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conversation que j'eus à mon dernier voyage en Égypte avec un de mes meilleurs amis, le colonel Arnaud, directeur des fortifications de Damiette, lequel a remonté le Nil-Blanc presque jusqu'à sa source, et reculé de plusieurs centaines de lieues l'exploration géographique de ce fleuve mystérieux. Lorsque je pris congé de ce savant ami, il fouilla dans un coffret d'écaille et en retira, enveloppé dans un sachet de soie, brodé sans doute dans un harem de Stamboul, un objet qu'il m'offrit en me disant de son air le plus solennel :

- Tenez, mon ami, examinez le trésor que je vous donne ; j'ai attendu le moment de votre départ pour me désaisir en votre faveur de ce que je possède de plus précieux au monde !

Je pris l'objet que me présentait Arnaud, je le retirai avec précaution de son enveloppe éclatante; mais je fus désappointé en trouvant dans ce charmant petit sac une espèce de bol, une méchante tasse de bois, de couleur brune veinée de blanc, qui semblait avoir servi pendant un siècle à désaltérer quelque misérable famille felha; le contenant valait cent fois le contenu ! Je retournai cependant cet objet en tout sens, espérant y découvrir quelque chose qui put motiver les remerciements expansifs que je me croyais obligé d'adresser à mon ami; mais n'y voyant rien, absolument rien de remarquable, je feignis de croire que c'était un antique, et je m'écriai, en cherchant à donner à mon exclamation une expression d'enthousiasme très prononcée :

- Vous avez bien raison d'appeler cela un trésor! C'est, j'en suis sûr, l'écuelle que le Cynique jeta lorsqu'il surprit un gamin d'Athènes buvant dans le creux de sa main !...

- Allons! interrompit Arnaud d'un ton presque fàché, ceci vaut cent fois l'écuelle de Diogène! C'est une coupe enchantée... Je ne m'en désaisis que parce que vous rentrez en France... Si malheureusement, dans ce pays des métamorphoses politiques, on vous fait roi, vous pourrez rire dans vos moustaches des tentatives de vos héritiers directs, si par hasard ils voulaient trop brusquement vous élever au rang des immortels.

- Mais vous-même, interrompis-je à mon tour, vous êtes, mon ami, exposé aux mêmes dangers... Dans ce pays barbare, il est plus facile qu'en France de conquérir le rang suprême... Conservez donc ce talisman...

-Je m'attendais, me dit Arnaud, à cette objection de votre délicatesse; mais rassurez-vous : j'ai deux fois refusé la couronne, et si un jour je voulais tàter de l'empire, j'irais tout simplement demander à un de mes voisins, un roi de mes amis qui n'est guère qu'à six cents lieues d'ici, une coupe pareille à celle dont je fais le sacrifice; cet honnête potentat déjeune tous les matins avec une cervelle de rhinocéros; car tel est son bon plaisir.

-Ah! c'est donc là une coupe en corne de rhinocéros? m'écriai-je. -Certainement; et lorsqu'on y verse un liquide empoisonné, fût-il aussi limpide que l'eau qui découle des glaciers de nos Alpes par une belle journée de printemps, il se trouble à l'instant même... c'est. du moins ce que m'a affirmé un monarque nègre qui me donna l'hospitalité sous son baoba royal. Il fit placer devant moi la coupe que je vous offre, pour m'exprimer ainsi que je pouvais chez lui boire et manger sans appréhension...

Mon cher ami, repris-je, je connais cette vieille histoire, et TokiTrue, de Canton, qui n'est ni roi, ni empereur, ni même ministre, me l'a contée avec la prolixité habituelle d'un vieux brocanteur. Mais en Chine on orne le sujet de cette narration de sculptures fouillées avec art pour déterminer les acheteurs incrédules à bien payer ce trésor. Sur les bords du Nil-Blanc, je le vois, on sert aux voyageurs ce conte bleu dénué d'artifice... Ceci fait l'éloge de la naïveté des habitants.

-Vos Chinois sont d'affreux sceptiques, s'écria Arnaud; ils dorent l'idole à laquelle on ne croit plus, afin de lui garder des admirateurs, à défaut de fidèles. Si vous partagez leur incrédulité, gardez du moins ma coupe comme un témoignage des croyances naïves de ces tendres moricaux qui vendent leurs enfants pour une bouteille d'arac, et mettez, en souvenir de moi, vis-à-vis l'un de l'autre le vase d'argile de la foi et le vase d'or de l'incrédulité.

