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n'y a rien de si inconnu, rien de plus difficile à pratiquer, et rien de plus utile et de plus universel'.

Pour la première objection, qui est que ces règles sont communes dans le monde, qu'il faut tout définir et tout prouver; et que les logiciens mêmes les ont mises entre les préceptes de leur art, je voudrais que la chose fut véritable, et qu'elle fût si connue, que je n'eusse pas eu la peine de rechercher avec tant de soin la source de tous les défauts des raisonnements, qui sont véritablement communs. Mais cela l'est si peu, que si l'on en excepte les seuls géomètres, qui sont en si petit nombre qu'ils sont uniques en tout un peuple et dans un long temps, on n'en voit aucun qui le sache aussi. Il sera aisé de le faire entendre à ceux qui auront parfaitement compris le peu que j'en ai dit; mais s'ils ne l'ont pas conçu parfaitement, j'avoue qu'ils n'y auront rien à y apprendre. Mais s'ils sont entrés dans l'esprit de ces règles, et qu'elles aient assez fait d'impression pour s'y enraciner et s'y affermir, ils sentiront combien il y a de différence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont peut-être écrit d'approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages.

Ceux qui ont l'esprit de discernement savent combien il y a de différence entre deux mots semblables, selon les lieux et les circon stances qui les accompagnent. Croira-t-on, en vérité, que deux per sonnes qui ont lu et appris par cœur le même livre le sachent éga lement, si l'un le comprend en sorte qu'il en sache tous les principes, la force des conséquences, les réponses aux objections qu'on y peut faire, et toute l'économie de l'ouvrage; au lieu qu'en l'autre ce soient des paroles mortes, et des semences qui, quoique pareilles à celles qui ont produit des arbres si fertiles, sont demeurées sèches et infructueuses dans l'esprit stérile qui les a reçues en vain? Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte; et c'est pourquoi l'incomparable auteur de l'Art de conférer2 s'arrête avec tant de soin à faire entendre qu'il ne faut pas juger de la capacité d'un homme par l'excellence d'un bon mot qu'on lui entend dire mais, au lieu d'étendre l'admiration d'un bon discours à la personne, qu'on pénètre, dit-il, l'esprit d'où il sort; qu'on tente s'il

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« Universel.» Voilà trois points dont le premier seulement se trouve traite dans ce qui suit: savoir qu'il n'est pas vrai que cette méthode n'ait rien de

nouveau.

2 « De l'art de conférer. » C'est Montaigne. De l'art de conférer est le titre da huitième chapitre du troisième livre des Essais.

le tient de sa mémoire ou d'un heureux hasard; qu'on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s'il ressentira qu'on ne donne pas à ce qu'il dit l'estime que son prix mérite: on verra le plus souvent qu'on le lui fera désavouer sur l'heure, et qu'on le tirera bien loin de cette pensée meilleure qu'il ne croit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur; comment, par où, jusqu'où il la possède autrement, le jugement précipité sera jugé téméraire 1.

Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe: La matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser, et celui-ci Je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l'esprit de Descartes et dans l'esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant 2.

En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n'en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l'aurait appris que dans la

1 « Sera jugé téméraire. » Peut-être que la véritable leçon est: sera jugement téméraire. Montaigne dit en effet (III, 8, page 439): « Voicy un aultre adver» tissement, duquel ie tire grand usage: c'est qu'aux disputes et conferences, touts » les mots qui nous semblent bons ne doibvent pas incontinent estre acceptez. » Il peult bien advenir à tel de dire un beau traict, une bonne response et sentence, » et la mettre en avant, sans en cognoistre la force..... Il n'y fault point tousiours >> ceder, quelque verité ou beauté qu'elle ayt: ou il la fault combattre à escient, » ou se tirer arriere soubs couleur de ne l'entendre pas, pour taster de toutes parts » comment elle est logee en son aucteur, » etc. Montaigne continue longtemps sur ce ton avec beaucoup d'esprit et de malice, mais non pas avec la gravité de Pascal. M. Le Clerc a rapproché du texte de Montaigne le résumé que Pascal en a fait, en ajoutant: « Voilà le meilleur commentaire de tout ce passage, et ce commentaire » est un hommage au génie d'un écrivain que Pascal n'a pas toujours si bien traité. »

