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bord à un crime, et Jean de Grandville, physicien ou médecin du prince, fut accusé de l'avoir empoisonné. Des taches livides trouvées sur tout le corps du défunt semblaient confirmer cette accusation, à laquelle donnèrent plus de poids les dernières paroles du comte qui, avant de mourir, disait-on, avait publiquement désigné Grandville comme son assassin.

Cependant, malgré ces charges en apparence si accablantes, le sire de Grandson arracha l'accusé aux mains des officiers du prince et osa le couvrir de sa protection. Pour satisfaire au cri de l'indignation générale, Bonne de Bourbon, mère du comte, ordonna aussitôt une enquête, et la confia à Amédée, prince d'Achaïe, et au sire de Cossonai, qui dirigèrent les premières recherches. A la suite d'une instruction, Pierre de Lompnes, apothicaire, fut mis à la torture comme coupable d'avoir vendu des médicaments empoisonnés, et sur ses aveux, on le condamna au supplice des parricides. Ce malheureux fut exécuté en 1392, à la butte de Leschaux où étaient alors les fourches patibulaires de Chambéry, et son corps, brisé par la torture, fut coupé en trois quartiers que l'on envoya aux trois villes de Moudon, d'Aveillane et d'Ircée.

Toutefois, la justice des hommes s'était égarée et n'avait point frappé le coupable. En effet, le médecin Grandville, arrêté en Bourgogne et soumis à la question en présence de Philippe-le-Hardi et des ducs de Berry et d'Orléans, avait fait d'étranges révélations. Il avait dit que Bonne de Bourbon, mère de l'infortuné prince, n'était pas étrangère à sa mort, et malheureusement cette accusation monstrueuse, que tout aurait dû repouser, avait été accueillie par le public. Quoi qu'il en soit, comme si dans ce procès lugubre la justice dût être arrêtée à chaque pas, un incident inattendu vint encore une fois tromper ses recherches. Un certain Bernard de la Roche, gascon d'origine, ayant été impliqué dans la procédure, avoua, au milieu des tourments, que Galéas Visconti, duc de Milan, l'avait chargé de porter en France un poison très subtil destiné à faire périr le Roi de France; mais que le prince d'Achaïe et le sire de Beaujeu s'en étaient servis pour donner la mort au comte de Savoie. Avant de marcher au supplice, ce misérable rétracta ses premiers aveux, et peu de temps après, Grandville, de son côté, désavoua tout ce qu'il avait dit contre Bonne de Bourbon, puis à son lit de mort, il finit par démontrer la complète innocence de Pierre de Lompnes. Devant une telle déclaration, Amédée VIII fit aussitôt casser la sentence des premiers juges, et voulut qu'on réhabilitât la mémoire du malheureux qui avait été si injustement condamné.

Cependant toutes les péripéties de ce procès interminable étaient loin d'être épuisées. On se rappelle, en effet, que dès le commence

ment Othon, sire de Grandson, s'était déclaré le protecteur de Grandville, et Gérard d'Estavayer, son mortel ennemi, en avait profité pour répandre sur lui les accusations les plus graves. Othon, pour se disculper, fut obligé de comparaître devant le Roi de France, et les ducs de Berry et de Bourgogne; mais il parvint à établir clairement son innocence. Or, quelle pouvait être la cause de la haine implacable que lui portait Gérard, et qui devait avoir de si cruels résultats? Cette haine, s'il faut en croire un témoignage contemporain, avait pour motifs la jalousie et le ressentiment d'un époux outragé dans son honneur. Grandson, épris d'une passion violente pour Catherine de Belp, femme de Gérard, avait vaincu par la crainte les résistances obstinées de sa vertu1; et le sire d'Estavayer, ne voulant ni révéler sa honte ni rester sans vengeance, avait cru atteindre son but en combinant la trame perfide des accusations qu'il porta contre son ennemi. Quand il vit ses espérances trompées par le renvoi de Grandson, il cessa de se contraindre, et accusant son adversaire du crime de hautetrahison, il offrit de soutenir son accusation les armes à la main dans la lice de Moudon.

Avant de permettre ce combat en champ-clos, le comte Amédée VIII voulut entendre les deux adversaires. Dans cette comparution solennelle, Grandson parla avec la noble simplicité de l'homme accusé d'un crime dont il n'est ni coupable ni capable; d'Estavayer, au contraire, avec la violence et l'amertume passionnée d'un cœur haineux et vindicatif. Le combat ayant été permis et fixé dans la ville de Bresse, pour le 7 août de l'année 1397, une affluence énorme s'y porta au jour indiqué. Chacun était avide de voir quel serait le dénouement suprême de ce tragique procès qui avait si vivement ému l'opinion publique, et comme la foule était partagée en deux camps opposés, des hommes d'armes avaient dû être requis des bonnes villes voisines, pour maintenir l'ordre parmi les assistants. Enfin, l'heure du combat venue, le signal fut donné, les barrières s'abattirent et les deux ennemis se précipitèrent l'un sur l'autre. Frappé mortellement au premier choc, Othon de Grandson tomba, et tendit au vainqueur des mains suppliantes pour avouer sa défaite et demander merci, selon les conditions du duel. Mais le terrible Gérard d'Estavayer, n'écoutant que sa haine, abattit d'un seul coup de sa lourde épée ces deux mains tendues par le mourant, et sur son ordre, ramassées par le bourreau, elles furent brûlées le jour même comme étant celles d'un traître. Toutefois, le corps du malheureux Othon fut rapporté à Lausanne et enterré honorablement dans la cathédrale, où l'on voit

