CHAPITRE XII. Suite. Des qualités que les citoyens doivent avoir dans la république parfaite; conditions générales du bonheur; influence de la nature, des habitudes et de la raison; union nécessaire de ces trois conditions pour constituer le bonheur de l'individu et de la cité; il faut supposer qu'elles se réunissent dans la cité parfaite. §1. Examinons maintenant ce que sera la constitution elle-même, et quelles qualités doivent posséder les membres qui composent la cité pour que le bonheur et l'ordre de l'État soient parfaitement assurés. Le bonheur en général ne s'obtient qu'à deux conditions: l'une, que le but, la fin qu'on se propose, soit louable; la seconde, qu'on puisse accomplir les actes qui y conduisent. Il est également possible, et que ces deux conditions se rencontrent, et qu'elles ne se rencontrent point. Parfois le but est excellent, et l'on ne possède pas les moyens propres à l'atteindre; parfois on a toutes les ressources nécessaires pour y arriver, et le but est mauvais; enfin on peut se tromper tout à la fois sur le but et sur les moyens; témoin la médecine : tantôt elle ne sait pas juger comme il faut du remède qui doit guérir le mal; tantôt elle ne possède pas les moyens nécessaires à la guérison qu'elle se propose. Dans tous les arts, dans toutes les sciences, il faut donc que le but et les moyens qui peuvent y conduire soient également bons et forts. § 2. Il est clair que tous les hommes souhaitent la vertu et le bonheur; mais y atteindre est permis aux uns et interdit aux autres ; et c'est un effet, soit des circonstances, soit de la nature. La vertu ne s'obtient qu'à certaines conditions, faciles à réunir pour les individus heureusement placés, plus difficiles pour les individus moins favorisés; et l'on peut, même avec toutes les facultés requises, s'égarer dans la route dès les premiers pas. Puisque nos recherches ont pour objet la meilleure constitution, source de l'administration parfaite de l'État, et que cette administration parfaite est celle qui assurera la plus grande somme de bonheur à tous les citoyens, il nous faut nécessairement savoir en quoi consiste le bonheur. § 3. Nous l'avons dit dans notre Morale, si toutefois il nous est permis de croire que cet ouvrage n'est pas dénué de toute utilité : le bonheur est un développement et une application complète de la vertu, non pas relative, mais absolue. J'entends par relative, la vertu appliquée aux besoins nécessaires de la vie; par absolue, celle qui s'applique uniquement au beau et au bien. Ainsi, en fait de justice humaine, la punition et le juste châtiment du coupable sont des actes de vertu; mais c'est aussi un acte de nécessité, c'est-à-dire qu'il n'est bon que parce qu'il est nécessaire; pourtant il serait certainement préférable que les individus et l'État pussent se passer de pénalité. Les actes, au contraire, qui n'ont pour objet que la gloire et le perfectionnement moral, sont beaux dans le sens absolu. De ces deux ordres d'actes, le premier tend simplement à nous délivrer d'un mal; le second, § 3. Dans notre Morale. Morale à p. 52 et suiv. de ma traduction, Nicomaque, liv. I, ch. XI, § 5, p. 1102, édit. de Berlin. tout au contraire, prépare et opère directement le bien. § 4. L'homme vertueux peut savoir noblement supporter la misère, la maladie et tant d'autres maux; mais le bonheur n'en consiste pas moins dans les contraires. Dans la Morale encore, nous avons défini l'homme vertueux : l'homme qui, par sa vertu, ne prend pour des biens que les biens absolus; et il n'est pas besoin d'ajouter qu'il doit aussi savoir faire de ces biens-là un emploi absolument beau, absolument honnête. De là même est venue cette opinion vulgaire, que le bonheur dépend des biens extérieurs. Autant vaudrait attribuer un jeu savant sur la lyre à l'instrument lui-même plutôt qu'au talent de l'artiste. § 5. De ce que nous venons de dire, il résulte évidemment que le législateur doit trouver à l'avance certains éléments de son œuvre, mais qu'il peut aussi en préparer lui-même quelques-uns. Aussi nous a-t-il fallu supposer à l'État tous les éléments dont le hasard seul dispose; car nous avons admis que le hasard était parfois le seul maître des choses; mais ce n'est pas lui qui assure la vertu de l'État; c'est la volonté intelligente de l'homme. L'État n'est vertueux que lorsque tous les citoyens qui font partie du gouvernement sont vertueux; et l'on sait qu'à notre avis, tous les citoyens doivent prendre part au gouvernement de l'État. Cherchons donc comment on forme les hommes à la vertu. Certes, si cela était possible, il serait préférable de les y former tous en même temps, sans s'occuper des individus un à un : § 4. Dans la Morale. Morale à p. 75 de ma traduction, p. 1105, Nicomaque, liv. II, ch. 1, § 6, b, édit. de Berlin. mais la vertu générale n'est que le résultat de la vertu de tous les particuliers. § 6. Quoi qu'il en soit, trois choses peuvent rendre l'homme bon et vertueux: la nature, l'habitude et la raison. Ainsi d'abord, il faut que la nature nous fasse naître de la race humaine, et non de telle autre espèce d'animaux; il faut ensuite qu'elle accorde certaines qualités d'âme et de corps. De plus, les dons de la nature ne suffisent pas; les qualités naturelles se modifient suivant les mœurs, et elles en peuvent recevoir une double influence qui les pervertit ou qui les améliore. § 7. Presque tous les animaux ne sont soumis qu'à l'empire de la nature; quelques espèces en petit nombre sont encore soumises à l'empire des habitudes; l'homme est le seul qui joigne la raison aux mœurs et à la nature. Il faut que ces trois choses concordent entre elles; et souvent la raison combat la nature et les mœurs, quand elle croit meilleur de secouer leurs lois. Nous avons déjà dit à quelles conditions les citoyens peuvent offrir une matière facile à l'œuvre du législateur; le reste est l'affaire de l'éducation, qui agit par les habitudes et par les leçons des maîtres. § 7. Nous avons déjà dit. Voir plus haut, ch. VI, § 2. CHAPITRE XIII. Suite. De l'égalité et de la différence des citoyens dans la cité parfaite; subordination naturelle des âges divers. Les occupations de la paix sont la vie véritable de la cité; il faut savoir user convenablement du repos; la culture de la raison doit être le principal objet que l'homme se propose dans la vie; et le législateur, dans l'éducation des citoyens. § 1. L'association politique étant toujours composée de chefs et de subordonnés, je demande si l'autorité et l'obéissance doivent être alternatives ou viagères. Il est clair que le système de l'éducation devra se rapporter à ces grandes divisions des citoyens entre eux. Si quelques hommes l'emportaient sur les autres hommes autant que, selon la croyance commune, les dieux et les héros peuvent différer des mortels, à l'égard du corps, qu'un coup d'œil suffit pour juger, et même à l'égard de l'âme, de telle sorte que la supériorité des chefs fût aussi incontestable et aussi évidente pour les sujets, nul doute qu'il ne fallût préférer la perpétuité de l'obéissance pour les uns, et du pouvoir pour les autres. § 2. Mais ces dissemblances sont choses fort difficiles à constater; et il n'en est point du tout ici comme pour ces rois de l'Inde qui, selon § 1. La perpétuité de l'obéissance. Aristote se prononce fort nettement ici contre la perpétuité du pouvoir, et par conséquent contre la tyrannie. Voir liv. III, ch. vIII, § 1, et la préface. Voir aussi, liv. I, ch. II, § 15, la même pensée. § 2. Scylax, de Cariandre, géographe et navigateur, vivait au commencement du ve siècle avant |