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ses affaires ? Qui aurait recours à lui dans ses afflictions ? Et enfin à quel usage de la vie le pourrait-on destiner?

En vérité, il est glorieux à la religion d'avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu'elle sert au contraire à l'établissement de ses principales vérités. Car la foi chrétienne ne va principalement qu'à établir ces deux choses : la corruption de la nature, et la rédemption de Jésus-Christ. Or, s'ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mæurs, ils servent au moins é admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés.

Rien n'est si important à l'homme que son état; rien ne lui est si redoutable que l'éternité. Et ainsi, qu'il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être , et au péril d'une éternité de misères, cela n'est point naturel. Ils sont tout autres à l'égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu'aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d'une charge, ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c'est celui-là même qui sait qu'il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion . C'est une chose monstrueuse de voir dans un même cæur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C'est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel ', qui marque une force toute-puissante qui le cause.

Il faut qu'il y ait un étrange renversement dans la nature de l'homme pour faire gloire d'être dans cet état, dans lequel il sem

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« Ils servent au moins. » La finesse, et je dirais presque la subtilité avec laquelle Pascal tourne l'objection en démonstration est admirable.

« Sans inquiétude et sans émotion. » Cela n'est pas quand la mort est présente ou évidemment prochaine, mais seulement tant qu'elle reste dans un lointain indéterminé; et alors il en est de même de tous les autres maux.

Je ne sais pas prévoir les malheurs de si loin. 3 « Un assoupissement surnaturel. » Pascal appelle surnaturel et monstrueux ce qui est une nécessité de notre nature : car tout homme, même le plus croyant, éprouvant l'horreur de la mort, tous passeraient toute leur existence dans la rage et le désespoir. Nicole parle comme Pascal (De la crainte de Dieu , ch. 3).

* « Pour faire gloire d'être dans cet état. » C'est pourtant le sentiment qui inspire Lucrèce, et que Virgile a rendu à son tour en si beaux vers; mais ce dont ils

ble incroyable qu'une seule personne puisse être. Cependant l'expérience m'en fait voir en si grand nombre que cela serait surprenant, si nous ne savions que la plupart de ceux qui s'en mélent se contrefont et ne sont pas tels en effet. Ce sont des gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l'emporté. C'est ce qu'ils appellent avoir secoué le joug, et qu'ils essaient d'imiter. Mais il ne serait pas difficile de leur faire entendre combien ils s'abusent en cherchant par là de l'estime. Ce n'est pas le moyen d'en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde ? qui jugent sainement des choses, et qui savent que la seule voie d'y réussir : est de se faire paraître honnête, fidèle, judicieux, et capable de servir utilement son ami; parce que les hommes n'aiment naturellement que ce qui peut leur étre utile “. Or, quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme, qu'il a donc secoué le jougó, qu'il ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions; qu'il se considère comme seul maître de sa conduite, et qu'il ne pense en

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se vantent, ce n'est pas de savoir qu'ils ne seront plus, c'est de se sentir libres des erreurs vulgaires et des terreurs du Tartare.

Atque metus omnes et inexorabile fatum

Subjecit pedibus strepitumque Acherontis avari. Au reste, les hommes à qui Pascal s'adresse n'étaient pas en général de grands philosophes, mais des esprits vifs et légers , entrainés par la passion, par l'humeur, par la mode, par tous ces motifs frivoles qui, suivant Pascal lui-même, disposent des hommes.

'« A faire ainsi l'emporté. » On voit par Molière et Boileau que ce portrait est fidèle :

Vois-tu ce libertin en public intrépide
Qui prêche contre un Dieu que dans son âme il croit;
li irait embrasser la vérité qu'il voit,
Mais de ses faux amis il craint la raillerie,

Et ne brave ainsi Dieu que par poltronnerie (Ép. III). Mont., Apol., p. 46 : « L'atheïsme estant une proposition comme desnaturee et » monstrueuse , difficile aussi et malaysee d'establir en l'esprit humain, pour inso» lent et desreglé qu'il puisse estre, il s'en est veu assez, par vanité, et par fierté ► de concevoir des opinions non vulgaires et reformatrices du monde, en affecter la » profession par contenance; qui, s'ils sont assez fols, ne sont pas assez forts pour » l'avoir plantee en leur conscience... Hommes bien miserables et escervellez, qui v taschent d'estre pires qu'ils ne peuvent! »

« Les personnes du monde. » Par opposition à ceux qui font profession de piété, aux dévots.

