Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

Mais toutes les protestations ne feraient rien contre un fait. La littérature est, en ce siècle, par une sorte de nécessité déplorable, inféodée à la librairie. Or, la librairie est un commerce. Transaction du capital avec l'intelligence, rétribution légitime des travaux de la pensée; soit, on peut entasser les grands mots pour déguiser la vérité. Mais le négoce est toujours le négoce : il ne faut pas lui demander un désintéressement sublime, une abnégation héroïque. La librairie est à l'affût du succès. Elle spécule sur l'intérêt du jour, sur la curiosité du moment. Faut-il s'étonner si l'actualité est devenue une sorte de religion, de culte littéraire, si elle a tant de dévots, si elle exerce sur le génie même une tyrannie incontestée? L'écrivain cède à la double tentation du lucre et de la popularité. De là ce débordement, ce déluge de brochures, de cartes, de pamphlets, d'histoires, d'études et d'essais de toute sorte sur les deux peuples qui sont en présence et sur les contrées qui leur servent de champs de bataille. Depuis que le canon a retenti, notre littérature s'est enrôlée au service de Sa Hautesse ; toutes les plumes vont en guerre.

A Dieu ne plaise que nous mettions l'œuvre nouvelle de M. de Lamartine au rang de ces brochures éphémères et platement belliqueuses qui ne sont que l'écho de la déclamation du carrefour! Il y a toujours un grand air, même dans les travaux les plus rapides de l'historienpoète. Mais ce n'est pas sans un regret sincère que nous voyons M. de Lamartine se faire ainsi, à jour et à heure fixes, improvisateur au gré du public, au service de la curiosité populaire. Que d'histoires déjà amoncelées par ce génie prodigue! L'Histoire des Girondins, l'Histoire des Constituants, l'Histoire de la Restauration, l'Histoire de la Turquie, sans compter l'Histoire du Siècle des Médicis, promise à un grand journal, et l'histoire mensuelle des grands hommes, que publie P'infatigable Civilisateur. Six histoires, dont la plus courte ne tient pas moins de quatre volumes! Quelque chose comme trente ou quarante volumes de compositions historiques, et cela en si peu de temps! Car je ne sache pas que la muse austère de l'histoire ait sollicité M. de Lamartine avant l'année 1847. C'est donc en moins de sept années que s'est élevé ce gigantesque monument à toutes les gloires et à tous les pays. Il y a là de quoi effrayer l'imagination. Que sera-ce, si l'on pense que cet immense travail n'a été qu'un repos et comme une halte entre les combats de la tribune, les soucis de la politique militante, les embarras sans nombre de trois ou quatre journaux successivement disparus ou transformés! Cette improvisation haletante, fiévreuse, tient du prodige, et quand on aime, quand on admire M. de Lamartine, on se prend à regretter que de si grandes énergies, de si Tares facultés ne se soient pas davantage concentrées sur un point, pour mùrir une œuvre définitive, au lieu de se perdre un peu au

hasard, par un rayonnement sans fin, sur des œuvres nécessairement hàtives, inégales, précipitées. Le rayon ne manque pas, sans doute, même dans ces ouvrages issus d'une improvisation incessante. Mais M. de Lamartine ne craint-il pas que ce rayon, subdivisé à l'infini, ne pâlisse, et que bientôt ce ne soit plus qu'un reflet?

L'œuvre présente avait en elle-même, disons-le, des circonstances atténuantes, des raisons d'être supérieures à celle de l'à-propos. Le sujet offre de merveilleuses affinités avec certaines tendances intellectuelles et morales de M. de Lamartine. L'Orient a, de tout temps, exercé une sorte de fascination irrésistible sur ce génie enthousiaste, rêveur, facile aux extases et aux douces chimères. Chaque poète a une patrie de prédilection, un climat spécial pour son génie, et ce n'est pas toujours le hasard de la naissance qui détermine cette nationalité. M. Victor Hugo est un poète tout espagnol, de la race qui a produit Sénèque et Lucain. Lamartine aurait dû naître dans quelque gorge ombreuse du Liban. Il a de l'Orient la volupté mystique de l'extase, la sensualité raffinée de l'imagination, l'harmonie du rhythme, la facilité prodigue des figures, l'éblouissement des mots, l'amour inné de la lumière, et presque l'adoration de la nature. Lisez ses deux Voyages en Orient. Il est intarissable de descriptions, d'images, d'élans de style rivalisant avec les jeux pittoresques de la nature; il trempe son pinceau dans l'éternel azur de ce beau ciel. Et voyez les ingénieux caprices du sort. L'Orient donne à ce poète, déjà son hôte par la pensée et le souvenir, l'hospitalité matérielle de ses champs, de ses monts et de ses vallées. Le Sultan offre à M. de Lamartine un vaste territoire et plusieurs villages, et peut-être verrons-nous, un jour, notre grand poète, transfuge de la France, aller abriter, à l'ombre de ses oliviers, dans ces admirables vallons pleins de silence et de mystère, ses jours si souvent troublés, sa gloire si souvent inquiète, sa destinée tourmentée sur le sol mobile de la patrie. Peut-être voudra-t-il nous dérober ainsi ses entretiens suprêmes avec Dieu, et donner à sa vie déclinante la consécration de la paix et du recueillement, sur les confins du temps si tumultueux et de l'éternité si calme! M. de Lamartine a souvent exprimé ce poétique et funèbre vou. Plaise à Dieu qu'il se passe de longues années avant que le noble poète ne songe à l'accomplir!

