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XII. Du détachement de soi-même.

Qu UAND j'ai dit que quiconque n'est point attaché à soi-même par la volonté en est détaché véritablement j'ai songé à prévenir ou à guérir les scrupules qu'on peut avoir pour les retours qu'on fait sur soi-même. Les ames fidèles à se renoncer sont souvent tourmentées par certaines vues d'intérêt propre qu'elles ont en parlant ou en agissant. Elles craignent de n'avoir pas résisté à une vaine complaisance, à un motif de gloire, au goût d'une commodité, à une recherche de soi-même dans les consolations de la vertu. Tout cela fait peur à une ame tendre; elle s'en accuse. Pour la rassurer, il est bon de lui dire que tout le bien et tout le mal sont dans la volonté. Quand ces retours sur son propre intérêt sont involontaire, ils n'empêchent point qu'on ne soit véritablement détaché de soi.

Mais quand on est réellement détaché de soi, ditesvous, peut-on avoir involontairement ces vues d'intérêt propre qui soient volontaires? A cela je réponds qu'il est rare qu'une ame véritablement détachée d'elle, et attachée à Dieu, se cherche encore pour son propre intérêt de propos délibéré. Mais il est nécessaire, pour la mettre au large et pour l'empêcher d'être continuellement sur les épines, de savoir une bonne fois que les retours involontaires sur notre propre intérêt ne nous rendent point désagréables à Dieu, non plus que les autres tentations auxquelles on n'a donné aucun consentement. D'ailleurs il faut comprendre que les personnes qui ont une sincère piété, mais qui ne sont pas entièrement mortes à la commodité de la vie ou à l'a

pas

mitié, se laissent un peu aller à se rechercher ellesmêmes sur toutes ces choses. On n'y va directement et ouvertement tête baissée, mais on s'y laisse entraîner comme par occasion. On tient encore à soi par toutes ces choses; et une marque évidente qu'on y tient, c'est que si quelqu'un ébranle ces soutiens de la nature, elle est désolée. Si quelque accident trouble le repos de notre vie, menace notre réputation, ou détache de nous les gens dont nous estimons l'amitié, nous sentons alors en nous une vive douleur, qui marque combien l'amour-propre est encore vivant et sensible.

Nous tenons donc encore à nous presque sans nous en apercevoir; et il n'y a que les occasions de perte qui nous découvrent le vrai fond de notre cœur. Ce n'est qu'à mesure que Dieu nous les arrache, ou qu'il fait semblant de nous les arracher, que nous en perdons une propriété injuste et maligne, par le sacrifice que nous lui en faisons.

Tout ce qu'on appelle usage modéré ne nous assure point de notre détachement comme nous en sommes assurés par une privation tranquille. Il n'y a que la perte, et la perte que Dieu opère lui-même, qui nous désapproprie véritablement.

II

En cet état de piété sincère, mais encore imparfaite, on a une infinité de ces recherches secrètes de soi-même. y a un temps où on ne les voit pas encore distinctement, et où Dieu permet que la lumière intérieure n'aille pas plus loin que la force de sacrifier. JésusChrist dit intérieurement ce qu'il disoit à ses apôtres ; (1) J'ai bien d'autres choses à vous découvrir; mais

vous n'êtes pas encore capables de les porter.

(1) Joan. 16, v. 12.

On voit en soi de bonnes intentions qui sont véritables; mais on seroit effrayé si l'on pouvoit voir à combien de choses on tient encore. Ce n'est pas d'une volonté pleine et avec réflexion qu'on a ces attachements on ne dit pas en soi-même, je les ai et je veux les avoir; mais enfin on les a, et quelquefois même on craint de trop creuser et de les trouver. On sent sa foiblesse, on n'ose pénétrer plus loin. Quelquefois aussi on voudroit trouver tout pour tout sacrifier: mais c'est un zèle indiscret et téméraire, comme celui de saint Pierre, qui disoit (1), Je suis prêt à mourir ; et une servante lui fit peur. On cherche à découvrir toutes ses foiblesses; et Dieu nous ménage dans cette recherche. Il nous refuse une lumière trop avancée pour notre état; il ne permet pas que nous voyions dans notre cœur ce qu'il n'est pas encore temps d'en arracher. C'est un ménagement admirable de la bonté de Dieu de ne nous solliciter jamais intérieurement à lui sacrifier quelque chose que nous avons aimé et possédé jusqu'ici sans nous en donner une lumière, et de ne nous donner jamais la lumière du sacrifice sans nous en donner la force. Jusque-là nous sommes à l'égard de ce sacrifice comme les apôtres étoient sur ce que Jésus-Christ leur prédisoit de sa mort : ils n'y comprenoient rien, et leurs yeux étoient fermés à la lumière. Les ames les plus droites et les plus vigilantes contre leurs défauts sont encore dans cet état d'obscurité sur certains détachements que Dieu réserve à un état de foi et de mort plus avancé. Il ne faut point vouloir en prévenir le temps, et il suffit de demeurer en paix, pourvu qu'on soit fidèle

