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sages, appartenaient à la foi, au moins par leur silence. De tous ces monuments d'une incrédulité hardie et savante, qui plus tard doivent enfanter une révolution des esprits plus grande que celle de la Réforme, aucun encore n'avait paru. Le Traité théologico-politique de Spinosa, d'où est sortie toute la critique anti-chrétienne du siècle suivant et du nôtre, ne vit le jour qu'au lendemain de la publication des Pensées (1670).

Rien ne serait donc plus faux que de se figurer Pascal comme un esprit libre et flottant, qui part du doute universel, et qui, s'enfonçant dans ce vide jusqu'à ce qu'il trouve un fond qui résiste, arrive ainsi à la foi. Pascal part de la foi; elle est chez lui invétérée, profonde, inébranlable; et c'est en chemin qu'il rencontre le doute, non comme un principe, mais comme un obstacle.

Le scepticisme en effet se présentait de tous côtés autour de lui. Autant était faible encore et peu dangereuse l'incrédulité dogmatique, celle qui nie formellement ce que tout le monde croit, autant était déjà redoutable le scepticisme qui la prépare, qui l'insinue par la critique, non en attaquant directement les croyances, mais en contestant les preuves sur lesquelles elles s'appuient; ne renversant rien, mais ébranlant tout. Quand le P. Mersenne soutenait qu'il y avait à Paris cinquante mille athées (a), ou quand Nicole écrivait (lettre 45): « Il faut donc que vous sachiez que la grande hérésie » du monde n'est plus le lutheranisme ou le calvinisme, que c'est » l'athéisme; » sans doute qu'ils appelaient athées non pas tant des gens qui niaient Dieu absolument, que des esprits amenés par le scepticisme à ne savoir qu'en penser. Le scepticisme circulait en effet sourdement sous l'apparente soumission des intelligences aux choses établies, et le xvIIIe siècle allait en sortir. Fontenelle était né depuis cinq ans déjà quand Pascal est mort.

Le scepticisme remplissait d'ailleurs un livre que tout le monde lisait et qui était déjà classique, le livre de Montaigne; c'est là que le puisaient La Mothe le Vayer et d'autres encore; c'est là qu'il étonna Pascal et qu'il l'arrêta. Pascal parait avoir lu peu de livres; mais ce qu'il daignait lire, il le lisait si bien qu'il le faisait passer en lui tout entier; il y a une expression proverbiale: homo unius libri; Pascal a été l'homme de deux livres, l'un sacré et l'autre

(a) Voyez l'Introduction aux Pensées de Pascal, de François de Neufchâteau, dans

l'édition des OEuvres de Pascal de 1849.

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profane, la Bible et les Essais. Pas un argument de Montaigne ne fut perdu pour lui, et il subit ou plutôt il accepta avec une complaisance qui étonne, l'influence de ce maître si différent de lui, et qui fait d'ailleurs si peu d'effort pour commander. Pascal est aussi ardent que Montaigne est tiède et même froid, logicien aussi serré et aussi opiniâtre que Montaigne est indécis et flottant, aussi essentiellement chrétien que Montaigne est naturellement païen. Raison de plus : il trouvait ainsi chez Montaigne l'objection dans toute sa force, et, ce qui est étrange, c'était Montaigne lui-même qui lui fournissait le moyen de la lever.

Montaigne, quoiqu'il soit le père des incrédules, ne parle pas pourtant en incrédule. Il professe la foi catholique; il déclare que son pyrrhonisme s'arrête devant la révélation; il fait plus, il prétend établir la foi et l'assurer par son pyrrhonisme mème. Il est certain que la croyance à une révélation repose nécessairement sur le sentiment de la faiblesse de l'esprit de l'homme et de son impuissance à trouver la lumière dont il a besoin. C'est ce que Platon exprimait déjà par la bouche de Socrate: « Je crois que, sur de telles » matières, arriver à l'évidence en cette vie est impossible ou très» difficile... Il faut pourtant tâcher de savoir ce qui en est, et, si » on ne peut y parvenir, on prendra parmi les opinions humaines » la meilleure et celle qui résiste le mieux, et on s'y établira comme » sur un radeau pour traverser la vie, à moins qu'on ne puisse » trouver à s'embarquer sur un vaisseau plus solide et sur une » parole divine qui nous conduise en toute sûreté au terme du » voyage. » (Phédon, p. 85.) Mais ce n'est pas ainsi que parle Montaigne; selon ses discours, la raison n'est pas insuffisante, elle est nulle et absolument incapable de rien trouver. Il n'y a nulle part pour notre esprit ni vérité ni même vraisemblance. Vous allez dire: La religion n'est donc pas plus croyable que le reste? Au contraire, plus il se trouve que rien n'est vrai ni vraisemblable, plus la religion triomphe. Et comment? C'est qu'elle est ainsi débarrassée de toute difficulté qui viendrait de la raison. Mais Pascal a analysé l'argumentation de Montaigne de manière à ce qu'on ne songe pas à refaire ce travail après lui. (Voyez l'Entretien avec Saci, page XXXVIII.) Charron a répété les mêmes principes sous une forme plus précise et plus arrêtée, comme toujours, dans le livre de la Sagesse (II, 2). Cette théologie sceptique, assez suspecte par elle