1 « Terrore obstinatam vicit pudicitiam... » (Machanée. Monument. hist. Patriæ, t 1er, p. 745.)

encore aujourd'hui son tombeau. Quant à ses domaines de Grandson, de Montagny, de Belmont et de Sainte-Croix, ils furent confisqués et donnés par le comte de Savoie au comte de Morée, son beau-père. Mais plus tard, l'innocence de Grandson ayant été reconnue, Amédée VIII, plein du douloureux souvenir de ce procès et de la mort tragique qui l'avait terminé, voulut abolir pour toujours dans ses États la barbare coutume du duel judiciaire1.

Ce même comte Amédée VIII, connu par son esprit de sagesse et de justice, fut l'un des plus zélés bienfaiteurs de l'abbaye de Hautecombe, où souvent, à l'exemple d'Humbert III, il venait faire de pieuses retraites. Ce fut à lui que l'abbé Jacques de Moiria s'adressa pour obtenir le redressement des torts et actes d'usurpation dont le châtelain du Bourget se rendait chaque jour coupable envers le monastère. La réputation d'intégrité du comte de Savoie était si bien établie partout, que le célèbre Eneas Sylvius, depuis pape sous le nom de Pie II, fit de lui cet éloge, le plus beau qu'un prince puisse recevoir: « Amédée VIII régnant par delà les Alpes, loin du bruit des armes, était choisi pour arbitre tantôt par les uns, tantôt par les autres, et, seul entre tous, était réputé capable de pourvoir aux intérêts des autres comme aux siens. Les Italiens et les Français s'adressèrent longtemps à lui, comme à un autre Salomon, pour obtenir des conseils dans les cas difficiles. Ce prince, abdiquant la dignité ducale et mettant à part toutes les pompes du siècle, se voua à mener une vie monastique. » On sait qu'Amédée VIII, tiré de la solitude où il avait pris l'habit d'ermite, fut, en 4439, appelé par le concile de Bâle, à prendre la tiare sous le nom de Félix V, et qu'après avoir accepté le pontificat par devoir, il l'abdiqua de même pour terminer le scandale du grand schisme d'Occident.

Pendant le cours du quinzième siècle, l'abbaye de Hautecombe ayant été réduite en commende, fut tour-à-tour donnée à des personnages de grande famille, dont le premier fut Pierre de Bolomieu, nommé abbé en 1431. Après lui on voit Sébastien d'Orlié qui, par lettres patentes signées d'Iolande de Savoie, mère et tutrice de Philibert Ier, obtient l'extension de la juridiction abbatiale; puis Claude d'Estavayer, évêque de Belley, qui élève une riche chapelle dans l'église du monastère, et assiste au cinquième concile de Latran, sous les papes Jules II et Léon X. A cette époque, c'est-à-dire pendant la première moitié du seizième siècle, l'abbaye se ressent vivement de l'état de trouble qui agite le pays sous le règne du malheureux

1 Pour les détails de ce procès, nous avons consulté avec fruit un mémoire plein d'intérêt, composé par M. le marquis Costa de Beauregard, et intitulé: Matériaux historiques et inédits, extraits des archives de la ville de Chambéry. Ce travail a été publié par les Mémoires de la Société royale académique de Savoie.

Charles III, et durant la sanglante rivalité de François Ier et de CharlesQuint. Elle compte alors parmi ses abbés commendataires Alexandre Farnèse, cardinal et neveu du Pape Paul III; Claude de la Guiche, ambassadeur de l'Empereur d'Allemagne en Portugal et à Rome; puis le cardinal de Saint-Georges, qui, nommé en 1550, administra l'abbaye pendant trente-neuf ans. Après lui, elle passa au savant Alphonse Delbène, qui, de son temps, jouit d'une certaine renommée littéraire acquise par ses travaux et ses relations avec les beaux-esprits du siècle. Ce fut à cet abbé de Hautecombe que Juste Lipse dédia son livre si remarquable sur les anciennes inscriptions, et que Ronsard fit hommage de son Abrégé de l'Art poétique 1. Membre de l'académie Florimontane d'Annecy, fondée par saint François de Sales et le président Fabre, avec lesquels il était lié d'amitié, l'abbé Delbène fut nommé historiographe du roi Charles-Emmanuel Ier, qui lui conféra en outre la dignité de sénateur.

