Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

VOYAGES

SOUVENIRS

DE

L'AMBASSADE FRANÇAISE EN CHINE

CANTON*.

X

Les promesses qui m'avaient été faites, et surtout mes rapports intimes avec Callery, me donnaient un libre accès dans la maison officielle de Pan-se-Chen, laquelle est située dans la rue de Che-pa-Pou, c'est-àdire du dix-huitième arrondissement, à l'extrémité ouest du faubourg de Canton. Cette demeure est celle d'un grand seigneur; elle se compose de trois cours intérieures entourées de bâtiments ayant un rezde-chaussée et un premier étage. Chaque cour a une destination spéciale l'une est entourée d'arceaux semblables à ceux de la rue de Rivoli, sous lesquels travaillent des ouvriers et des artistes à la solde du riche mandarin; une autre donne accès dans la maison de réception où l'on traite des affaires, où l'on reçoit les visiteurs, et dans la troisième est tout le gynécée, c'est-à-dire les logements des femmes, les salles à manger, enfin toutes les constructions relatives à la vie domestique. Cet espace, compris entre les quatre façades élégantes, est galamment décoré; c'est plutôt un jardin qu'une cour intérieure; un bassin en occupe le centre; l'eau verdâtre est cachée sous des feuilles de lotus; les bords sont ombragés par des saules soupirants, comme on

* Voir tome xv, page 631; tome xvi, pages 122 et 310.

dit en Chine, et les plates-bandes, accidentées, contournées, sont couvertes d'azalea, de pivoines et de chrysanthèmes. C'est là que la femme légitime du mandarin vient se promener, à l'abri du soleil, suivie de douze compagnes. On a prétendu que Pan-se-Cheň avait une maison pour chacune de ses femmes; rien de plus faux; les femmes du second ordre, les tsié, étant en réalité des servantes, résident dans la même maison que l'épouse à laquelle elles sont soumises.

Il faut avoir pénétré ou plutôt avoir vécu en quelque sorte dans cet intérieur opulent pour comprendre ce qui constitue le luxe et l'élégance en Chine. J'ai parcouru toutes les pièces de ce palais; j'en ai visité toutes les parties, depuis le cabinet du maître jusqu'à l'appartement intérieur de la femme légitime, les vieilles divinités chinoises en ont certainement frémi d'indignation, - et j'ai surtout été frappé de la richesse de l'ameublement, de la splendeur des décorations et de la mesquinerie du comfortable. La petite chambre de madame Panse-Cheň, par exemple, est un admirable boudoir; les fauteuils, les chaises, les tables de toilette, les étagères, sont en bois magnifiques, taillés avec un art infini; mais son lit, établi sous un réseau de gaze, ressemble à celui d'un chartreux; à peine si quelques copeaux de bamboux, enfermés dans une paillasse de nankin, tiennent lieu de matelas, et la couverture est cousue avec le drap de lit de coton. J'en dirai tout autant d'une magnifique salle que Pan-se-Chen venait de faire terminer; le parquet en bois de diverses couleurs présentait des dessins ravissants; les lambris étaient dorés comme une châsse. Le sol, le plafond, les murs, étaient enduits de cet admirable vernis qui fait ressembler tous les objets à des blocs de marbre, de porphyre, de jade taillés et polis; mais tout ce luxe était froid; on se prenait à regretter, en le contemplant, notre luxe étoffé aux grandes draperies flottantes. Cet absence de tentures était d'autant plus sensible qu'à cette époque de l'année le vent du nord soufflait parfois avec violence, et que les Chinois eux-mêmes endossaient avec plaisir leur cham dont l'intérieur est garni des peaux soyeuses d'Astracan.

Dans la maison de Che-pa-Pou, Pan-se-Chen n'a pas fait, comme dans Té-ki-Han, une heureuse alliance des magnificences chinoises et du confort européen. Est-ce pour ne pas blesser les préjugés jaloux des hauts fonctionnaires qui viennent le visiter? Un matin notre mandarin nous engagea, Callery, Rondot et moi, à venir jeter un coup-d'œil sur la partie de son palais consacrée aux sciences et aux arts: il voulut nous prouver que le sybarite chinois était en même temps un homme de savoir et de goût. Nous trouvâmes un véritable atelier d'imprimerie, mais d'imprimerie chinoise en plein exercice. Pan-se-Chen, ou pour mieux dire Callery, nous expliqua que le Mécène cantonnais faisait exécuter d'anciennes inscriptions, de vieilles sentences devenues fort

rares et dont la reproduction était généralement désirée par les érudits.

