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Il est à peine besoin de faire remarquer combien toutes ces théories méritent d'attention. La division des pouvoirs est encore pour nous et dans tous les gouvernements représentatifs une question capitale. Toutes les constitutions libres les séparent, comme le fait le philosophe; et quelles que soient les différences de temps et de circonstances politiques, ici encore Aristote est un guide qu'on peut suivre non pas seulement avec curiosité, mais toujours avec profit.

Au-dessous de ces grandes théories qui donnent tant de prix à son ouvrage, il en est plusieurs autres qu'il est bon de ne pas omettre, quoique moins essentielles, et dont quelques-unes doivent particulièrement nous toucher. Aristote les présente, tantôt à l'occasion des opinions qu'il critique dans ses devanciers, tantôt à l'occasion de ses opinions personnelles. On se rappelle par exemple la réfutation qu'il a faite de la communauté en étudiant le système de Platon. En parlant de Phaléas de Chalcédoine, il examine cette autre question de l'égalité des biens, destinée, comme celle de la communauté, à renaître plus d'une fois, bien qu'elle ne soit pas plus pratique. En exposant les idées d'Hippodamus de Milet, il se demande avec lui jusqu'à quel point l'innovation en politique peut être utile ou fatale aux États, et dans quelle mesure il

convient d'apporter des changements à la constitution; question fort grave qu'un législateur prudent saura se poser et résoudre longtemps à l'avance, afin de ne point en laisser la décision au hasard des révolutions.

Ailleurs, Aristote traite de l'ostracisme, expédient fort employé par la politique des républiques grecques, et que dans les gouvernements parlementaires le jeu régulier des majorités supplée avec grand avantage. Mais à la suite de cette question toute spéciale, le philosophe s'en pose une plus générale, et il se demande quelle doit être la place du génie dans la cité. Quand le ciel fait naître parmi les membres de l'association politique, qui tous doivent être égaux, un de ces personnages rares dont le mérite individuel l'emporte sur le mérite réuni de tous les autres, que doit-on en faire ? Le réduire au niveau commun, n'est-ce pas lui faire injure? « Ces êtres supérieurs sont des dieux parmi les hommes; la loi n'est pas faite pour eux, parce qu'ils sont eux-mêmes la loi vivante. » Si l'on prétend les soumettre à la constitution, ils répondront ce que les lions répondirent au décret rendu par l'assemblée des lièvres sur l'égalité générale des animaux « Il faudrait soutenir de telles préten<tions avec des dents et des ongles comme les nô«< tres. » Bannir les grands hommes dans l'intérêt de

l'égalité commune, base nécessaire de la cité, a pu être utile quelquefois à l'État; Argo, le merveilleux navire de la mythologie, marcha plus rapidement après avoir déposé sur le rivage le trop pesant Hercule. Mais c'est là une violence qu'il faut laisser à la Fable et aux États corrompus.

Ce qu'on doit faire du grand homme, c'est de le faire chef de la cité, non pas pour lui, mais pour elle. Le pouvoir, quand il est remis à de telles mains, est plus utile encore à l'État qu'à celui qui le porte. On a prétendu reconnaître Alexandre dans « ce roi naturel » qu'Aristote impose à la cité, et en faveur duquel il détruit le principe essentiel de l'association civile. On a voulu voir dans cette allusion supposée une flatterie du précepteur à son royale élève. Il n'en est rien; et ce n'est là qu'une hypothèse spirituelle et fausse, puisque Aristote, quelques lignes plus bas, proscrit pour les fils des rois cette hérédité qui avait fait monter Alexandre sur le trône, et qu'il en montre toute l'injustice et tous les dangers. Aristote, en accordant au génie la possession exclusive du pouvoir, n'a pas fait acte de courtisan; il n'a été que prévoyant et sage. L'exemple de Périclès, maître à peu près souverain de la république pendant près de quarante ans, n'était pas loin de lui; et bien d'autres exemples sont venus plus tard justifier la sagacité du philo

sophe. César, Cromwell et, de nos jours, Napoléon en sont les preuves éclatantes. Le génie prend toujours la place suprême dans la cité; et le législateur aurait tort de le menacer d'un ostracisme fort inutile. Le génie est trop rare pour qu'il faille disposer législativement contre lui; et malgré ses écarts, en général, on espère trop qu'il sera bienfaisant pour que jamais les peuples commencent par le proscrire, au lieu de l'employer. L'humanité a été de l'avis d'Aristote; elle a légitimé l'usurpation, toutes les fois que le génie a usurpé, parce que l'intérêt personnel du génie se confond le plus souvent avec l'intérêt de tous. Les peuples se servent du grand homme à leur profit et au sien en le plaçant à leur tête.

Mais dans le cours ordinaire des choses, Aristote est si peu le partisan du pouvoir individuel qu'il s'est efforcé de toutes les manières de prouver le droit des majorités à la souveraineté politique. Il a institué sur ce point une discussion spéciale. Il a pesé les arguments que les prétendants peuvent faire valoir; il a écouté les réclamations de la richesse et de la pauvreté, qui a le nombre pour elle, celles de la vertu même et du mérite; après une longue et minutieuse enquête, il s'est déclaré pour la masse des citoyens aussi nettement que pourrait le faire un démocrate de nos jours. Sans doute, les

individus pris isolément dans la foule n'ont pas une très-grande valeur. Mais tous réunis ils en ont une immense. « C'est comme un repas à frais communs, qui est toujours plus splendide que le repas donné par un seul convive. » C'est comme la richesse de la multitude, qui est toujours plus grande que celle du plus riche citoyen, quoique la multitude soit composée de pauvres. C'est comme sa force, qui est irrésistible, et contre laquelle ne peut lutter le plus fort des hommes. Le jugement de la foule est exquis dans les arts, bien que les individus qui le forment ne soient pas des artistes. S'il faut des architectes pour juger l'œuvre d'un architecte, celui qui habite la maison sait cependant bien mieux que celui qui pourrait la bâtir ce qu'elle a de bon ou d'incommode. On peut décider du mérite de l'œuvre sans connaître l'art. La foule aussi prononce d'une manière à peu près infaillible sur le mérite des magistrats qu'elle se donne, car c'est à elle que s'applique l'action du pouvoir; et c'est elle surtout qui peut en bien juger. D'ailleurs, dans la pensée d'A– ristote, la souveraineté de la majorité n'est que relative. La souveraineté absolue n'appartient qu'aux lois fondées sur la raison, doctrine toute platonicienne, que nous avons vue renaître de nos jours, presque sous la même forme, et que les grands esprits de tous les temps ont adoptée, parce qu'elle

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