D'y réussir. » C'est-à-dire de réussir dans le monde.

Que ce qui leur peut être utile. » Si ce principe était bien médité par la jeunesse, il préviendrait les illusions et les mécomptes ; il l'empêcherait de croire qu'on puisse prétendre au respect et à l'admiration des hommes par cela seul qu'on a quelque vivacité d'esprit, de l'imagination et des passions.

Qu'il a donc secoué le joug. » Donc a ici le même sens que dans cette phrase où on l'emploie sans cesse, je dis donc. Le manuscrit porte, qui nous dit qu'il a donc.

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rendre compte qu'à soi-même? Pense-t-il nous avoir portés par là à avoir désormais bien de la confiance en lui, et à en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie? Prétendent-ils nous avoir bien réjouis, de nous dire qu'ils tiennent que notre âme n'est qu'un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et content? Est-ce donc une chose à dire gaiement? et n'est-ce pas une chose 2 à dire tristement au contraire, comme la chose du monde la plus triste?

S'ils y pensaient sérieusement, ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l'honnêteté, et si éloigné en toute manière de ce bon air qu'ils cherchent, qu'ils seraient plutôt capables de redresser que de corrompre ceux qui auraient quelque inclination à les suivre. Et, en effet, faites-leur rendre compte3 de leurs sentiments, et des raisons qu'ils ont de douter de la religion; ils diront des choses si faibles et si basses, qu'ils vous persuaderont du contraire. C'était ce que leur disait un jour fort à propos une personne: Si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait-il, en vérité vous me convertirez ". Et il avait raison; car qui n'aurait horreur de se voir dans des sentiments où l'on a pour compagnons des personnes si méprisables!

Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments seraient bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S'ils sont fàchés dans le fond de leur cœur de n'avoir pas plus de lumière, qu'ils ne le dissimulent pas : cette déclaration ne sera point honteuse. Il n'y a de honte qu'à n'en point avoir'. Rien n'accuse davantage une extrême faiblesse d'esprit que de ne pas connaître quel est le malheur d'un homme sans Dieu; rien ne marque davantage une mauvaise disposition du cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles; rien n'est

1 << Prétendent-ils. » Pascal revient au pluriel, qu'il avait employé jusqu'à ces mots: ouir un homme qui nous dit.

2 « Et n'est-ce pas une chose. » Combien de sentiment et d'amertume dans toutes ces interrogations!

3 « Faites-leur rendre compte. » P. R. pour éviter le mauvais son, en effet faites, a écrit, si on leur fait, ce qui est bien moins vif.

4 « Vous me convertirez. » Il semble que ce mot est l'original de celui qu'on attribue à Duclos parlant de philosophes de cette sorte: Ils en feront tant qu'ils me feront aller à confesse.

« « Qu'à n'en point avoir. » Qu'à n'être pas honteux d'être sans croyance, et, comme on disait alors, sans foi ni loi.

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plus lâche que de faire le brave contre Dieu. Qu'ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement capables : qu'ils soient au moins honnêtes gens", s'ils ne peuvent être chrétiens , et qu'ils reconnaissent enfin qu'il n'y a que deux sortes de personnes qu'on puisse appeler raisonnables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur cæur, parce qu'ils le connaissent; ou ceux qui le cherchent de tout leur cæur, parce qu'ils ne le connaissent pas.

Mais pour ceux qui vivent sans le connaître et sans le chercher, ils se jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin des autres; et il faut avoir toute la charité * de la religion qu'ils méprisent, pour ne les pas mépriser jusqu'à les abandonner dans leur folie. Mais parce que cette religion nous oblige de les regarder toujours, tant qu'ils seront en cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu'ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes , et que nous pouvons au contraire 6 tomber dans l'aveuglement où ils sont, il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu'on fît pour nous si nous étions à leur place, et les appeler à avoir pitié d'eux-mêmes, et à faire au moins quelques pas pour tenter s'ils ne trouveront pas de lumières. Qu'ils donnent à cette lecture' quelques-unes de ces heures qu'ils emploient si inutilement ailleurs : quelque aversion qu'ils y apportent ', peut-être ren

!« Rien n'est plus lâche. » Il semble que c'est là que Boileau a pris le trait qui termine le passage cité plus haut. En effet, l'épitre ui est de 1673; c'est en 1670 qu'avait paru la première édition des Pensées. Que cette répétition du même tour est passionnée! quelle ardeur dans tout ce morceau ! 2 « Honnêtes gens. » Dans le sens ou Pascal a déjà employé ce mot.