même et par ses auteurs, fut pourtant prise au sérieux et généralement acceptée, soit que la charité ne permît pas de taxer d'irréligion ceux qui s'étaient déclarés enfants soumis de l'Église, soit plutôt que le commun des hommes eussent leurs raisons pour n'y pas regarder de si près, heureux de concilier par cette méthode la foi qu'ils voulaient continuer de respecter et le doute qui les envahissait malgré eux.

C'est une chose fort remarquable que le P. Garasse n'ayant pas voulu être dupe de ce qui nous paraît comme à lui une tactique perfide, et ayant dénoncé l'incrédulité profonde qui lui paraissait cachée sous la fausse réserve de Charron, le second père du jansénisme, le dogmatique et intolérant abbé de Saint-Cyran, prit la défense du sceptique. Il est vrai que cette apologie n'a rien de bien sérieux (a), mais enfin quand Pascal prend Montaigne et son pyrrhonisme dévot au pied de la lettre, il y est autorisé par SaintCyran.

Cependant que devons-nous croire? Charron disait, dans le passage que nous indiquions tout à l'heure : « Iamais academicien ni » pyrrhonien ne sera heretique; » et voilà que ce sont précisément deux sectaires, l'un le chef du jansénisme français, l'autre le plus éloquent champion de ces opinions triées et particulières (b), qui s'associent à ce pyrrhonisme philosophique. Ce qui explique cela, c'est que les jansénistes ont un double caractère s'ils sont en dehors de l'orthodoxie, c'est précisément parce qu'ils s'attachent au dogme jusqu'à l'outrer. Ils font la guerre à la fois à l'autorité et à la raison contre l'autorité ils sont raisonneurs; mais contre la raison

(a) Elle se trouve dans un livre anonyme, et ce livre est un de ces lourds pamphlets tout personnels, où l'auteur est beaucoup plus occupé de dire des injures à son prochain que de développer une thèse sérieuse. Il ne s'intéresse en aucune façon à Charron, et ne songe qu'à signaler des bévues dans le livre du Jésuite. Il nous annonce quatre tomes qui contiendront : « le premier, une in>>finité de fautes qu'il a commises alléguant l'Ecriture sainte, saint Augustin, >> saint Basile de Séleucie; le second, un nombre innombrable de fautes, alléguant » les autres saints Pères et auteurs séculiers, etc. » Parmi ces auteurs, il trouve Charron; il avoue alors naïvement qu'il ne l'avait jamais lu, mais ayant eu lieu de soupçonner la mauvaise foi du Jésuite, « J'ai voulu, dit-il, m'éclairer du fond de » l'affaire par l'achat que j'ai fait de ses livres, et par la confrontation que j'ai faite » des passages que vous décriez. » Et il discute en effet des phrases isolées sans embrasser jamais l'ensemble et l'esprit, interprétant dans le sens le plus édifiant tout ce qui pourrait embarrasser.

(b) Expression de Charron.

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ils sont pyrrhoniens, ou du moins ils trouvent dans le pyrrhonisme un allié puissant. M. Cousin a développé cette affinité étrange, ou plutôt ce besoin que le jansénisme a du pyrrhonisme avec une autorité et une force qui me dispensent d'y insister davantage (Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1845).