Depuis le jour où il a vu l'Orient, M. de Lamartine semble y avoir laissé une partie de son âme. Il y revient sans cesse et avec une prédilection marquée. Quand il trouve l'occasion d'en parler, il s'y arrête avec complaisance, il s'abandonne avec ravissement au charme. On connaît cette poétique légende de Charlemagne attiré par une invincible magie vers le lac où était tombé son anneau impérial. Il revenait toujours, en proie à une sorte de délire, vers la rive enchantée,

et nul effort ne pouvait détacher de ces eaux merveilleuses ni ses yeux, ni son cœur. La même magie tourne invinciblement vers l'Orient le regard et la pensée de M. de Lamartine. Il semble, par un pacte étrange, avoir fiancé son âme avec ce ciel splendide d'où ruissèle, avec la lumière étincelante du jour, le sentiment de l'infini, d'où tombe le rêve mystique avec la pâle clarté des étoiles. Ne nous étonnons pas si, dans quelques pages de l'Histoire de la Turquie, nous sentons comme une verdeur renaissante de sève et de jeunesse. En écrivant ce livre, M. de Lamartine a cru vivre, il a vécu pendant quelques jours en Orient. Ce n'est donc pas seulement un sujet d'à-propos que cette Histoire de la Turquie; c'est aussi, pour son auteur, un sujet de prédilection; je dirais presque que cette œuvre est pour lui du patriotisme. Il y a, dans cet amour vif de l'historien pour son sujet, beaucoup d'avantages précieux; la chaleur, l'animation, la vie. Il y a aussi là plus d'un péril: l'illusion qui voit tout en beau dans l'objet aimé et le sophisme involontaire qui veut entraîner de gré ou de force le lecteur dans la complicité de l'illusion. M. de Lamartine, nous le verrons, n'a évité ni l'un ni l'autre de ces deux écueils.

Le tableau que les deux premiers volumes de cette histoire nous déroulent devant les yeux est grand et solennel: c'est l'établissement de l'Islamisme, c'est la fondation de l'empire turc; c'est l'histoire des origines de la religion et de la politique ottomanes. Bien que nous n'ayons pas encore les derniers volumes de l'ouvrage, nous croyons que le moment est venu, pour la critique, de s'en occuper. L'esprit général de l'œuvre s'y révèle déjà dans ses principales tendances, et nous serions bien surpris si lorsque l'ouvrage sera complet, nous avions quelque chose à changer dans notre appréciation. Sur chaque sujet qu'il traite, M. de Lamartine a une ou deux idées très générales auxquelles se ramènent toutes les autres. Quand on a saisi cette idée, on a la clef du livre tout entier. Si nous voulions parler allemand en français, comme cela est assez de mode aujourd'hui, nous dirions que M. de Lamartine, dans chacune de ses œuvres, n'a guère qu'une formule, qu'il varie, qu'il développe, qu'il modifie sans cesse dans l'expression, sans toucher à ce qu'elle a de principal et d'essentiel. Ce sont des gammes infinies sur un thème éternel. Chaque histoire n'est pour lui que le développement épique d'une seule idée. Retrouver cette idée à travers les sinuosités infinies d'une phrase enchanteresse et sans fin, la dégager par l'analyse, l'apprécier à sa vraie valeur, voilà quelle doit être l'œuvre de la critique philosophique à l'égard du nouvel ouvrage de M. de Lamartine. Or, pour cela, deux volumes suffisent; un seul, ce serait assez à la rigueur. Les volumes qui suivront ne seront que l'évolution de cette idée à travers les faits, le dé

veloppement dramatique du principe ou de la formule. Nous pouvons donc, en toute sécurité de conscience, parler du livre de M. de Làmartine dans la fleur de sa nouveauté, et discuter avec toute franchise les tendances de l'œuvre, sans crainte que dans la suite l'auteur ne donne un démenti à nos prévisions. Ce livre n'est pas moins qu'un brillant essai de réhabilitation devant l'opinion de l'Europe en faveur d'une religion et d'une race que l'on croyait généralement atteintes d'une irrémédiable décadence.

Nous dirons tout à l'heure ce qu'il y a, selon nous, d'aveuglement volontaire et d'illusion dans ce fastueux programme. Suivons d'abord P'historien dans le développement de son œuvre; nous verrons peu à peu se dessiner, à travers les faits et surtout à travers les appréciations de l'auteur, l'idée qui lui a mis la plume à la main, et nous serons plus à même de discuter ensuite, dans sa généralité, cette idée, quand nous l'aurons étudiée de près et dans le détail.

