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les chances de succès sur lesquelles il pouvait compter, et, comme il en a donné lecture par morceaux, au fur et à mesure qu'il avançait dans sa tâche, on ne saurait douter qu'il ait été constamment soutenu d'un bout à l'autre par la faveur du public lettré. Aujourd'hui ce que nous admirons dans les récits de bataille, ce sont les combinaisons heureuses d'un art difficile, ou les beaux exemples de patriotisme, d'abnégation et d'attachement au devoir militaire; le déploiement de la force brutale ne nous intéresse pas par lui-même; le lecteur le plus passionné a beaucoup de peine à suivre d'un œil attentif toutes les péripéties d'un grand carnage. Il faut bien admettre que les Romains avaient sur ce point un autre goût. Sans parler des habitudes d'esprit que leur avaient données depuis l'enfance les affreux spectacles de l'amphithéâtre, ils avaient pu voir quelques années auparavant la guerre civile dans les rues de Rome, le Capitole assiégé et livré aux flammes, quatre empereurs et le frère de Vespasien périssant de mort violente, les corps de Galba et de Vitellius mis en lambeaux par la populace, puis les faux Nérons, les prétendants d'un jour se disputant l'attention publique. Pendant que Stace travaille à la Thébaïde, en 83, en 87, des conspirations se forment contre Domitien; elles donnent lieu à une répression impitoyable, dans laquelle succombe le cousin germain de l'empereur, Flavius Sabinus, un de ses ennemis les plus détestés et sans doute aussi un prétendant plus ou moins déclaré. Puis c'est, à la fin de 88, la « guerre civile » d'Antonius Saturninus, entreprise avec le concours d'une nation germaine (1). En un mot, si l'on veut bien comprendre la Thébaïde, il faut relire Tacite et Suétone. Ce rapprochement entre la fable et la réalité, soyons-en sûrs, se faisait de luimême dans les esprits, et quand on voit avec quel empressement ils en saisissaient l'occasion, on ne peut s'empêcher de penser qu'à l'épouvante causée par tant d'horreurs se mêlait aussi une volupté inconsciente. L'incendie du Capitole avait été raconté en vers par le père de Stace presque dès le lendemain de la catastrophe:

La flamme s'apaisait à peine, dit Stace, et ce bûcher des dieux n'était pas encore éteint qu'on te vit, beaucoup plus prompt dans ton ardeur que le feu lui-même, apporter la consolation de tes pieux accents aux temples en ruines et pleurer la captivité du dieu de la foudre. Tu remplis d'admiration les grands de Rome et César vengeur des dieux ; du milieu des flammes le père des immortels t'applaudit. Ce poète, comme on voit, ne perdait pas de temps. L'incendie du Capitole, allumé par l'Erinnye des guerres civiles », lui rappelle aussitôt « les champs Phlégréens », où Jupiter eut à se défendre contre les assauts

"

(1) Gsell, Essai sur le règne de l'empereur Domitien, p. 245 et suivantes.

SAVANTS.

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IMPRIMERIE NATIONALE.

des Titans (1). Le père de Stace se rencontra dans ce sujet avec un émule de haut rang: Domitien lui-même écrivit aussi un poème sur les terribles événements de l'an 69, où il avait failli perdre la vie. C'est qu'en réalité pendant tout le premier siècle les Romains ont encore dans le sang la passion de la guerre civile; elle les attire comme un jeu barbare et fascinant, dont ils ne peuvent détacher leurs yeux, et l'insistance avec laquelle ils la maudissent est une preuve de plus qu'ils n'ont pas cessé d'y songer. Quoiqu'il ne s'agisse plus de reconquérir la liberté, mais de changer de maître, elle est toujours pour eux non seulement possible, mais imminente (2). Quand Tacite, au début des Histoires, fait à grands traits le tableau de l'époque des Flaviens, on sent percer sous l'indignation du moraliste la satisfaction de l'orateur historien, maître d'un beau sujet ; il sait bien que l'histoire de cette époque « féconde en désastres» est une pâture de choix pour son public, un drame palpitant auquel ne manque même pas le merveilleux.

À tant de catastrophes dans les choses humaines se joignirent des prodiges dans le ciel et sur la terre, les avertissements de la foudre et les présages de l'avenir, heureux ou sinistres, ambigus ou manifestes. On ne vit jamais plus atroces calamités du peuple romain ni plus justes indices de la volonté des dieux prouver qu'ils ne veillent pas à notre sécurité, mais à notre vengeance (3).