C'est ainsi que je possède deux coupes en corne de rhinocéros, sans me croire pour cela à l'abri des atteintes mortelles des casseroles mal étamées. A propos de casseroles, je dois mentionner un procédé industriel que les Chinois emploient dans les arts, et qui ne sera utilement appliqué, à mon sens, que lorsqu'il sera exclusivement consacré aux ustensiles de cuisine : je veux parler du cuivre émaillé. Ils font ainsi mille objets de fantaisie fort laids, qui ont la prétention de rivaliser avec les mêmes objets en porcelaine. Les recoins de la boutique de Toki-True étaient embarrassés de vases monstrueux, de cuvettes,. de pots à eau, de boîtes d'une forme assez correcte; mais il fallait les voir à distance pour leur attribuer quelque mérite artistique : c'étaient là ces grandes pièces de cuivre émaillé dont quelques admirateurs frénétiques de tout ce qui vient du Céleste-Empire ont fait un si pompeux. éloge. En général, ces objets sont mal peints, les couleurs sont fausses, et leur surface est ondulée et irrégulière. Les deux premiers défauts tiennent à ce que les artistes sur émail sont bien moins habiles que les décorateurs sur porcelaine; le dernier à la difficulté qu'on éprouve: pour distribuer, d'une manière égale, sur les vases de cuivre la mar tière vitrifiable. On sait que les substances minérales de même nature, réduites en pâte, par l'intermédiaire d'un liquide, ont une tendance à se tasser sur le même point avant qu'elles soient fixées par la cuite;

ceci tient soit à une propriété attractive des molécules, soit tout simplement à ce qu'elles obéissent aux lois de la pesanteur; et les Chinois n'ont pas encore trouvé le moyen de parer à cet inconvénient: aussi n'accordàmes-nous qu'une médiocre attention à ces émaux grossiers. Nous fùmes unanimes pour déclarer que cet art, presque spécial aux ouvriers de l'Empire du Milieu, ne recevra une utile application que lorsqu'il remplacera l'étamage pour nos batteries de cuisine. Cette couche minérale, interposée entre le cuivre et les substances alimentaires, garantirait du moins nos intestins du fatal vert-de-gris, coupable plus souvent qu'on ne pense du choléra sporadique. Toutefois, il paraît que jadis, en Chine, les ouvriers émailleurs étaient de véritables artistes; nous avons vu quelques bijoux d'un dessin très délicat; mais, comme beaucoup d'autres choses de ce monde, en se popularisant, en descendant dans les habitudes grossières de la vie, l'émail sur cuivre a perdu sa délicatesse et sa distinction.

Nous avons trouvé dans d'autres villes de Chine des magasins rivaux de celui de Toki-True; c'est pourquoi nous ne retiendrons pas plus longtemps nos lecteurs chez le vieux marchand. Plus tard, nous leur ferons connaître d'autres curiosités artistiques et industrielles de l'empire des fleurs; mais nous leur révèleront ces merveilles de l'art chinois au fur et à mesure que nous les découvrirons nous-même.

Dr M. YVAN.

(La suite à la prochaine livraison,)

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COMMERCE

LA MER NOIRE

Un seul coup d'œil jeté sur la carte suffit pour faire comprendre l'importance commerciale de la mer Noire, bassin immense de quatre cent quatre-vingt mille kilomètres carrés, destiné à mettre en communication l'est et le centre de l'Europe avec la Haute-Asie, la Chine, le Thibet, la Perse, l'Arménie, la Mésopotamie et l'Anatolie. La nature, qui a tout disposé pour favoriser les progrès de l'humanité, a dirigé vers cette Méditerranée orientale cinq fleuves qui figurent parmi les plus importants de notre continent, et dont le cours total dépasse huit mille kilomètres ou deux cents lieues, sans compter le développement plus considérable encore de leurs principaux affluents. Un de ces fleuves, le Danube, traverse la Bavière, l'Autriche, la Hongrie, la Valachie et la Moldavie. Les autres, le Dniester, le Boug, le Dnieper, le Don, parcourent les vastes et fertiles provinces de la Russie centrale et méridionale, déjà si productives, et qui le deviendront un jour bien davantage. Considérée par rapport à l'Asie, la mer Noire se présente comme l'entrepôt naturel des produits de l'Anatolie septentrionale, des régions caucasiennes, de la Géorgie, de l'Arménie et du nord de la Perse, pays où le Tigre et l'Euphrate font arriver les marchandises de la Mésopotamie, du golfe Persique, de la mer des Indes et de l'Arabie. L'Araxe et le Kour permettent d'établir au sud des communications avec la mer Caspienne par l'Arménie et la Georgie; tandis qu'au nord, un espace de quelques lieues seulement sépare le Don, tributaire de la mer Noire (golfe d'Azof), du Volga qui se jette dans la Caspienne. Cette dernière mer, enfin, peut être facilement reliée par des caravanes au grand lac d'Aral, qui reçoit au sud le Djihoun ou Amou-Deria, fleuve large et profond dont le cours remonte jusque vers les frontières de l'Inde et de la Chine, et au nord-est le Sir-Deria ou Jaxartes, qui prend lui-même ses sources aux limites de la Tartarie chinoise.

