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et nous n'avons qu'à les lire pour être étonnés que les chrétiens ne veuillent pas qu'on puisse aimer Dieu par sa grace, comme les païens ont cru qu'il falloit s'aimer les uns les autres pour mériter le nom d'amis.

Écoutons Cicéron (1): Être impatient, dit-il, pour les choses qu'on souffre dans l'amitié, c'est s'aimer soi-même, et non pas son ami. Il ajoute dans la suite que l'amitié ne peut être qu'entre les bons, c'est-àdire entre ceux qui, suivant ces principes, préfèrent toujours l'honnête à ce que le vulgaire nomme utile ; autrement, dit-il, l'intérêt étant la règle et le motif de l'amitié, les moins vertueux, qui ont plus de besoins et de désirs que les autres, seroient les plus propres à se lier d'amitié avec autrui, puisqu'ils sont les plus avides pour aimer ce qui leur est utile.

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« Nous croyons donc (c'est encore Cicéron qui « parle ) qu'il faut rechercher l'amitié, non par l'espé«rance des avantages qu'on en tire, mais parce que, « tout le fruit de l'amitié (2) est dans l'amitié même. - Les hommes intéressés sont privés de cette ex«< cellente et très - naturelle amitié qui doit être cher«chée par elle-même et pour elle-même : ils ne profi<< tent point de leurs propres exemples pour apprendre « jusqu'où va la force de l'amitié; car chacun s'aime, « non pour tirer de soi quelque récompense de son « amour, mais parceque chacun est par soi cher à << soi-même. Que si l'on ne transporte cette même règle dans l'amitié, on ne trouvera jamais d'ami vé

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(1) De Amic.

(2) Qu'est-ce donc que ce fruit de l'amitié, si ce n'est le bonheur d'aimer ce que nous trouvons bon et honnête?

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<< ritable: celui-là est notre véritable ami qui est comme, «< un autre nous-mêmes. Mais la plupart des hommes, prétendent injustement, pour ne pas dire avec im« pudence, avoir un ami tel qu'ils ne voudroient pas « être eux-mêmes, et en exigent ce qu'ils ne voudroient « pas lui donner. »>>

Cicéron ne peut pousser plus loin le 'désintéressement de l'amitié, qu'en voulant que notre ami nous soit cher par lui seul, sans aucun motif, comme nous nous sommes chers à nous-mêmes sans aucune espérance qui nous excite à cet amour. L'amour-propre est sans doute en ce sens le parfait modèle de l'amitié désintéressée. Horace, quoiqu'épicurien, n'a pas laissé de raisonner sur ce principe pour l'union des amis entre eux, lorsque, parlant des conversations philosophiques qui l'occupoient à la campagne, il dit (1) qu'on examinoit si les hommes sont heureux par les richesses ou par la vertu; si c'est l'utilité propre ou la perfection en elle-même qui est le motif de l'amitié :

Utrùmne

Divitiis homines, an sint virtute beati?

Quidve ad amicitias, usus rectumve, trahat nos?

Voilà ce qu'ont pensé les païens, et les païens épicuriens, sur l'amitié pour des créatures indignes d'être aimées (2). C'est sur cette idée d'amitié pure que les théologiens distinguent à l'égard de Dieu l'amour qu'ils

(1) Sermon. lib. II, sat. 6.

(2) Ils excluoient de l'amitié certaines utilités basses et mercenaires, mais non pas toute utilité, puisqu'ils comptoient sur leurs amis véritables comme sur eux-mêmes, et que dans de fàcheuses circonstances ils en attendoient des conseils salutaires et des marques touchantes d'intérêt.

nomment d'amitié, des autres amours, et les amis de Dieu de ses serviteurs.

Cette idée si pure de l'amitié n'est pas seulement (comme nous l'avons vu) dans Cicéron; il l'avoit puisée dans la doctrine de Socrate, expliquée dans les livres de Platon. Ces deux grands philosophes, dont l'un rapporte les discours de l'autre dans ses dialogues, veulent qu'on s'attache à ce qu'ils appellent To xandr qui signifie tout ensemble le beau et le bon, c'est-à-dire le parfait, par le seul amour du beau, du bon, du vrai, du parfait en lui-même. C'est pourquoi ils disent souvent qu'il ne faut compter pour rien ce qui se fait, To Vivoμevov, c'est-à-dire l'être passager, pour s'unir à ce qui est, c'est-à-dire l'être parfait et immuable qu'ils appellent à òv, ce qui est. De là vient que Cicéron, qui n'a fait que répéter leurs maximes, dit (1) que si nous pouvions voir de nos propres yeux la beauté de la vertu, nous serions ravis d'amour par son excellence.

