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<si la chasse est permise contre les bêtes fauves, cette autre chasse qu'on appelle la guerre, doit être permise également contre ces hommes qui, faits par la nature pour obéir, refusent de se soumettre. »

Voilà la théorie de l'esclavage dans toute sa profondeur, mais aussi dans toute son horrible fausseté. Chose vraiment incroyable! le même philosophe qui trace cette hideuse théorie avec tant de sang-froid, n'hésite pas à accorder aux esclaves des vertus, tout comme il en accorde aux hommes libres. Il voit bien qu'il va détruire par cette concession morale la différence essentielle qui sépare les uns et les autres, et qui justifie le despotisme et la soumission. Mais, subjugué par l'évidence même des faits, il déclare que refuser aux esclaves toute vertu, la sagesse, l'équité, la tempérance, est chose absurde; car ils sont hommes, dit-il, et ils ont leur part de raison. » Ils sont hommes ! telle est la grande, l'invincible raison qu'il faut opposer à l'esclavage. Il est inutile d'en alléguer une autre. C'est un attentat contre l'humanité que de réduire son semblable en esclavage. C'est une sorte d'attentat contre Dieu même, qui a fait l'homme avec des caractères qu'il n'est jamais permis de méconnaitre ni d'effacer. Aristote, qui ne craint pas de se contredire, n'en prétend pas moins que l'esclave

est absolument privé de volonté; comme si un homme privé de volonté était encore un être humain !

On comprend que l'esclavage, quelque monstrueux qu'il soit, ait existé en fait. Il existe encore de nos jours, quoique la nature humaine soit aujourd'hui bien mieux connue et bien plus respectée des peuples civilisés. On comprend que les nécessités sociales qu'indique le philosophe, sans d'ailleurs les approfondir, aient pu faire de l'esclavage une loi des nations antiques, qui toutes l'ont admis, sans en excepter le peuple même qui se disait le peuple de Dieu. Mais ce qui doit nous confondre d'étonnement, c'est que des philosophes qui avaient analysé aussi exactement les facultés de la nature humaine, n'en aient pas mieux senti la dignité, et n'aient pas protesté de toute la puissance de leur génie contre l'affreux usage qui l'anéantissait. Platon, qui, plus profondément initié aux mystères de l'âme, aurait dû réclamer le premier et le plus haut, n'a pas du moins introduit l'esclavage dans sa république idéale. Les laboureurs et les artisans chargés des gros ouvrages de la société y sont des citoyens ; le hasard de la naissance n'est point pour eux une cause d'exclusion; et si Dieu les a doués de facultés rares, les hautes fonctions de l'État les attendent et les réclament.

Il ne manquait à Platon que de généraliser ces nobles théories, et d'en montrer l'application possible aux États de son temps. Il ne l'a point fait. Que ce soit là son tort. Mais du moins il a détourné ses regards attristés de la servitude telle qu'elle était alors pratiquée partout. Aristote, au contraire, y a fixé les siens, non point sans doute pour la légitimer dans sa repoussante réalité, mais pour tàcher de lui donner théoriquement quelque base solide, et, par cela même, quelque excuse. Un seul mot explique une si déplorable erreur : l'esclavage était un fait; Aristote, fidèle à sa méthode, l'analyse, et ne le combat pas.

Mais si la méthode historique a conduit Aristote à de telles aberrations, elle le mène souvent aussi à la vérité, quand les faits qu'il constate sont légi– times et conformes à la raison. C'est ainsi que pour bien comprendre l'État, il étudie d'abord la société, dont l'État n'est que la forme, et proclame que la société est un fait de nature, et que l'homme est un être éminemment sociable. Celui qui s'isole et qui ne se réunit pas à ses semblables, est plus ou moins qu'un homme; il est en dehors de l'humanité; « c'est ou une brute ou un dieu. » L'institution d'une société réglée par des lois a donc été un immense service rendu au genre humain. Cette théorie d'Aristote est aussi simple que juste. Elle

n'est que la traduction de ce grand fait qui nous montre partout les hommes en société, parce que, comme le dit Aristote lui-même, la société est la fin et la perfection de l'être humain, et que l'homme reste incomplet et mutilé, s'il ne communique à ses égaux et ne reçoit d'eux les sentiments moraux de tout ordre qui sont sa véritable vie. Quand on se rappelle que tant de philosophes, à commencer par Hobbes et Rousseau, ont méconnu ces grandes vérités, et défiguré l'homme en le faisant insociable et farouche, on accorde à ces opinions d'Aristote plus d'importance que ne semblerait en mériter leur simplicité même. Les lumières d'un siècle fort éclairé n'ont pas empêché Rousseau de se tromper; les obscurités d'une civilisation beaucoup moins avancée n'ont pas égaré le philosophe antique; et l'on doit savoir quelque gré à celui qui le premier a montré des faits de cet ordre avec leur véritable caractère.

Des observations tout à fait analogues ont mené Aristote à une découverte considérable, si d'ailleurs le germe qu'elle renfermait n'a point été fécondé, et s'il est demeuré, malgré ses efforts, à peu près inconnu et stérile: c'est la découverte, qu'on excuse ce mot, de l'Economie politique. La société ne se compose pas seulement des personnes; elle se compose aussi des choses, sans lesquelles les per

sonnes ne subsisteraient pas. Si donc on peut, en étudiant la nature et les conditions des personnes, fonder une science qui n'est autre que la science politique, on doit pouvoir aussi fonder une science des choses, non moins réelle et tout aussi utile. Comment les choses sont-elles produites? Comment se répartissent-elles dans la société? Quelle est la valeur des choses? Qu'ajoute l'échange à cette valeur; et, après l'échange, le commerce? Quel rôle joue la monnaie? Et qu'est-ce que c'est que la richesse?

Telles sont les principales questions que cette science doit approfondir dans sa partie théorique, sans parler de ces autres questions toutes pratiques, et par exemple, celle des monopoles, qu'elle doit discuter également. Cette science nouvelle qu'Aristote distingue de toutes les autres, et de l'économie domestique, qui en est si voisine, il l'appelle d'un nom spécial qu'elle a parfois conservé : la Chrématistique, la science des richesses. Changez le mot; c'est bien l'Économie politique, avec le cortége des principaux phénomènes qu'elle doit expliquer, et régler même, si elle le peut.

Ce serait aller trop loin de dire qu'Aristote a fondé l'Économie politique. Le xvII° siècle a raison de revendiquer cet honneur pour Quesnay, et surtout pour Adam Smith; et l'illustre Écossais n'a

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