« S'ils ne peuvent être chrétiens. » P. R., s'ils ne peuvent encore; et plus loin, parcequ'ils ne le connaissent pas encore. Cette addition a pour objet de faire comprendre que ces hommes de bonne soi doivent nécessairement finir par trouver ce qu'ils cherchent, et par être chrétiens. P. R. a ajouté, dans la même intention, toute cette phrase : « C'est donc pour les personnes qui cherchent Dieu sincère» ment, et qui, reconnaissant leur misère, désirent véritablement d'en sortir, qu'il » est juste de travailler, afin de leur aider [de les aider) à trouver la lumière qu'ils ► n'ont pas. »

« Toute la charité. » Cette charité de Pascal est sombre et amère.

« Que nous ne sommes. » Car la grâce souffle où il lui plait : Spirilus ubi vult spiral (JEAN, MI, 8). La grâce est toute gratuite, et nous ne pouvons la mériter. C'est la doctrine janseniste.

* « Et que nous pouvons au contraire. » Serait-il donc insensible à cet aveuglement si lui-même n'était en danger d'y tomber? ia « A cette lecture. » C'est-à-dire, à la lecture de cet ouvrage.

« Quelque aversion qu'ils y apportent. v Ces mots durs sont supprimés dans P.R.

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PENSÉES. contreront-ils quelque chose, ou du moins ils n'y perdront pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apporteront une sincérité parfaite et un véritable désir de rencontrer la vérité, j'espère qu'ils y auront satisfaction, et qu'ils seront convaincus des preuves d'une religion si divine, que j'ai ramassées ici , et dans lesquelles j'ai suivi à peu près cet ordre 1...

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Que l'on juge donc là-dessus ? de ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de la vie, qui se laissent conduire à leurs inclinations et à leurs plaisirs sans réflexion et sans inquiétude, et, comme s'ils pouvaient anéantir l'éternité : en en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet instant seulement 4.

Cependant cette éternité subsiste, et la mort, qui la doit ouvrir, et qui les menace à toute heure, les doit mettre infailliblement dans peu de temps dans l'horrible nécessité d'être éternellement ou anéantis ou malheureux, sans qu'ils sachent laquelle de ces éternités leur est à jamais préparée...

Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, dont il faut faire sentir l'extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comment raisonnent les hommeso, quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu'ils sont, et sans rechercher d'éclaircissement. Je ne sais, disent-ils...

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Entre nous, et l'enfer’ ou le ciel, il n'y a que la vie entre deux,

7 qui est la chose du monde la plus fragile.

1 « A peu près cet ordre. » On voit que ce morceau devait entrer dans la préface du livre que méditait Pascal. Mais qu'était-ce que cet ordre? On peut en prendre une idée par l'exposé qui se trouve dans la notice de madame Périer.

? « Que l'on juge donc là-dessus. » Ce fragment fait partie d'une variante assez étendue de cette espèce de préface , qui se trouve à la suite dans les copies.

« Anéantir l'éternité. » Alliance de mots bien originale. Cf. II, 6.

« Dans cet instant seulement... Cet instant, c'est la vie; car il est indubitable que le temps de cette vie n'est qu'un instant. Ainsi s'exprimait Pascal quelques lignes plus haut dans cette variante.

5 « Ce repos dans cette ignorance. » P. R. a fait entrer cet alinéa dans son texte. - Cf. Nicole : De la crainte de Dieu, chap. 3.

« Car voici comment raisonnent les hommes. » Ce tour est bien moins vif que celui auquel s'est arrêté Pascal : Et comment se peut-il faire ? etc. Voir plus haut.

? « Entre nous et l'enfer. » 63. Ce fragment et les deux qui suivent se trouvent dans le manuscrit autographe. P. R. les a intercalés dans le texte du grand morceau ci-dessus.

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