Trois calligraphes, qui nous parurent fort habiles, traçaient au pinceau des caractères anciens sur de grandes plaques de marbre. C'étaient des hommes jeunes, au regard intelligent; ils portaient de longues robes bleues et le bonnet à la manière des étudiants. Comme les basochiens et les carabins de France, ils exagéraient la mode de leurs pays. Leur queue démesurément longue battait leurs talons; leurs doigts de la main gauche étaient armés de griffes, et ils portaient audessus de la tête, sur l'occiput, une auréole de pois ronds qui n'avait rien d'élégant. Lorsqu'une plaque était couverte de caractères, les calligraphes étaient remplacés par des ouvriers qui gravaient au burin les lettres hiéroglyphiques. Nous examinâmes plusieurs de ces planches stéréotypées, et Pan-se-Cheǹ ordonna de tirer des exemplaires devant nous. Cette opération est fort simple: au moyen d'une brosse très-souple, l'ouvrier applique l'encre; de sa main gauche, il étend la feuille de papier humide, et il passe ensuite sur la surface une seconde brosse sèche. L'impression était aussi nette que celle que nous obtenons avec nos presses perfectionnées. En sortant de l'imprimerie, Panse-Cheй nous introduisit dans un atelier de peinture où des artistes étaient également occupés à reproduire d'anciennes figures que son érudition avait exhumées de vénérables bouquins où elles étaient enfouies.

De là, nous passâmes dans un vrai laboratoire de chimie où, à notre grande surprise, nous vîmes qu'on préparait de l'acide azotique. Il est assez généralement répandu que les Chinois ne font eux-mêmes aucun acide minéral. Nous partagions cette opinion, et nous fûmes heureux de nous détromper de nos propres yeux. Rondot fit immédiatement un dessein du fourneau, de l'appareil distillatoire, et il a décrit, dans une notice d'un grand intérêt, les procédés employés chez Pan-se-Chen. Mais ce procédé n'a rien d'économique. Le producteur soutient que les cent grammes d'acide reviennent à quarante franes! Cet acide est employé chez notre ami pour faire du fulminate d'argent à l'aide duquel on confectionne ensuite des amorces à capsule. Décidément, la Chine se frotte trop aux barbares! Pan-se-Chen fait exécuter chez lui tous ces travaux mu par un pur amour des sciences et des arts. Il sacrifie à ces diverses entreprises des sommes très considérables et distribue généreusement les produits obtenus et les œuvres exécutées chez lui aux grands de l'empire et à des lettrés de ses amis; cependant, lorsqu'il en trouve l'occasion, il ne néglige pas de rentrer dans ses fonds. Le mandarin au bouton rouge incrusté, grand dignitaire, est comme M. Jourdain, le fils d'un humble marchand, mais il ne dédaigne nullement sa profession paternelle. Dans l'Empire du Milieu, on ne déroge pas pour gagner de l'argent.

Après avoir visité les ateliers, nous entrâmes dans la cour du gynécée, et Pan-se-Chen nous conduisit dans son cabinet d'étude et de travail. Si ce n'eût été la forme étrange des meubles, la singulière disposition des objets, l'étrangeté des peintures, le bizarre arrangement des livres, nous aurions pu nous croire subitement transportés chez un bibliomane, chez un archéologue de notre pays. On me dira que les différences que je signale de prime-abord sont assez remarquables pour que toute comparaison devienne impossible; mais c'est de l'homme, qui est le même partout, dont je vais parler et non pas des objets; l'homme était aussi passionné pour les éditions enfumées, pour les Elzévirs et les Estiennes chinois, que peut l'être pour les siens le plus intrépide bibliophile. Les fenêtres du cabinet de Pan-se-Chen s'ouvrent sur la charmante cour intérieure dont j'ai parlé; les branches flexibles des saules soupirants entrent presque dans l'asile du savant, et les oiseaux qui habitent le pâle feuillage ne craignent pas de venir se becqueter sur les meubles et jusque sur les rayons poudreux.