Platon fait dire à Socrate dans son Festin, qu'il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé. Voilà toute la délicatesse de l'amour le plus pur. Celui qui est aimé et qui veut l'être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être aimé, a ce que l'amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l'oubli de soi, le désintéressement. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune « des choses particulières, telles que les animaux, la << terre ou le ciel; mais le beau est lui-même par « mème, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les

(1) De Offic.

lui

<< autres choses belles participent de ce beau, en sorte << que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent « et ne lui ajoutent rien, et qu'il n'en souffre aucune << perte si donc quelqu'un s'élève dans la bonne ami<< tié, il commence à voir le beau, il touche presque

« au terme. ».

Il est aisé de voir que Platon parle d'un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d'intérêt (1). C'est ce beau universel qui enlève le cœur et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure dans le même dialogue que l'amour divinise l'homme, qu'il l'inspire, qu'il le transporte. « Il n'y a per« sonne, dit-il, qui soit tellement mauvais, que l'a << mour n'en fasse un dieu par la vertu, en sorte qu'il << devient semblable at beau par nature; et comme Ho« mère dit qu'un dieu a inspiré quelques héros, c'est ce «< que l'amour donne aux amants formés par lui: ceux << qui aiment, veulent seuls mourir pour un autre. >> Ensuite Platon cite l'exemple d'Alceste, morte pour faire vivre son époux. Voilà, suivant Platon, ce qui fait de l'homme un dieu, c'est de préférer par amour autrui à soi-même, jusqu'à s'oublier, se sacrifier, se compter pour rien. Cet amour est, selon lui, une inspiration divine; c'est le beau immuable qui ravit l'homme à l'homme même, et qui le rend semblable à lui par la

vertu.

Telle étoit l'idée de l'amitié chez les païens, Pythias et Damon, chez Denys le tyran, vouloient mourir l'un

(1) Il est toujours question d'intérêt de fortune et de vanité, et non de tout autre avantage; et le plaisir, le bonheur d'aimer son ami n'ont jamais été exclus de la vraie amitié.

pour l'autre ; et le tyran étonné soupira lorsqu'il vit ces deux amis si désintéressés. Cette idée du parfait désintéressement régnoit dans la politique de tous les anciens législateurs; il falloit préférer à soi les lois, la patrie, parceque la justice le vouloit, et qu'on devoit préférer à soi-même ce qui est appelé le beau, le bon, le juste, le parfait. C'est cet ordre auquel on croyoit devoir rapporter tout, et soi-même autant que tout le reste. Il ne s'agissoit pas de se rendre heureux en se conformant à cet ordre. Il falloit au contraire pour l'amour de cet ordre, se dévouer, périr, et ne se laisser aucune ressource. C'est ainsi que Socrate, dans le Criton de Platon, aime mieux mourir que s'enfuir, de peur de désobéir aux lois qui le retiennent en prison : c'est ainsi que le même Socrate, dans le dialogue intitulé Gorgias, dépeint un homme qui s'accuse lui-même, et qui se dévoue à la mort plutôt que d'éluder par son silence les lois rigoureuses et l'autorité des magistrats. Tous les législateurs et tous les philosophes qui ont raisonné sur les lois ont supposé comme un principe fondamental de la société dans la patrie, qu'il faut préférer le public à soi, non par espérance de quelque intérêt, mais par le seul amour désintéressé de l'ordre qui est la beauté, la justice et la vertu même (1). C'étoit pour cette idée d'ordre et de justice qu'il falloit mourir, c'est-à-dire suivant les païens, perdre tout ce qu'on avoit de réel, ètre réduit à une ombre vaine, et ne savoir pas même si cette ombre n'étoit pas une fable ridicule des poëtes. Les chrétiens refuseront-ils de donner autant au Dieu

(1) Ils n'excluoient pas de cet amour de l'ordre l'espérance de la gloire que leur procureroient les grands sacrifices qu'ils faisoient à l'ordre et aux lois.

T. IV.

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