2 « Auparavant. » Après le premier étonnement causé par l'originalité de la méthode de Descartes, on s'aperçut que les principes sur lesquels il établissait sa philosophie se retrouvaient dans divers passages de saint Augustin. Voir, à ce sujet, la Vie de Descartes par Baillet. Le plus remarquable parmi ces passages est ce qu'on lit au chapitre 40 du livre X sur la Trinité. Les hommes, dit saint Augustin, ont pu douter de la nature du principe qui vit, qui se souvient, qui comprend, etc. Mais » le fait même de la vie, de la mémoire, de l'intelligence, de la volonté, de la pen»sée, de la connaissance, du jugement, qui peut en douter? Car si on doute, c'est » qu'on vit; si on doute, c'est qu'on se souvient des raisons qu'on a de douter: si on >> doute, c'est qu'on comprend qu'on doute; si on doute, c'est qu'on veut s'assurer; » si on doute, c'est qu'on pense; si on doute, c'est qu'on sait qu'on ne sait pas; si » on doute, c'est qu'on juge qu'on ne doit pas croire légèrement. Ainsi, celui même » qui doute de tout le reste ne peut douter de ces choses; car, sans ces choses, il >> ne lui serait pas possible de douter. » Il ajoute que l'âme, se sachant, et ne sachant pas la matière, n'est donc pas matière; qu'elle est ce qu'elle se sait, c'est-àdire pensée. Cf. De Civ. Dei, XI, 26: « Je ne crains pas ici [dans la croyance que j'ai à mon existence] les arguments des académiciens disant : Mais si vous vous >> trompez? Car si je me trompe, j'existe. En effet, celui qui n'existe pas ne peut >> pas se tromper, etc. Voir encore Soliloq., II, 4, 3; De lib. arb., II, 3, etc

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lecture de ce grand saint1; car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l'aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d'une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s'il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu'il l'ait fait, et c'est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits d'avec le même mot dans les autres qui l'ont dit en passant, qu'un homme plein de vie et de force d'aver un homme mort.

Tel dira une chose de soi-même sans en comprendre l'excellence, où un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n'est plus le même mot, et qu'il ne le doit non plus à celui d'où il l'a appris, qu'un arbre admirable n'ap partiendra pas à celui qui en aurait jeté la semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante, qui en aurait profite de la sorte par sa propre fertilité.

Les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur: infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant transplantées. Mais il arrive bien plus souvent qu'un bon esprit fait produire lui-même à ses propres pensées tout le fruit dont elles sont capables, et qu'ensuite quelques autres, les ayant ouï estimer, les empruntent et s'en parent, mais sans en connaître l'excellence; et c'est alors que la différence d'un mème mot en diverses bouches parait le plus.

C'est de cette sorte que la logique a peut-être emprunté les règles de la géométrie sans en comprendre la force et ainsi, en les mettant

De ce grand saint.» Descartes n'en convient pas. Voir sa lettre à la personne qui lui avait signalé cette rencontre, tome 11 de l'édition de 4667, lettre 418 (tome VIII, page 424 de l'édition de M. Cousin).

2 a Physique entière. » Physique est pris ici au sens où il l'est souvent chez les anciens, pour la science de la nature entière (a), y compris l'âme de l'homme et celle du monde. C'est bien l'étendue qu'embrassent les Principia philosophie, qu commencent par le, Je doute, donc je suis, pour s'élever de là à Dieu, puis redescendre à la connaissance du monde extérieur et aux lois générales de la matière. Et il est vrai que saint Augustin n'a pas construit ainsi toute une philosophie sur ces principes: cependant il ne serait pas juste non plus de prétendre qu'il ne les pro duit qu'à l'aventure et en passant. Il prétend s'en servir pour prouver Dieu, et même la Trinité: Dieu, en reconnaissant en nous un principe intelligent qu'il ne peut rap porter à la matière; la Trinité, en considérant le moi sous divers aspects, sous les quels il lui parait un et triple, idée que Bossuet a reprise en plusieurs endroits.

à l'aventure parmi celles qui lui sont propres, il ne s'ensuit pas de là qu'ils aient entré dans l'esprit de la géométrie; et je serai bien éloigné, s'ils n'en donnent pas d'autres marques que de l'avoir dit en passant, de les mettre en parallèle avec cette science, qui apprend la véritable méthode de conduire la raison. Mais je serai au contraire bien disposé à les en exclure, et presque sans retour. Car de l'avoir dit en passant, sans avoir pris garde que tout est renfermé là-dedans, et, au lieu de suivre ces lumières, s'égarer à perte de vue après des recherches inutiles, pour courir à ce que celles-là offrent et qu'elles ne peuvent donner, c'est véritablement montrer qu'on n'est guère clairvoyant, et bien plus que si l'on avait manqué de les suivre parce qu'on ne les avait pas aperçues.