(1) Luc. 22, v. 33.

T. IV.

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dans tout ce qu'on connoît. S'il reste quelque chose à connoître, Dieu nous le découvrira.

Cependant c'est un voile de miséricorde dont Dieu nous cache ce que nous ne serions pas encore capables de porter. On a un certain zèle impatient pour sa propre perfection; on voudroit d'abord voir tout et sacrifier tout mais une humble attente sous la main de Dieu et un doux support de soi-même, sans se flatter dans cet état de ténèbres et de dépendance, nous sont infiniment plus utiles pour mourir à nous-mêmes, que tous ces efforts inquiets pour avancer notre perfection.

Contentons-nous donc de suivre, sans regarder plus loin, toute la lumière qui nous est donnée de moment à autre. C'est le pain quotidien ; Dicu ne le donne que pour chaque jour. C'est encore la manne : celui qui veut en prendre double portion et faire provision pour le lendemain s'abuse grossièrement: elle pourrira dans ses mains, il n'en mangera pas plus que celui qui n'en a pris que pour sa journée.

C'est cette dépendance d'enfant envers son père à laquelle Dieu nous veut plier, même pour le spirituel. Il nous dispense la lumière intérieure, comme une sage mère donneroit à sa fille de l'ouvrage à faire; elle ne lui en donneroit de nouveau qu'au moment que le premier seroit fini.

Avez-vous achevé tout ce que Dieu a mis devant vous? dans l'instant même il vous présentera un nouveau travail; car il ne laisse jamais l'ame oisive et sans progrès dans le détachement. Si au contraire vous n'avez point encore fini le premier travail, il vous cache celui qui doit suivre. Un voyageur qui marche dans une vaste campagne fort unie ne voit rien au-delà d'une

petite hauteur qui termine l'horizon bien loin de lui. Est-il arrivé à cette hauteur, il découvre d'abord une nouvelle étendue de pays aussi vaste que la première. Ainsi dans la voie du dépouillement et du renoncement à soi-même on s'imagine découvrir tout d'un premier coup-d'œil; on croit qu'on ne réserve rien et qu'on ne tient ni à soi ni à autre chose. On aimeroit mieux mourir que d'hésiter à faire un sacrifice universel.

Mais, dans le détail journalier, Dieu nous montre sans cesse de nouveaux pays. On trouve dans son cœur mille choses qu'on auroit juré n'y être pas. Dieu ne nous les montre qu'à mesure qu'il les fait sortir. C'est comme un abcès qui crève : le moment qu'il crève est l'unique qui fait horreur; auparavant on le portoit sans le sentir, et on ne croyoit pas l'avoir : on l'avoit pourtant, et il ne crève qu'à cause qu'on l'avoit. Quand il étoit caché on se croyoit sain et propre ; quand il crève on sent l'infection du pus. Ce moment où il crève est le moment salutaire, quoiqu'il soit douloureux et dégoûtant. Chacun porte au fond de son cœur un amas d'ordures, qui le feroit mourir de honte si Dieu nous en montroit tout le poison et toute l'horreur ; l'amour-propre seroit dans un supplice insupportable. Je ne parle point ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes, je parle des ames qui paroissent droites et pures. On verroit une folle vanité qui n'ose se découvrir et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. On verroit des complaisances en soi, des hauteurs de l'orgueil, des recherches délicates de l'amour - propre, et mille autres replis intérieurs qui sont aussi réels qu'inexplicables. Nous ne les verrons qu'à mesure que Dieu commencera de les faire sortir.

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