La mer Noire dut donc attirer de bonne heure les peuples navigateurs, auxquels elle offrait des facilités de toutes sortes pour l'écoulement des produits de leur industrie, et surtout pour l'achat de ceux de l'Europe et de l'Asie. Dès l'aurore des temps historiques, nous y voyons affluer, en effet, les galères des nations commerçantes de la Méditerranée. C'était d'ailleurs en suivant les rivages de la Caspienne et de l'Euxin que les colonies parties des contrées limitrophes de

l'Inde et de la Chine étaient venues s'établir en Europe, et ces migrations de peuples s'étant opérées pendant des siècles, presque sans interruption, avaient frayé les routes commerciales. Le chemin de l'Inde par la mer Noire était même le seul que connussent les Grecs primitifs; aussi les anciens poètes, dans leurs fables relatives à l'enfance de Jupiter, font-ils passer par la mer Noire les colombes qui allaient chercher dans l'Inde l'ambroisie dont elles nourrissaient sur l'Ida crétois le jeune souverain des dieux et des hommes.

Les Phéniciens, attentifs à profiter de toutes les révolutions politiques et de tous les mouvements des peuples, franchirent les premiers peut-être, les Dardanelles et le Bosphore pour aller trafiquer au fond de la mer Noire. Des légendes antiques leur attribuent la fondation d'un grand nombre de colonies, depuis la Propontide jusque vers l'extrémité de la côte méridionale de l'Euxin. Mais quand on parle des Phéniciens, qu'il s'agisse de ceux de Tyr ou de Carthage, colonie signifie toujours comptoir de commerce. Eusèbe nous représente Phénix, frère de Cadmus, élevant dans la Bithynie la ville de Mariandyna, qui depuis fut appelée Bithynia et Pontos. Apollonius de Rhodes nous montre, à l'époque des Argonautes, la Bithynie gouvernée par un Phinée, descendant d'Agenor, dont le nom est purement phénicien ou hébreu. Hérodote, enfin, mentionne sur les côtes de cette même province l'île de Phoenikê. Nous pourrions citer plus loin vers l'Orient d'autres villes auxquelles on attribuait également une origine phénicienne, mais nous en avons dit assez pour indiquer le rôle probable des Tyriens et des Sidoniens dans la mer Noire.

Un autre peuple appelle notre attention. A une époque antérieure de quinze siècles à l'ère chrétienne, une colonie noire ou mulâtre vint s'établir dans la Colchide, au pied du Caucase, berceau de la race blanche. Les écrivains de l'antiquité s'accordent à voir en elle un détachement de la grande armée avec laquelle Sésostris (Rhamsès III) avait envahi la Haute-Asie. Les Égyptiens et les Colques professaient la même opinion. Mais quel intérêt avait déterminé le Pharaon à laisser une partie de ses troupes sur les bords du Phase? Les luttes acharnées qui s'engagèrent plus tard entre les monarques assyriens ou chaldéens et les rois d'Égypte, au sujet du commerce des Indes que les premiers voulaient attirer sur le Tigre et sur l'Euphrate, tandis que les souverains de la vallée du Nil cherchaient à le faire descendre dans le golfe Arabique, nous font supposer que Sésostris obéissait lui-même à une nécessité commerciale en fixant une colonie à l'orient de la mer Noire. En effet, nous le voyons d'abord envoyer dans la mer Rouge ou mer des Indes une flotte de trois cents vaisseaux, au moyen de laquelle il soumet toutes les côtes méridionales de l'Asie, jusqu'à l'Indus; il marche ensuite en personne sur la ville de Bactres (Balkh), le plus grand entrepôt des marchandises qui se dirigeaient par terre de l'Inde sur l'Asie occidentale et sur la mer Noire. Une pareille expédition ne peut s'expliquer que par un motif commercial, et on pourrait regarder le détachement laissé par Sésostris dans la Colchide comme une armée destinée à intercepter le commerce de la Haute-Asie par la mer Noire, afin de le forcer, au moyen des caravanes, à passer par l'Égypte, où son expédition maritime devait attirer également celui de l'Asie méridionale. Cette hypothèse, que nous avons déjà exposée ailleurs, nous paraît la seule possible pour expliquer avec quelque vraisemblance l'origine égyptienne des Colques.

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