Tout d'abord, en ouvrant ces beaux volumes qui portent l'uniforme élégant de l'Histoire quasi-universelle de M. de Lamartine, nous voyons avec regret que l'auteur ne s'est pas départi de cette étrange manière d'écrire qu'il avait déjà adoptée dans ses précédents ouvrages. Il n'écrit pas, il chante. Au lieu de composer des chapitres, il chante des strophes. Que M. de Lamartine nous permette ici une querelle de pédant. Nous ne concevons pas l'histoire traitée de cette façon-là. Nous prenons hautement en main la défense de l'humble chapitre, trop méprisé par les poètes superbes qui se mêlent d'écrire en prose. Chaque genre a ses procédés qui lui sont propres, et ce n'est pas impunément qu'on les intervertit. Le chapitre, c'est la division naturelle, nécessaire, normale des matières de l'histoire. A moins de faire de la multitude des faits un indescriptible chaos, il faut, de toute nécessité, les répartir en certains groupes, les ordonner, les classer. Il y a des faits simultanés dans la réalité, comme les batailles, les institutions, les mœurs. Essayez de suivre au vol la réalité, de peindre les faits dans leur simultanéité insaisissable, vous étourdirez mon esprit, vous déconcerterez ma mémoire, vous produirez dans ma pensée je ne sais quelle image confuse et discordante qui flottera quelque temps comme un rève et qui s'évanouira sans laisser de trace. Il y a aussi des faits successifs qui demandent à être scrupuleusement divisés suivant l'ordre des temps. Le chapitre, c'est le point d'arrêt dans l'histoire, c'est l'ordre dans le désordre, c'est l'élément essentiel de la classification. Vous substituez à la division naturelle une division arbitraire, la strophe. Tout se brouille, tout se mêle et se déconcerte à mes yeux. Sur quoi se mesure la strophe? Non pas sur l'analogie ou la diversité des faits, non sur la simultanéité ou la succession, non sur le temps réel et vrai; mais sur quelque chose d'essentiellement arbitraire et per

sonnel, sur la respiration de l'écrivain, sur l'haleine plus ou moins longue du poète. De là une singulière inégalité dans ces divisions artificielles. Voici une strophe d'une demi-page, une autre d'une page, une troisième de vingt pages. De là encore un inconvénient plus grave l'incertitude de l'ordre réel des faits, de leur succession dans le temps.

:

Le mépris de cette division prosaïque du chapitre, qui se mesure sur le temps réel, amène aussi M. de Lamartine au mépris absolu des dates. La strophe, qui représente un intervalle arbitraire, l'haleine de l'écrivain, se soucie aussi peu que possible de l'ordre des temps. Elle vole d'un fait à un autre, d'une idée à une autre idée, sans charger ses ailes légères de ce plomb vil des chiffres qui marquent les siècles et les années. Et cependant quoi de plus nécessaire en histoire ? Les dates sont les points de repère de l'histoire. Otez ces points de repère, vous pourrez avoir un tableau, un chant, un poème; vous n'aurez pas d'histoire : tout se confondra pour vous dans un synchronisme indéchiffrable. Or, il n'y a peut-être pas une seule date dans les deux volumes de M. de Lamartine. Rien ne se distingue à l'œil dans cette vague et confuse simultanéité d'événements incohérents qui ne se subordonnent plus entre eux selon la hiérarchie des âges. C'est un vertige de l'esprit assez semblable à celui que nous éprouvons dans un wagon, quand la vapeur nous entraîne à travers les campagnes, sans que notre œil ait le temps de saisir les limites des champs, les divisions des propriétés, les aspects de détail de cet immense pays parcouru avec une éblouissante rapidité. Nous ne voyons plus qu'une série de tableaux confus, qui fatiguent notre attention en éblouissant notre regard. Nous avons passé, tout est déjà oublié.

M. de Lamartine procède un peu comme la vapeur; il efface les divisions des âges et nous emporte à travers le temps avec une célérité presque vertigineuse, sans nous permettre de rien distinguer nettement dans cet immense panorama des faits. Les événements n'étant plus retenus et comme fixés dans le cadre matériel des dates, flottent au hasard et débordent de tous côtés. Ils n'ont plus pour nous ce caractère réel, ce contour net et précis que leur donnent les temps scrupuleusement marqués. Ils ont quelque chose d'arbitraire dans leur arrangement, de vague et de chimérique dans l'effet qu'ils produisent sur nous. M. de Lamartine prend les faits en bloc; il peint les grandes masses; mais le détail fuit, la limite s'efface, le contour disparaît, la réalité même prend alors les airs de l'illusion. Le temps que les différents faits mettent à s'accomplir, on l'ignore. Tantôt, à la rapidité du récit, on croirait qu'il s'est passé une année d'un fait à un autre. Erreur! nous avons vieilli de vingt ans dans l'intervalle. Tantôt, à la prolixité de la narration, on jugerait qu'entre deux événements

« ZurückWeiter »