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dans le reste du monde, avant d'avoir tiré de la Déclaration des Droits tous les fruits qu'elle recèle; et les hommes d'État, malgré le dédain qu'ils affectent souvent pour ces théories, ne font cependant rien de sérieux que par elles et pour elles.

Mais l'histoire, qui sait à quel prix furent achetées ces conquêtes de la raison et de la justice, en connaît mieux toute la valeur. A ses yeux, la Déclaration des Droits résume quarante siècles d'efforts et de luttes, de même qu'elle prépare des siècles plus longs encore de progrès et d'espérance. La Constituante en a su plus que tous les sages qui l'avaient précédée, parce qu'elle a pu mettre à profit leurs leçons. Les sociétés ont ignoré bien longtemps ces conditions légitimes de leur vie et de leur bonheur; les législateurs ne les ont entrevues qu'obscurément; la philosophie même ne les a pas toujours comprises, et les religions les plus saintes n'ont pas su les consacrer. Mais les efforts des nations, des législateurs, des philosophes et des religions n'ont pas été stériles; et, après une bien longue attente, il s'est trouvé un peuple capable de recueillir cet héritage et digne de le féconder. La philosophie qui applaudit sans réserve à ce code éternel des sociétés, est heureuse de le recevoir tout fait des mains de la grande assemblée qu'elle seule anima. Elle n'a rien à y

ajouter, rien à en retrancher; et c'est du haut de cet impérissable monument qu'elle doit porter ses regards, et sur le passé qui contribua à l'élever, et sur l'avenir qui ne l'ébranlera pas.

A la splendeur de cette lumière, il n'est plus possible de s'égarer. S'il est vrai que la nature de l'homme ait des droits inaliénables, l'homme ne doit point les perdre dans la société, qui est sa vraie fin et sa perfection. La société, quelle que soit la forme politique qu'elle se donne, c'est-àdire son gouvernement, doit, dans la mesure où elle connaît ces droits, les respecter et les garantir, en eux-mêmes d'abord, et ensuite dans toutes les conséquences légitimes qu'ils entraînent. La meil leure société sera celle qui assurera le plus complétement le libre exercice de ces droits; le meilleur gouvernement, celui qui saura le mieux les développer et les maintenir dans les citoyens; le politique le plus habile, celui qui les suivra et les appliquera le mieux. A cette large et équitable mesure, on peut apprécier sans erreur, et les sociétés passées, et les gouvernements qui les ont régies, et même les œuvres des philosophes. Platon et Aristote, Montesquieu et Rousseau, peuvent comparaître devant ce tribunal dont ils invoquèrent souvent la juridiction sans en bien voir toute l'étendue; les sociétés antiques et les sociétés

modernes peuvent y être également jugées; les hommes d'État et les législateurs de tous les temps, le paganisme et la religion chrétienne, s'y peuvent présenter tour à tour. La nature humaine, se connaissant enfin après tant d'études et tant d'épreuves, peut leur demander à tous ce qu'ils ont fait pour elle; car c'est elle seule que tous durent avoir en vue, puisqu'ils se sont chargés de la conduire et de l'améliorer, au milieu de tous les obstacles et de toutes les souffrances que la Providence suscite à la sagesse des hommes et à leur courage.

Parmi ces travaux de genres si divers, tous dignes de la reconnaissance de l'humanité, ceux qui méritent le plus d'attention sont ceux des philosophes. D'abord, ils ont contribué au résultat commun; et leur part, qui souvent y est la plus secrète, n'y est ni la moins belle ni la moins efficace. Mais, en outre, ils ont, sur tous les autres, l'avantage incontestable d'être les plus clairs. Le législateur, même le plus prudent, fait son œuvre sans chercher à approfondir ni analyser les principes; il obéit à l'instinct heureux, parfois même infaillible, de son expérience et de son patriotisme. L'homme d'État réfléchit moins profondément encore que le législateur; les intérêts qu'il doit servir, les passions qu'il doit concilier, bien que

trop souvent il les partage, le troublent et l'aveuglent. Dans les conflits de chaque jour, il serait bien embarrassé de dire par quelle lumière supérieure il se guide. De plus, les travaux du législateur sont déposés dans des codes où sa pensée se perd sous des détails obscurs et incertains; celle de l'homme politique va s'éteindre le plus ordinairement dans les archives moins sûres encore de l'histoire. Le philosophe seul parle en son propre nom, à l'abri, autant que l'homme peut l'être, de l'erreur et des illusions. Il se place directement, et sans l'intermédiaire des lois ou des affaires, en face de la nature humaine; et rien ne paraît devoir l'empêcher de la bien observer. Ni le temps ni les lieux ne lui font obstacle; il n'a point même à s'inquiéter des conditions matérielles de la société, ni des circonstances de toutes sortes qui ont tant d'empire sur la destinée des nations, ni des événements qui les élèvent ou qui les ruinent. Il ne s'adresse qu'à la raison, et il semble qu'il n'ait qu'à recueillir ses réponses. Pourtant le philosophe, tout indépendant qu'il est, ne se soustrait jamais entièrement à l'influence du siècle où il vit; il a beau s'abstraire, il tient toujours à son temps; et l'État idéal que traçait Platon se sent encore de la politique grecque, comme la monarchie rêvée par Montesquieu est la copie de la seule monarchie

constitutionnelle que l'Europe possédât alors. Les œuvres des philosophes, quelque individuelles qu'elles paraissent, sont aussi des manifestations sociales; c'est toujours étudier les nations que d'étudier les grands hommes qui les représentent et qui les honorent.

Ainsi, essayer de juger les philosophes sera tout à la fois plus aisé, plus sûr et même plus utile que de juger les législations et les peuples.

Quels sont donc, depuis deux mille ans et plus, les philosophes qui se sont appliqués à comprendre la société et à l'éclairer sur sa nature et ses réels intérêts? Il en est bien peu dont la gloire ait sanctionné les noms et qui aient été immortalisés par elle: d'abord Platon, Aristote et Montesquieu; l'un, le fondateur de la morale; l'autre, l'organisateur de la science; et le troisième, le plus sagace interprète des lois; puis, au-dessous d'eux et à des distances diverses, de vigoureux et même de faciles esprits, Polybe et Cicéron dans l'antiquité, Machiavel à l'aurore des temps modernes, Hobbes et Spinosa au XVIe siècle, Rousseau sur le seuil de la révolution française; les uns ne demandant leurs théories qu'à l'expérience et à l'enseignement de l'histoire, les autres ne les tirant que des déductions de la logique. Les voilà tous ou à peu près; et encore, dans cette élite des penseurs politiques,

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