Une table de bois noir est installée au milieu de la pièce; là sont disposés les instruments nécessaires au travailleur intelligent: le pinceau de bambou aux soies de martre, les cahiers de papier et l'écritoire chinoise, morceau d'agathe taillé en forme de feuille de lotus, sur lequel repose le bâton d'encre aux caractères dorés. Des serrepapiers de jade, de pagodite, ou de marbre, représentant des dieux, des animaux ou des fleurs fantastiques, maintiennent des dessins au trait, des notes éparses. Pan-se-Cheñ nous dit qu'aucun de ces petits chefs-d'œuvre n'a moins de cent ans. Le fauteuil de l'homme studieux est un immense Voltaire de bois luisant et noir, et nul coussin moëlleux ne repose sur le siége élégant. Le cabinet a la forme d'un carré long d'un côté sont les rayons d'une bibliothèque, en face sont étalés sur les murs des dessins magnifiques et des caractères gigantesques.

On ne retrouve pas dans ce sanctuaire de l'art chinois ces vulgaires peintures que nous avons signalées dans les intérieurs bourgeois. Ce sont de grandes compositions sur soie qui remontent à la plus haute antiquité; c'est là que nous avons admiré, pour la première fois, ces grands tableaux tissés qui sont chez nous une invention moderne et que la Chine exécute depuis plusieurs siècles. Un caractère hiéroglyphique nous surprend par sa taille gigantesque. Pan-se-Chen nous apprend que c'est un autographe du vice-roi Ki-in; il signifie longévité, et c'est par l'expression de ce vœu que l'ami témoigne à l'ami la vivacité de son affection.

La bibliothèque est certainement un des objets les plus intéressants de ce boudoir de l'érudit, le bois est comme celui des meubles, noir,

luisant, ciselé et incrusté, et les livres reposent à plat sur les rayons. Chaque casier est disposé en raison du format et du nombre de volumes de l'ouvrage auquel il est destiné. Un in-quarto est auprès d'un in-trente-deux; un auteur, avec un bagage de soixante tomes, coudoie un confrère qui n'en a que six. Les ouvriers, mettant à profit ces dispositions inégales, sculptent sur le bord des rayons des ramifications pareilles à des branches de corail; ces entrecroisements semblent affranchis de toute règle, on les dirait inspirés par la fantaisie la plus indépendante. Les livres chinois sont brochés pour la plupart; ceux qui sont censés reliés sont maintenus entre deux morceaux de carion, et plus souvent entre deux planchettes; cette couverture est fermée par un crochet d'ivoire rentrant dans une petite gaîne de soie.

Il me serait impossible d'énumérer les nombreux manuscrits, les vieilles écritures, les peintures à demi-rongées par les fourmis et les rats que Pan-se-Chen nous fit admirer; ceux-là seuls qui ont été victimes de l'enthousiasme archéologique, authographique de nos collectionneurs passionnés, pourront s'en faire une idée. Je profitai d'une discussion soulevée entre notre mandarin et Callery, au sujet d'un historien mort quelques milliers d'années avant notre ère, pour aller fureter dans les parties les plus reculées du cabinet. Ma curiosité fut récompensée, je découvris dans un recoin, presque caché dans un cadre européen, une figure d'un haut intérêt antropologique. Evidemment c'était le portrait d'un homme de race asiatique; le front carré sillonné de rides, avait quelque ressemblance avec celui d'un mandril, les oreilles pareilles à une aile de chauve-souris semblaient destinées par la nature à servir de chasse-mouches plutôt qu'à compléter l'organe de l'ouïe; on eût dit que les yeux resserrés entre les pommettes et l'arcade sus-orbitaire voulaient s'échapper en fuyant vers les tempes; le nez était plat et large, la bouche, très-grande, était à demi cachée sous quelques poils gris et blancs, et une barbiche également blanche s'épanouissait comme un pinceau de crin à l'extrémité d'un menton pointu. La tête était nue et rasée, et un manteau jaune à larges plis tombait sur les épaules de ce personnage qui tenait à la main le jouéï, symbole de commandement. Après avoir longuement examiné cette peinture, je dis à mes amis :

- Pan-se-Cheñ a prétendu l'autre jour que la nature ne pouvait réaliser les sublimes conceptions de l'art chinois pour tout ce qui tient à la beauté féminine; mais j'espère bien qu'elle ne saurait également réaliser les types de laideur masculine inventés par les Raphaëls de l'Empire des fleurs... Venez voir cet affreux magot.

Rondot et Callery s'approchèrent, mais ce dernier, en connaisseur habile, s'écria :

- Vous vous trompez, ce portrait est fort beau, c'est ainsi que l'on

« ZurückWeiter »