III. Si, en dépit de la tentative isolée de Lucain, la mythologie se mêle toujours à l'histoire, même à la plus récente, il n'est pas téméraire d'affirmer que l'histoire pénètre la mythologie, qu'elle l'éclaire et l'anime. Ce sont les noms des dieux et des héros de la fable qui viennent naturellement sous la plume des pamphlétaires, lorsque dans des écrits anonymes, destinés à courir les rues de Rome, ils raillent les puissants du jour. Néron, meurtrier d'Agrippine, devient Oreste ou Alcméon; on assure qu'il a des visions sinistres et qu'il se croit poursuivi par les Furies armées de leurs torches et de leurs fouets. Comme on l'accuse même d'avoir commis l'inceste avant le parricide, on le compare à OEdipe; on prétend que, parvenu à sa dernière heure, fuyant à travers la campagne, il s'est souvenu d'une tragédie où il avait joué le rôle de ce personnage et qu'il s'en répétait un vers, l'appliquant à sa propre situation, sans pouvoir l'écarter de sa pensée (4). Il ne faut donc pas dire qu'à cette époque la

(1) Stace, Silues, V, 3, 195.

(2) Avida discordiarum civitas, dit sous Néron un personnage de Tacite, Annales, XVI, 22. Voir Boissier, Tacite, p. 152 et 172.

(3) Tacite, Histoires, I, 2 et 3.

(4) Tacite, Annales, XIV, 2; Suétone, Néron, 34, 39, 46; Dion Cassius, LXIII, 28. Domitien lui-même a été l'objet de pamphlets mythologiques : Gsell, Essai sur le règne de l'empereur Domitien, p. 245-256.

mythologie était usée, parce qu'elle l'est pour nous. S'il est vrai qu'elle avait déjà subi bien des assauts, elle était incessamment vivifiée par les rapports qu'on y découvrait avec les événements publics. Peut-être même cette comparaison n'a-t-elle pas médiocrement contribué à fausser l'histoire du premier siècle : à force d'assimiler les drames du Palatin à ceux de la Grèce légendaire, il est fort possible qu'on y ait ajouté plus d'un détail imaginaire. Quel est en somme le sujet de la Thébaïde? Sénèque nous le dit clairement dans sa pièce inachevée des Phéniciennes : c'est une guerre qui dépasse en horreur toutes les guerres civiles, puisque les chefs en sont deux frères qui s'entretuent pour la possession d'une

couronne :

Non satis est adhuc

Civile bellum; frater in fratrem ruat (1).

ce point de vue le poème de Stace n'est pas sans rapport avec celui de Lucain; on souhaiterait que M. Legras eût fait ressortir davantage les caractères communs aux deux ouvrages; celui-ci n'est pas un des moins dignes d'attention. On peut même se demander si Stace n'aurait pas eu précisément pour but d'écrire une autre Pharsale à sa manière, c'est-àdire de raconter une grande commotion politique dans un poème dont les légendes helléniques feraient tous les frais, et si ce retour prévu à la tradition n'explique pas les applaudissements qui ont salué son œuvre naissante. Il est vrai que Polynice exilé cherche à reconquérir le pouvoir avec le secours de l'étranger; ce sont les troupes du Péloponnèse qu'il mène contre Thèbes; mais sa querelle divise la famille régnante; il a pour lui sa mère et ses sœurs (2) et l'on sent bien qu'une partie des Thébains penche en sa faveur (3). Étéocle invoque pour garder la couronne cette raison qu'il ne veut pas abandonner aux vengeances de son frère les grands personnages, le sénat sur lequel s'appuie le souverain actuel; il y a entre eux et lui une solidarité d'intérêts, des engagements mutuels qui lui sont sacrés; son abdication entraînerait leur perte. Voilà le parti d'Étéocle, les gens en place (4). Mais Polynice peut compter dans Thèbes même sur beaucoup de sympathies secrètes; surtout il a pour lui les femmes; quand Tydée, son ambassadeur, qu'il avait chargé de faire valoir ses droits, se retire après avoir essuyé un refus hautain, elles le suivent des yeux, du toit de leurs maisons, et elles le maudissent tout haut; mais tout bas, au fond du cœur, elles maudissent le roi (5) ». De

Senèque, Phenicionues, 354.

(2) Stace, Thébaïde, XI, 294. Créon à Étéocle: «Te...ipsa etiam genitrix, ipsaeque odere sorores. »

(3) Stace, Thebaide, X, 580.
((^) Ibid., II, 442-451.