Le régime de la commende auquel l'abbaye resta soumise jusque dans la première partie du dix-huitième siècle, continua de lui donner des abbés distingués par la naissance ou les talents, mais en revanche il appauvrit, là comme ailleurs, les ressources pécuniaires de la communauté. Appelés comme arbitres entre les exigences des abbés commendataires et les besoins des religieux, en vain les chefs de l'ordre de Cîteaux essayèrent-ils, par de fréquentes ordonnances, de régler les droits et obligations de chacun. Malgré les diverses transactions passées à la suite de ces ordonnances entre les religieux et leurs abbés, les revenus de la communauté diminuèrent de plus en plus, et pour voir à quelle fâcheuse extrémité se trouvaient alors réduites les affaires temporelles de la maison, il suffit de lire les patentes royales du 19 juin 1728: « Voulant absolument, dit le roi VictorAmédée II, réintégrer notre abbaye royale d'Hautecombe dans tous les droits et revenus dont elle a été injustement dépouillée par les vicissitudes des temps passés, qui ont donné lieu à la malice des détenteurs de ses biens, et à la négligence de ceux qui étaient tenus de veiller à leur conservation, nous avons jugé à propos de nommer un sénateur spécialement délégué pour juger les causes qui pourraient intéresser l'abbaye, etc... » Mais cette mesure ne fut pas suivie des résultats qu'on en pouvait attendre, et bientôt l'occupation de la Savoie par les troupes espagnoles dans la guerre de la succession d'Autriche. acheva de porter un dernier coup au monastère de Hautecombe.

Quand en 1748, le traité d'Aix-la-Chapelle mit fin à l'occupation étrangère qui avait pesé sur tout le pays, le roi Charles-Emmanuel III,

1 Préface de l'Abrégé de l'Art poétique françois, à Alphonse Delbène, abbé de Hautecombe en Savoye. — OEuvres de Ronsard, 1609, in-fo.

voulant relever l'abbaye où reposaient ses prédécesseurs, demanda au Souverain-Pontife de la réunir au chapitre de la Sainte-Chapelle de Chambéry. Cette réunion, accomplie en vertu des bulles pontificales de 1752, ne détermina aucun changement dans la direction intérieure de la communauté. Comme précédemment, elle continua d'être régie par un prieur régulier que choisissait l'abbé général de Clairvaux, mais dont la nomination devait être soumise à l'enregistrement du sénat. Quelque temps après le chapitre royal de Chambéry ayant été supprimé par suite de l'érection d'un évêché dans cette ville, le nouvel évêque reçut le droit de joindre à son titre celui de doyen de la Sainte-Chapelle et d'abbé de Hautecombe1. Toutefois, sous le régime qui venait de lui être appliqué, l'abbaye, nonobstant les efforts de ses administrateurs, n'aurait pu encore se relever si le Roi Victor-Amédée III n'avait ordonné qu'on employât à sa complète restauration les revenus de l'ordre militaire de Saint-Maurice de Savoie. Alors les bâtiments et le cloître du monastère furent presque réédifiés dans le style moderne; l'église elle-même perdit une partie de son caractère ogival; la voûte qui menaçait ruine fut abaissée de plusieurs mètres, et les élégantes colonnes de la nef furent renforcées et recouvertes de pilastres carrés en maçonnerie. Ainsi transformée, la vieille abbaye du comte Humbert III n'avait plus sans doute cet air de vénérable antiquité qui accompagne si bien les édifices religieux; mais en se rajeunissant du moins selon le goût du siècle, elle semblait avoir repris une force de vitalité nouvelle, quand le retentissement inattendu de la révolution française vint la frapper d'un coup bien plus terrible que tous ceux qui lui avaient été portés jusque-là.

Le 22 septembre 1792, c'est-à-dire deux jours après que l'armée française avait gagné en Belgique la bataille de Valmy, une division de troupes républicaines envahissait la Savoie sous les ordres du général de Montesquiou. Incorporé presqu'aussitôt avec la France, ce duché eut à subir, comme toutes les autres parties du territoire de la République, les lois du nouveau gouvernement qui lui était imposé, et bientôt, par un décret du 26 octobre 1792, les biens du clergé, tant séculier que régulier, y furent déclarés propriété nationale. Le 4 novembre suivant deux officiers municipaux se présentèrent à Hautecombe pour faire exécuter le décret et dresser l'inventaire des meubles et immeubles de l'abbaye. A la suite d'une saisie en règle, les religieux furent chassés de leur paisible demeure, et la maison, l'église, le mobilier et tous les biens de la communauté furent vendus aux enchères publiques. Dans cette œuvre de spoliation, on ne respecta

1 Regist. ecclésiast. du Sénat, vol. 29, p. 111.

2 Procès-verbaux de l'Assemblée nationale des Allobroges, page 44.

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