La méthode de ne point errer est recherchée de tout le monde. Les logiciens font profession d'y conduire, les géomètres seuls y arrivent, et, hors de leur science et de ce qui l'imite, il n'y a point de véritables démonstrations. Tout l'art en est renfermé dans les seuls préceptes que nous avons dits : ils suffisent seuls, ils prouvent seuls; toutes les autres règles sont inutiles ou nuisibles. Voilà ce que je sais par une longue expérience de toutes sortes de livres et de personnes.

Et sur cela je fais le même jugement de ceux qui disent que les géomètres ne leur donnent rien de nouveau par ces règles, parce qu'ils les avaient en effet, mais confondues parmi une multitude d'autres inutiles ou fausses dont ils ne pouvaient pas les discerner, que de ceux qui cherchant un diamant de grand prix parmi un grand nombre de faux, mais qu'ils n'en sauraient pas distinguer, se vanteraient, en les tenant tous ensemble, de posséder le véritable aussi bien que celui qui, sans s'arrêter à ce vil amas, porte la main sur la pierre choisie que l'on recherche, et pour laquelle on ne jetait pas tout le reste.

Le défaut d'un raisonnement faux est une maladie qui se guérit par ces deux remèdes. On en a composé un autre d'une infinité d'herbes inutiles, où les bonnes se trouvent enveloppées, et où elles demeurent sans effet, par les mauvaises qualités de ce mélange. Pour découvrir tous les sophismes et toutes les équivoques des raisonnements captieux, ils ont inventé des noms barbares, qui étonnent ceux qui

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1 « Qu'ils aient entré. » Les logiciens.

<< Et bien plus. » C'est-à-dire, Et c'est le montrer bien plus.

les entendent; et au lieu qu'on ne peut débrouiller tous les replis de ce nœud si embarrassé qu'en tirant l'un des bouts que les géomètres assignent, ils en ont marqué un nombre étrange d'autres où ceuxlà se trouvent compris, sans qu'ils sachent lequel est le bon. Et ainsi, en nous montrant un nombre de chemins différents qu'ils disent nous conduire où nous tendons, quoiqu'il n'y en ait que deux qui y mènent (il faut savoir les marquer en particulier); on prétendra que la géométrie, qui les assigne certainement, ne donne que ce qu'on avait déjà des autres, parce qu'ils donnaient en effet la même chose et davantage, sans prendre garde que ce présent perdait son prix par son abondance, et qu'il ôtait en ajoutant.

Rien n'est plus commun que les bonnes choses: il n'est question que de les discerner; et il est certain qu'elles sont toutes naturelles et à notre portée, et même connues de tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n'est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l'excellence de quelque genre que ce soit. On s'élève pour y arriver, et on s'en éloigne : il faut le plus souvent s'abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu'ils auraient pu faire. La nature, qui seule est bonne, est toute familière et commune.

Je ne fais donc pas de doute que ces règles, étant les véritables, ne doivent être simples, naïves, naturelles, comme elles le sont. Ce n'est pas barbara et baralipton1 qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l'esprit; les manières tendues et pénibles le remplissent d'une sotte présomption par une élévation étrangère et par une enflure vaine et ridicule au lieu d'une nourriture solide et vigoureuse. Et l'une des raisons principales qui éloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du véritable chemin qu'ils doivent sui

Et baralipton. » Des trois propositions dont se compose un syllogisme, chacune est ou universelle ou particulière, chacune est aussi ou affirmative ou négative. Désignant par A, E, les propositions universelles, affirmatives et négatives; par 1, 0, les propositions particulières, affirmatives et négatives, les différentes formes possibles du syllogisme seront représentées par certaines combinaisons des lettres A, E, 1, 0, prises trois à trois. On a exprimé ces combinaisons par des mots où entrent ces voyelles, et afin de graver ces mots dans la mémoire, on les a liés ensemble, soit par le sens, comme dans cette phrase grecque:

YPAμATA EYPA E π‡Ã‡II Ex›I×0,

soit par le mètre, comme dans ce vers latin:

barbArA cElArEnt dArII (ErIO BAгAlpton,

et autres semblables, composés de sons qui n'ont aucun sens. Voir les Logiques.

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