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Aristote et Platon, et qu'ils n'eussent pas comprises sans quelque peine. Au fond, il n'y a qu'un principe dans l'État, tout aussi bien qu'il n'y en a qu'un seul dans l'individu : c'est celui du bien, de la justice, de la raison, auquel sont tenus de se soumettre les citoyens et les magistrats, les tyrans et les sujets, et auquel tous rendent au moins un hommage apparent. Que, d'ailleurs, il arrive trop souvent que ce noble et puissant ressort n'ait pas toute son action, et qu'il soit remplacé par d'indignes expédients, le fait n'est que trop réel. Mais il faut que le philosophe ne l'observe que pour le blâmer; et il doit craindre, en s'arrêtant trop complaisamment à l'examen de ces vices politiques, à la fois de se méprendre sur l'humanité et d'encou

rager ses erreurs.

De ces prétendus principes, il en est deux qui méritent si peu l'attention du sage, que ce sont eux précisément qui perdent les États, qu'ils devraient pourtant animer et faire vivre. L'honneur, tel que l'entend Montesquieu, a précipité la ruine de la monarchie française: « Le préjugé de chaque personne et de chaque condition » a contribué à relâcher tous les liens politiques, à fausser tous les vrais rapports du monarque et des sujets; et il s'est trouvé tout à coup qu'une royauté entourée de sa cour dévouée, mais impuissante, fut isolée

dans la nation, qui ne la connaissait pas, et qui ne tarda pas à l'anéantir. L'honneur, avec ses préférences et ses distinctions,» avait fait un vide immense autour du monarque; et cette atmosphère factice, qui n'était point à l'usage du reste de l'État, étouffa bientôt ceux même qui croyaient y respirer. Si l'honneur perd les monarchies, la crainte n'est guère plus favorable au despote. Sans doute, il l'impose; mais il la ressent lui-même; et le plus souvent il succombe aux conspirations de ses peuples et même de ses favoris. Aristote ne se trompait point quand il proclamait, d'accord avec l'histoire, que le moins stable des gouvernements, c'est la tyrannie, malgré toutes ses précautions et toutes ses manœuvres. Reste enfin le principe de la vertu pour la démocratie. Celui-là est profondément vrai. Mais Montesquieu aurait dû voir qu'il ne s'appliquait pas seulement aux États démocratiques. La vertu politique, c'est à-dire, l'amour des citoyens pour le gouvernement qui les régit, est la condition nécessaire de durée pour tous les gouvernements sans exception. C'est là un axiome que les politiques grecs ont répété sous toutes les formes, que le bon sens de Voltaire* a

• Montesquieu dit, dans une lettre à l'abbé de Guasco, août 1752 : : « Quant à Voltaire, il a trop d'esprit pour m'entendre. » Le mot est piquant; mais il n'est pas très-juste; les observations de Voltaire le prouvent.

signalé comme eux, et qui condamne irrévocablement, bien qu'à des degrés divers, et le despotisme, parce que nul ne peut aimer l'injustice, et l'honneur, parce que trop souvent ses maximes subtiles contredisent la raison, qui seule est digne d'être aimée par l'homme.

Mais cette théorie du principe des gouvernements, fausse en elle-même, devait en outre porter des conséquences qui ne le sont pas moins.

Platon et Aristote avaient donné à l'éducation une importance qui n'avait rien d'exagéré, quelque grande qu'elle fût. Montesquieu a consacré aussi tout un livre de son ouvrrge à cet objet essentiel. Mais, entraîné par son système, il pose d'abord en règle que les lois de l'éducation doivent être relatives au principe du gouvernement, et il conclut sans la moindre hésitation que « ces lois, dans les monarchies, doivent avoir pour objet l'honneur; dans les républiques, la vertu ; et dans le despotisme, la crainte. » Montesquieu a dit certainement des choses pleines de finesse et de grâce sur l'éducation monarchique. Il a de plus rendu toute justice à la mâle éducation que des États de l'antiquité surent imposer à leurs enfants; parfois même, dans son admiration pour la Grèce et pour Rome, il n'a pas été fort équitable envers son temps, qui n'est guère fait, selon lui, que pour « les

petites âmes. Mais n'est-ce pas se méprendre profondément sur ce noble sujet de l'éducation, que d'ériger, en principes nécessaires et utiles, les aveugles abus qui la faussent et la dénaturent? Helvétius n'a-t-il pas mille fois raison quand il s'étonne que, dans l'Esprit des Lois, « on enseigne ce qu'il faut qu'on fasse pour maintenir ce qui est mal; » et qu'on puisse s'imaginer « qu'en matière de gouvernement et d'éducation, il y ait une autre question que de savoir ce qui est le plus propre à assurer le bonheur des hommes. » Une fois sur cette pente, Montesquieu ne peut s'y arrêter, et il en arrive à préconiser le gouvernement des Jésuites au Paraguay, les mettant, en compagnie de Guillaume Penn, sur la même ligne que Lycurgue. Il en arrive à recommander la communauté des biens proposée par Platon, la suppression du commerce et de tous rapports avec les étrangers. C'est vraiment obéir bien aveuglément à la logique; et les principes qui poussent un tel esprit à de pareilles conséquences sont bien faux, puisqu'ils l'ont tant égaré.

Une erreur non moins grave, qui sort des précédentes, remplit tout le livre suivant : c'est que les lois décrétées par le législateur sur toutes les matières doivent être, comme celles de l'éducation, relatives au principe du gouvernement. Les lois,

pour être bien faites, sont donc tenues, dans les républiques, d'inspirer la vertu, c'est-à-dire l'amour de l'égalité et de la frugalité; dans les monarchies, de se rapporter à l'honneur, « enfant et père de la noblesse; enfin dans les États despotiques, où elles sont d'ailleurs fort peu nombreuses, de maintenir perpétuellement les sujets dans la terreur. Montesquieu attache à tout ceci tant d'importance que ses considérations sur le despotisme sont plus longues que celles qu'il consacre à la démocratie et à la monarchie; et comme dans un tel chemin on ne peut faire que de faux pas, c'est là qu'il se déclare pour la vénalité des charges. Afin de justifier ce déplorable abus, il en vient à préférer l'avis de Suidas et d'Anastase à celui de Platon. Mais Platon, ajoute-t-il, parle d'une république fondée sur la vertu, et nous parlons d'une monarchie. Or, dans une monarchie où, quand les charges ne se vendraient pas par un règlement public, l'indigence et l'avidité des courtisans les vendraient tout de même, le hasard donnera de meilleurs sujets que le choix du prince. » Et l'on sait de quelles charges Montesquieu entend parler. Ce n'est pas seulement des charges de finances; c'est encore des charges de judicature; et le préjugé est si fort en lui qu'il ne balance pas à sanctionner ce monstrueux trafic,

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