(5) Ibid., 480-481.

même à la fin du poème, lorsque Créon, héritier d'Étéocle, chasse OEdipe de Thèbes, son arrêt est accueilli par l'approbation des courtisans et du peuple gémissant, mais leur approbation est hypocrite (1), Évidemment ce n'est pas dans les livres grecs que Stace a pris ces idées, même s'il a a pu les Ꭹ trouver. Que dire de ce portrait du prétendant? Polynice « tourne ses regards vers Thèbes et s'apprête à revendiquer la royauté; il se rappelle le jour où, le sort ayant favorisé son frère, il était resté debout, simple particulier, dans le palais d'Échion; il se revoit abandonné des dieux, il revoit ses amis tremblants, qui s'écoulent en tumulte, le vide qui se fait de tous côtés et la fortune en fuite; seule sa sœur avait osé le reconduire sur les tristes chemins de l'exil; elle-même elle l'avait quitté au seuil de la ville et il avait refoulé ses larmes, dans la violence de sa colère. Ceux qui étaient joyeux à son départ, ceux qui formaient la cour du despote, ceux qui gémirent sur son exil, il les avait tous notés; et maintenant nuit et jour il les compte. La douleur et une colère folle lui rongent le cœur, unies à l'espérance, le plus cruel de tous les maux qui tourmentent les mortels, lorsque son objet est lent à venir (2) ». Ne marchandons pas nos éloges; c'est là un très beau morceau, qu'un rhéteur n'eût pas trouvé, s'il n'avait pas été capable d'observer et de réfléchir. Stace représente la discorde telle qu'elle peut éclater dans un état monarchique, c'est-à-dire telle qu'il l'a vue; elle est toujours plus ou moins liée à une tragédie de palais; de là une des principales différences qui séparent la Thébaïde de la Pharsale. Autour d'Étéocle il y a bien véritablement une cour; elle se compose de ceux que le poète appelle, conformément à l'usage de son temps, « comites »; Polynice exilé n'a qu'une idée fixe : les classer dans sa mémoire suivant ce qu'il en peut attendre, parce que là seulement est pour lui le salut. A Argos du reste il y a une cour (aula) (3) aussi bien qu'à Thèbes; À elle figure avec éclat dans les pompeuses solennités des familles princières, mariages ou funérailles ("), et elle y apporte ses préoccupations ordinaires. Stace, en même temps que Tacite, a lu dans le cœur des grands, par exemple lorsque, à propos d'une cérémonie funèbre, il note « la vanité qui se mêle à la douleur et les ambitieux apprêts d'une cour en deuil (5) ». Il a même un joli mot, tout proche de la satire : une fête nuptiale est troublée par un accident de mauvais augure; au moment où le cortège montait les degrés d'un temple, un bouclier suspendu à la voûte se détache,

(1) Stace, Thébaïde, XI, 755.

(2) Ibid., II, 307-321 et la suite jusqu'à 362.

(3) Ibid., VI, 68.

(*) Mariage, II, 213-248 (voir 224). Funérailles, VI, 1-237 avec decursio de la cavalerie (213-233).

(5) VI, 68.

tombe sur le parvis, et on entend éclater au fond du sanctuaire un son de trompette mystérieux et puissant : « Tous s'arrêtent; dans le premier moment de terreur ils se tournent vers le roi. Mais bientôt ils disent qu'ils n'ont rien entendu, mox audisse negant (1).» Stace déclare qu'un jour où il fut admis à la table de Domitien il n'a eu d'yeux que pour le maître (2); il se fait tort : quand l'occasion s'en présentait, il savait voir autre chose et il savait aussi écouter ce qui se disait autour de lui. Derrière ce grand monde on soupçonne la présence de la foule; elle joue un rôle très effacé dans la Thébaïde; mais les chefs parlent pour elle, au gré de leurs passions ou de leurs intérêts du moment. Que la puissance d'Étéocle chancelle, aussitôt Créon évoque, en lui crachant sa haine à la face, l'image du peuple asservi et décimé par la guerre. Enfin, suprême menace, il lui montre à ses côtés les prétoriens eux-mêmes, «famula cohors », tout prêts à la révolte (3). Étéocle n'a plus qu'à disparaître; en effet il s'élance hors de son palais et il n'y rentrera plus vivant.

(La fin à un prochain cahier.)

GEORGES LAFAYE.

L'INSCRIPTION DU RELIQUAIRE DE PIPRAWA.

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T.-W. RHYS DAVIDS, Journal of the Royal Asiatic Society de Londres, 1901, p. 397. R. PISCHEL, Zeitschrift der deutschen morgenländischen Gesellschaft, LVI, 1902, p. 157. SYLVAIN LÉVI, Journal des Savants, 1905, p. 540. J.-F. FLEET, Journal of the Royal Asiatic Society de Londres, 1905, p. 680, et 1906, p. 149.

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L'Académie des Inscriptions a eu la primeur de ce court mais intéressant document. J'ai eu l'honneur de le lui présenter, il y a plus de huit ans (5), quand il était inédit et venait d'être découvert, ainsi que le vase en stéatite sur lequel il est gravé, sous un grand stupa, près du hameau de Piprāwā, à l'extrémité nord-est du district de Basti, encore en terri

(1) II, 249-268.

(2) Silves, IV, 2,

38.

(3) Thébaïde, XI, 269-296.

(1) Cet article est la reproduction d'une

lecture faite à l'Académie des Inscriptions dans la séance du 15 juin 1906. (5) Comptes rendus de l'Academie, 1898, p. 146 et 231.

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