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politique a-t-elle rien d'exclusif? A-t-elle rien de chimérique? Est-ce qu'elle s'applique uniquement à la cité grecque où elle est née? La vue du philosophe ne s'est-elle pas étendue fort au delà de l'étroite enceinte où la vue de tant d'autres s'est renfermée? Il ne s'est pas borné à savoir seulement ce qu'était l'État dans les républiques de la Grèce. En cherchant à comprendre ce que l'État est en lui-même, il a trouvé ce que l'État doit être; et comme dans ce drame immense, que joue l'humanité sur tant de théâtres divers de temps et de lieux, ces grands acteurs, qu'on appelle les nations, poursuivent sans cesse un dénoûment qui s'éloigne toujours devant elles, bien que toujours elles en approchent, il s'est trouvé que l'idéal du philosophe est la réalité même que les sociétés humaines conquièrent peu à peu, et dont elles jouissent dans la proportion de leurs lumières et de leurs vertus. C'est là, qu'on le sache bien, le grand côté de la politique de Platon; c'est là ce qui la rend éternelle et la recommande pour jamais aux méditations des sages, et, s'il se peut, à celles des hommes d'État. On parle souvent des rêves de Platon; de grands esprits même les ont quelquefois tournés en ridicule. Mais déclarer que ces admirables principes sont des chimères, déclarer qu'ils n'ont rien d'applicable et de réel, ce n'est pas critiquer le

philosophe qui le premier eut la gloire de les découvrir et de les exprimer; c'est déclarer que la justice, la raison, la vertu sont de vains noms. parmi les hommes; c'est nier la nature humaine, l'histoire et la civilisation, qui, autant qu'elles le peuvent, et souvent à leur insu, réalisent ce type divin. La vraie politique est celle qui le reproduit le mieux; les systèmes sociaux et les gouvernements sont d'autant plus dégradés qu'ils s'en écartent davantage; et ces préceptes du disciple de Socrate sont tout ensemble et les plus purs et les plus pratiques de tous.

C'est vraiment avec quelque peine que, de ces théories irréprochables, il nous faut descendre à ces applications qu'en a tentées le philosophe luimême, et qui sont loin d'avoir toujours répondu à ses propres desseins la communauté des biens, celle des femmes et des enfants, la destruction de la propriété, l'éducation toute virile d'un sexe dont la destinée n'est pas tout à fait celle de l'homme, etc. Toutes ces théories ont été réfutées, il y a vingtdeux siècles, par Aristote, et elles ont succombé dès lors sous ses critiques. Plus tard, elles devaient se reproduire encore plus d'une fois avec tout autant de fausseté et avec la grâce platonicienne de moins. Mais, n'en déplaise au génie d'Aristote, ces théories ne sont pas précisément la

politique de son maitre. Certes il est bon de relever de telles erreurs, quand même le juste blâme dont elles ont été frappées ne devrait pas les empêcher de renaître. Mais il eût été bon aussi de signaler les vérités immortelles qui rachètent, et qui, suivant moi, effacent toutes ces fautes. On s'est arrêté à cette république idéale dont Platon a tracé le tableau indécis et peu complet. Mais luimême, fidèle à l'ironie socratique, en a plus d'une fois souri. Il prévoit les réclamations de toutes sortes qu'elle soulèvera; il les admet sans peine ; et s'il trouve les gouvernements de son temps fort éloignés de l'idéal qu'il poursuit, il ne croit pas non plus que le gouvernement nouveau qu'il propose le réalise entièrement. Le but direct de la République n'est donc pas cet état plus ou moins réel, plus ou moins possible, dont Socrate ne s'occupe qu'incidemment; l'objet premier et essentiel de la République, c'est l'étude de la justice considérée dans l'individu et dans l'État. Sans doute, Socrate croit aussi obéir à la justice dans ce gouvernement modèle qu'il décrit; mais il sent et avoue mille fois qu'il peut se tromper dans cette copie, que tant de sociétés et de gouvernements ont faite encore plus infidèle que la sienne; et le seul point où il est sûr de ne pas errer, c'est la nature de la justice et sa souveraineté sociale. Quant à ces théories-là,

il n'y a point à les discuter; il n'y a qu'à les admirer, et, si on le peut, à les mettre en pratique mieux que Platon et les peuples n'ont su le faire.

Il est utile d'ajouter encore que les erreurs du philosophe, comme les erreurs de toutes les grandes âmes, viennent de l'exagération d'excellents principes; elles ne naissent que de l'excès du bien. S'il veut la communauté des terres, des enfants et des femmes, c'est pour établir d'autant plus solidement l'unité civile; la fraternité des citoyens lui semble un avantage si considérable qu'il voudrait de la cité ne faire qu'une famille, et, s'il le pouvait, un grand individu; il immole la nature elle-même, qu'il méconnaît, pour sauver l'État. S'il veut détruire la propriété, c'est surtout pour les guerriers, qui ne posséderont rien en propre, et qui, n'ayant pour tout bien que l'insatiable amour de la vertu et de la patrie, dépendront absolument du reste des citoyens, et ne deviendront jamais les tyrans de ceux qu'ils doivent défendre. Il sait tout ce que le courage qui protége la cité peut entreprendre pour l'asservir; il redoute la tyrannie, même de ces hommes qui joignent les lumières de l'intelligence et de la raison à la force que les armes leur assurent; il veut prévenir le despotisme dans une république où la seule liberté, sage et réglée, doit trouver à jamais place. Enfin, s'il veut donner

aux femmes une éducation militaire que les héroïnes de Sparte n'eussent pu supporter; s'il veut leur donner une éducation philosophique dont si peu d'hommes sont capables, c'est qu'il se fait de la nature de la femme une idée sublime. La femme était dégradée au temps de Platon; ce n'est pas pour elle qu'était l'amour, même dans les désirs les plus chastes et les plus purs du philosophe; c'est parce qu'il veut la relever de cet abaissement qu'il est conduit à l'exalter outre mesure.

Ainsi, lorsque Platon s'égare dans sa route, le but qu'il poursuit sans l'atteindre n'en est pas moins respectable: c'est ou l'unité de l'État, ou la liberté civile, ou la dignité des femmes.

Telles sont à peu près les grandes vérités qui immortalisent la politique de Platon, et telles sont aussi les erreurs qui la déparent. Les unes et les autres, c'est la méthode rationnelle qui les lui a imposées. Platon ne s'est guère adressé qu'à la raison pour découvrir les immuables conditions du pouvoir, et les formes variables que peut recevoir l'organisation sociale. Cette méthode l'a porté à observer avant tout les faits de l'âme humaine; et comme il les a connus admirablement dans l'individu, il a pu transporter à l'État les traits essentiels du tableau que lui révélait la psychologie. Certainement, une analyse plus profonde encore et

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