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XI. Sur le renoncement à soi-même.

Si vous voulez bien comprendre ce que c'est que se renoncer soi-même, vous n'avez qu'à vous souvenir, de la difficulté que vous sentîtes au dedans de vous, et que vous témoignâtes fort naturellement quand je disois de ne jamais compter pour rien ce moi qui nous est si cher. Se renoncer c'est se compter pour rien; et quiconque en sent la difficulté a déjà compris en quoi consiste ce renoncement qui révolte toute la nature. Puisque vous avez senti le coup, il faut qu'il ait trouvé la plaie de 1 votre cœur : c'est à vous à laisser faire la main toutepuissante de Dieu, qui saura bien vous arracher à vous

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même.

Le fond de notre mal est de nous aimer d'un amour aveugle, qui va jusqu'à l'idolâtrie. Tout ce que nous amons au dehors nous ne l'aimons que pour nous. Il faut se désabuser de toutes ces amitiés généreuses où l'on paroît s'oublier pour ne penser plus qu'aux intérêts des personnes auxquelles on s'attache. Quand on ne cherche pas un intérêt bas et grossier dans le commerce de l'amitié, on y recherche un autre intérêt, qui, pour être plus délicat, plus caché et plus honnête selon le monde, n'en est que plus dangereux et plus capable de nous empoisonner en nourrissant mieux l'amour-propre.

On cherche donc dans ces amitiés, qui paroissent et paux autres et à nous-mêmes si généreuses et si désintéserressées, ce plaisir d'aimer sans intérêt, et de s'élever

par ce sentiment noble au-dessus de tous les cœurs foibles et attachés à des intérêts sordides. Outre ce témoi

T. IV.

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gnage qu'on veut se rendre à soi-même pour flatter son orgueil, on cherche encore dans le monde la gloire du désintéressement et de la générosité; on cherche à être aimé par ses amis, quoiqu'on ne cherche pas à être servi par eux on espère qu'ils seront charmés de tout ce que l'on fait pour eux sans retour sur soi; et par-là on trouve ce retour sur soi qu'on semble abandonner: car qu'y a-t-il de plus doux et de plus flatteur pour un amourpropre sensé et d'un goût délicat, que de se voir applaudi jusqu'à ne passer plus pour un amour-propre?

On voit une personne qui paroît toute aux autres et point à elle-même, qui fait les délices des honnêtes gens, qui se modère, qui semble s'oublier. L'oubli de soi-même est si grand que l'amour-propre même veut l'imiter, et ne trouve point de gloire pareille à celle de ne paroître en chercher aucune. Cette modération et ce détachement de soi, qui seroit la mort de la nature si c'étoit un sentiment réel et effectif, devient au contraire l'aliment le plus subtil et le plus imperceptible d'un orgueil qui méprise tous les moyens ordinaires de s'élever, et qui veut fouler aux pieds tous les sujets de vanité grossiers qui élèvent le reste des hommes.

Mais il est facile de démasquer cet orgueil modeste, quoiqu'il ne paroisse orgueil d'aucun côté, tant il semble avoir renoncé à tout ce qui flatte les autres ! Si on le condamne, il supporte impatiemment d'être condamné ; si les gens qu'il aime et qu'il sert ne le paient point d'amitié, d'estime et de confiance, il est piqué au vif. Vous le voyez, il n'est pas désintéressé quoiqu'il s'efforce de le paroître à la vérité, il ne se paie point d'une monnoie aussi grossière que les autres; il ne lui faut ni louanges fades, ni argent, ni fortune qui consiste en charges et

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en dignités extérieures; il veut pourtant être payé; il est avide de l'estime des honnêtes gens; il veut aimer afin qu'on l'aime, et qu'on soit touché de son désintéressement; il ne paroît s'oublier que pour mieux occuper de soi tout le monde.

Ce n'est point qu'il fasse toutes ces réflexions d'une manière développée : il ne dit pas, je veux tromper tout le monde par mon désintéressement, afin que tout le monde m'aime, m'admire; non, il n'oseroit se dire à soi-même des choses si grossières et si indignes: mais il se trompe en trompant les autres; il se mire avec complaisance dans son désintéressement comme une belle femme dans son miroir; il s'attendrit sur soi-même en se voyant plus sincère et plus désintéressé que le reste des hommes; l'illusion qu'il répand sur les autres rejaillit sur lui; il ne se donne aux autres que pour ce qu'il croit être, c'est-à-dire, pour désintéressé ; et voilà ce qui le flatte le plus.