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Charron avait essayé de désavouer les conséquences dangereuses à l'égard de la foi qu'on pouvait tirer de sa doctrine. Après ces mots : << Iamais academicien ni pyrrhonien ne sera heretique,» il ajoute : « L'on dira peut-estre qu'il ne sera iamais aussi chrestien ni catho>>lique, car aussi bien sera-il neutre et sursoyant à l'un qu'à » l'autre : c'est mal entendre ce qui a ete dit; c'est qu'il n'y a point » de surseance, ne lieu de iuger, ny liberté, en ce qui est de Dieu. » Il le faut laisser mettre et graver ce qu'il luy plaira, et non » autre. » Mais Montaigne, moins systématique, plus libre, plus ouvert, confesse spirituellement tout le danger de la méthode sceptique en théologie. « Ce dernier tour d'escrime icy, il ne le » fault employer que comme un extreme remede; c'est un coup » desesperé, auquel il fault abandonner vos armes, pour faire » perdre à vostre adversaire les siennes; et un tour secret, duquel » il se fault servir rarement et reserveement. C'est grande temerité » de vous perdre pour perdre un aultre; il ne fault pas vouloir » mourir pour se venger... Nous secouons icy les limites et der» nieres clostures des sciences, auxquelles l'extremité est vicieuse, » comme en la vertu. Tenez-vous dans la route commune, il ne fait » pas bon estre si subtil et si fin. Souvienne-vous de ce que dict le >> proverbe toscan:

> Chi troppo s' assottiglia si scavezza.

» le vous conseille, en vos opinions et en vos discours, autant » qu'en vos mœurs et en toute aultre chose, la moderation et l'at» trempance, et la fuyte de la nouvelleté et de l'estrangeté : toutes » les voyes extravagantes me faschent. » (Apol., p. 241.)

Cet avertissement n'a pas arrêté Pascal. Il s'est saisi de cette arme, avec laquelle on voulait seulement lui donner une leçon d'escrime, et il s'en est servi pour un combat sérieux et mortel. Est-ce donc qu'il serait dupe de Montaigne? Mais quelle parole! Un esprit de cette force peut être dupe quelquefois de sa propre imagination, de ses propres idées : il n'est jamais vulgairement la

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dupe d'autrui. Pascal voyait si bien le danger du pyrrhonisme, qu'il emploie à le conjurer tout l'effort de son génie. Il n'ignore donc pas où on peut aller en suivant Montaigne, il a sondé la profondeur de l'abîme où il se jette, il sait que l'homme doit s'y perdre; mais il compte sur Dieu : non pas le Dieu de Montaigne et de Charron, habituellement absent et oublié, et seulement appelé de bien loin au dénoùment, mais un Dieu toujours présent et sensible, qui est sa vie même, et dont il ne peut s'éloigner, quelque part qu'il aille, car il le porte en lui. Sa foi fait l'intrépidité de son pyrrhonisme. Ainsi la Sibylle conduit Énée à travers le vide d'une nuit sans lumière :

Ibant obscuri sola sub nocte per umbram.

Mais quand le héros s'engage, non sans terreur, dans ces espaces peuplés de fantômes, il sait que les dieux le protégent et que l'Élysée l'attend.

Je ne veux pas dire que le pyrrhonisme ne soit pour Pascal qu'une sorte de fiction ou d'hypothèse. Non, il est pyrrhonien dans toute la sincérité de son âme, il l'est formellement, absolument, audacieusement. « Le pyrrhonisme est le vrai (XXIV, 1).» Pour s'être présenté tard à sa pensée, le doute ne lui avait pas fait des impressions légères; rien n'entrait dans un esprit aussi rigoureux sans le pénétrer jusqu'au fond. Il n'essaie pas d'échapper au doute, il s'y enfonce au contraire, espérant tirer du doute même le secret de son salut. M. Cousin a établi ce scepticisme de la manière la plus péremptoire, et tout ce qu'on a dit à l'encontre est sans valeur. Au reste, notre édition même, où chaque phrase sceptique du texte ressort par les corrections des éditeurs indiquées en note, est là-dessus une démonstration perpétuelle et irréfutable. Pascal admet tous les principes du scepticisme, il en admet toutes les conséquences : les principes, c'est-à-dire que l'homme ne peut rien connaitre avec certitude, soit parce que les choses elles-mêmes n'ont aucune essence constante, soit parce qu'il n'a aucune prise sur elles, et que toutes ses facultés sont trompeuses; les conséquences, c'est-à-dire que tout l'ordre du monde n'a aucun fondement solide, qu'il n'y a point de science, mais des opinions; point de morale, mais des mœurs point de droit naturel, mais des coutumes; que l'autorité

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