humbert III recueillit paisiblement son héritage, par suite de la bonne administration du saint abbé auquel avait été confiée l'éducation de sa jeunesse.

Sous le gouvernement de ce prince, l'abbaye de Hautecombe, qu'il aimait par-dessus tous les autres monastères, reçut un grand développement. Il fit bâtir des lieux réguliers pour un grand nombre de moines, éleva l'église romane qu'on croit être aujourd'hui la chapelle de Saint-André, et combla le monastère de tant de libéralités que la tradition populaire le regarda toujours comme le fondateur de Hautecombe. Cette tradition, du reste, est plus conforme qu'on ne le pense à la vérité historique; car celui qui, à ses frais, construit les bâtiments et l'église d'un monastère n'en est-il pas réellement le fondateur, plutôt que le seigneur qui, au lieu de remuer des masses de pierres, se contente de sceller du pommeau de son épée une charte de fondation, illisible pour les yeux du peuple? Quoi qu'il en soit, dans cette maison qu'il s'était plu à embellir, et qui lui rappelait le souvenirtoujours si doux des premières années, Humbert III venait souvent se délasser des embarras que lui causait la sanglante querelle de Frédéric Barberousse et du Pape Alexandre III. Lié d'une tendre amitié avec l'abbé Vivian qui en 1144, après le départ d'Amédée d'Hauterive, avait reçu la direction du monastère, il l'entretenait souvent du désir qu'il avait de passer le reste de ses jours à Hautecombe. Ce désir sembla s'accroître encore, quand, à la mort de sa seconde femme, la résolution qu'il prit de ne plus se remarier le porta à chercher dans la retraite le repos et les consolations dont il avait besoin.

S'il faut en croire les chroniques de Savoie, il y avait quelque temps qu'il s'y tenait renfermé, lorsque les Etats de son pays, alarmés de cette longue absence, le requirent de quitter le monastère. Les dé

1 Qui quidem comes, regrediendo á visitatione sancti sepulchri Hierosolmiis, regnum Chyprum meando, ibi dies suos extremos clausit, et honorifice illic sepultus fuit in monasterio Montis Sanctæ Crucis. Chronic. Altecomb. — Bernard. Guidon. Apud Murat. Rer. Italic., t. ш, p. 1, ann. 1148.

TOME XVI.

putés commencèrent par le supplier vivement de se remarier, pour avoir un lignage qui assurat la succession de ses domaines. Mais Humbert, se montrant d'abord inflexible, ne voulut rien entendre de leurs supplications. « Le conte estoit moult déplaysant, ajoute le chroniqueur, et aussi estoyent les moynes et l'abbé, et firent dure et grande résistance. Mais à la fin, les prélats, les barons et les nobles et le peuple prindrent l'abbé et les moynes appart, et leur jurarent que si ils ne faisoyent tant que le conte yssit de céans, qu'ils bouttroyent le feu en l'abbaye, et qu'ils détruiroient la religion de tèle manière, que jamais lon ny chanteroyent messe. Et lors firent tant que le conte leur accorda de soy marier, mais qu'ilz ly trouvassent femme convenable. »

Fidèle à une promesse qui lui avait été ainsi arrachée, Humbert épousa en troisièmes noces la fille du comte Gérard de Bourgogne. De ce mariage naquit le seul enfant laissé par le comte de Savoie; mais cet enfant fut le célèbre Thomas Ier, qui, après avoir étendu au loin la puissance de sa maison et reçu le titre de vicaire de l'empire germanique, devait, bien différent de son père, donner à son pays une nombreuse postérité de neuf princes et de six princesses. Quant à Humbert, il continua, après son troisième mariage, de partager sa vie entre les devoirs du souverain et les pieuses retraites qu'il se plaisait à faire dans les monastères d'Alps, de Hautecombe, et à la chartreuse d'Aillon-en-Bauges, dont il était fondateur. Son amour pour la vie solitaire et contemplative ne l'empêchait point de se signaler, à l'occasion, par une grande bravoure, témoins ses victoires sur le Dauphin de Viennois, la conquête de Turin et les combats livrés à Frédéric Barberousse, contre lequel il défendit avec ardeur la cause du Saint-Siége. Peu de temps avant sa mort, il voulut recevoir l'habit religieux à Hautecombe, où il finit ses jours, en 1188, avec la réputation d'un saint. Selon ses désirs, il fut enterré dans le monastère, à côté du corps de Germaine de Zæringen, sa seconde femme, qu'il y avait fait précédemment inhumer. Plus tard, le bien-heureux Humbert ayant été élevé aux honneurs du culte public, un autel lui fut consacré dans l'église de l'abbaye, et sur le tombeau voisin où sa statue est représentée couchée, avec un froc de moine, on lit cette inscription:

HUMBERTUS. III. COGNOMINE. SANCTUS.

GERMANA. UXOR. BERTHOLDI. IV. F. ZÆRINGEN.

A dater de la mort d'Humbert III, et d'après l'exemple qu'il avait donné, la plupart des princes ses successeurs furent enterrés dans l'abbaye de

↑ Le monument d'Humbert III a été renouvelé de nos jours, à l'époque de la restauration de l'abbaye, d'après un ancien dessin conservé par Guichenon.

« ZurückWeiter »