Si peu qu'on rentre sérieusement au dedans de soi pour observer ce qui nous attriste et ce qui nous flatte, on reconnoîtra aisément que l'orgueil, suivant qu'il est plus grossier ou plus délicat, a des goûts différents.

Mais l'orgueil, quelque bon goût que vous lui donniez, est toujours orgueil, et celui qui paroît le plus modéré et le plus raisonnable est le plus diabolique ; car, en s'estimant, il méprise les autres; il a pitié des gens qui se repaissent de sottes vanités; il connoît le vide des grandeurs et des plus hauts rangs ; il ne peut supporter les gens qui s'enivrent de leur fortune, il veut par sa modération être au-dessus de la fortune même, et par. -là se faire un nouveau degré d'élévation pour laisser à ses pieds toute la fausse gloire du genre hu

main: c'est vouloir, comme Lucifer, devenir semblable au Très-Haut. On veut être une espèce de divinité au-dessus des passions et des intérêts des hommes; et on ne s'aperçoit pas qu'on se met au-dessus des hommes par cet orgueil trompeur qui nous aveugle.

Concluons donc qu'il n'y a que l'amour de Dieu qui puisse nous faire sortir de nous. Si la puissante main de Dieu ne nous soutient pas, nous ne saurions où poser le pied pour faire un pas hors de nous-mêmes.

mes,

Il n'y a point de milieu; il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mênous n'avons pas d'autre Dieu que ce moi dont j'ai tant parlé ; si au contraire nous rapportons tout à Dieu, nous sommes dans l'ordre; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créatures, sans intérêt propre et par la seule vue d'accomplir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre.

Mais, encore une fois, rien ne boucheroit tant votre cœur à la grace du renoncement que cet orgueil philosophique et cet amour-propre déguisé en générosité mondaine, dont vous devez vous défier, à cause de la pente naturelle et de l'habitude que vous y avez. Plus on a par son naturel un fonds de franchise, de désintéressement, de plaisir à faire le bien, de délicatesse de sentiment, de goût pour la probité et pour l'amitié désintéressée, plus on doit se déprendre de soi et craindre de se complaire en ces dous naturels.

Ce qui fait qu'aucune créature ne peut nous tirer de nous-mêmes, c'est qu'il n'y en a aucune qui mérite que nous la préférions à nous. Il n'y en a aucune qui ait ni le droit de nous enlever à nous-mêmes, ni la perfection

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que nous n'ai

qui seroit nécessaire pour nous attacher à elle sans retour sur nous, ni enfin le pouvoir de rassasier notre cœur dans cet attachement. De là vient mons rien hors de nous que pour le rapporter à nous : nous choisissons, ou selon nos passions grossières et brutales, si nous sommes brutaux et grossiers, ou selon le goût que notre orgueil a de la gloire, si nous avons assez de délicatesse pour ne nous contenter pas de ce qui est grossier et brutal.

Mais Dieu fait deux choses, que lui seul peut faire; l'une de se montrer à nous avec tous ses droits sur sa créature et avec tous les charmes de sa bonté. On sent bien qu'on ne s'est pas fait soi-même, et qu'ainsi on n'est pas fait pour soi; qu'on est fait pour la gloire de celui à qui il a plu de nous faire; qu'il est trop grand pour rien faire que pour lui-même ; qu'ainsi toute notre perfection et tout notre bonheur est de nous perdre en lui.

Voilà ce qu'aucune créature, quelque éblouissante qu'elle soit, ne peut jamais nous faire sentir pour elle. Bien loin d'y trouver cet infini qui nous remplit et qui nous transporte en Dieu, nous trouvons toujours au contraire, dans la créature, un vide, une impuissance de remplir notre cœur, une imperfection qui nous laisse toujours retomber en nous-mêmes.

La seconde merveille que Dieu fait est de remuer notre cœur comme il lui plaît, après avoir éclairé notre esprit. Il ne se contente pas de se montrer infiniment aimable; mais il se fait aimer en produisant par sa grace son amour dans nos cœurs: ainsi il exécute lui-même en nous ce qu'il nous fait voir que nous lui devons. Vous direz peut-être que vous voudriez savoir d'une

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