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un même moment'; et quoique l'on ne voie pas manifestement que celle qui cause tout ce désordre y prenne garde, l'on a néanmoins la satisfaction de sentir tous ces remuements pour une personne qui le mérite si bien. L'on voudrait avoir cent langues pour le faire connaitre; car comme l'on ne peut pas se servir de la parole, l'on est obligé de se réduire à l'éloquence d'action.

Jusque-là on a toujours de la joie, et l'on est dans une assez grande occupation. Ainsi l'on est heureux; car le secret d'entretenir toujours une passion, c'est de ne pas laisser naître aucun vide dans l'esprit, en l'obligeant de s'appliquer sans cesse à ce qui le touche si agréablement. Mais quand il est dans l'état que je viens de décrire, il n'y peut pas durer longtemps, à cause qu'étant seul acteur dans une passion où il en faut nécessairement deux, il est difficile qu'il n'épuise bientôt tous les mouvements dont il est agité.

Quoique ce soit une même passion, il faut de la nouveauté ; l'esprit s'y plaît, et qui sait se la procurer 2 sait se faire aimer3.

Après avoir fait ce chemin, cette plénitude quelquefois diminue, et ne recevant point de secours du côté de la source, l'on décline misérablement, et les passions ennemies se saisissent d'un cœur qu'elles déchirent en mille morceaux. Néanmoins un rayon d'espérance, si bas que l'on soit, relève aussi haut qu'on était auparavant. C'est quelquefois un jeu auquel les dames se plaisent; mais quelquefois en faisant semblant d'avoir compassion, elles l'ont tout de bon. Que l'on est heureux quand cela arrive!

Un amour ferme et solide commence toujours par l'éloquence d'action; les yeux y ont la meilleure part. Néanmoins il faut deviner, mais bien deviner.

Quand deux personnes sont de même sentiment, ils ne devinent

1 « Même moment. » Ce n'est plus une analyse, c'est une peinture: Pascal est là sous nos yeux.

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<< Se la procurer. » Se procurer la nouveauté, c'est-à-dire s'en procurer le mérite, être nouvelle aux yeux de l'amant.

3 << Se faire aimer. » Pouvait-on mieux insinuer qu'il est temps d'accorder quelque chose, sinon par tendresse, du moins par curiosité et par amour-propre? car autrement le spectacle va finir, et le plaisir qu'on prend d'y avoir le plus beau rôle.

4 « Ennemies. » La tristesse, le dépit, la haine peut-être.

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a Arrive.

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« Cette exclamation ne part-elle pas du cœur, et n'exprime-t-elle >> rien de personnel? » Note de M. Cousin.

« Deviner. » Néanmoins signifie que quoique les yeux parlent, ils ne parlent pas si clairement qu'il ne faille deviner.

point, ou du moins il y en a une qui devine ce que veut dire l'autre sans que cet autre l'entende ou qu'il ose' l'entendre.

Quand nous aimons, nous paraissons à nous-mêmes tout autres que nous n'étions auparavant. Ainsi nous nous imaginons que tout le monde s'en aperçoit; cependant il n'y a rien de si faux. Mais parce que la raison a sa vue bornée par la passion, l'on ne peut s'assurer, et l'on est toujours dans la défiance.

Quand l'on aime, on se persuade que l'on découvrirait la passion d'un autre ainsi l'on a peur.

Tant plus le chemin est long dans l'amour, tant plus un esprit délicat sent de plaisir.

Il y a de certains esprits à qui il faut donner longtemps des espérances, et ce sont les délicats. Il y en a d'autres qui ne peuvent pas résister longtemps aux difficultés, et ce sont les plus grossiers. Les premiers aiment plus longtemps et avec plus d'agrément; les autres aiment plus vite, avec plus de liberté, et finissent bientôt.

Le premier effet de l'amour c'est d'inspirer un grand respect; l'on a de la vénération pour ce que l'on aime. Il est bien juste2; on ne reconnaît rien au monde de grand comme cela.

Les auteurs ne nous peuvent pas bien dire les mouvements de l'amour de leurs héros: il faudrait qu'ils fussent héros eux-mêmes, L'égarement à aimer en divers endroits est aussi monstrueux que l'injustice dans l'esprit.

En amour un silence vaut mieux qu'un langage. Il est bon d'être interdit; il y a une éloquence de silence qui pénètre plus que la langue ne saurait faire. Qu'un amant persuade bien sa maîtresse quand il est interdit, et que d'ailleurs il a de l'esprit! Quelque vivacité que l'on ait, il est bon dans certaines rencontres qu'elle s'éteigne. Tout cela se passe sans règle et sans réflexion; et quand l'esprit le fait, il n'y pensait pas auparavant. C'est par nécessité que cela arrive.

L'on adore souvent ce qui ne croit pas être adoré, et l'on ne laisse pas de lui garder une fidélité inviolable, quoiqu'il n'en sache rien. Mais il faut que l'amour soit bien fin ou bien pur.

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1 << Ou qu'il ose. » Cet emploi du pronom masculin fait assez voir, de ces deux personnes, qui est l'une et qui est l'autre.

2 a Il est bien juste. » Cela est bien juste; il est au neutre, comme dans il est vrai, scule phrase où on l'emploie ainsi aujourd'hui.

Nous connaissons l'esprit des hommes, et par conséquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous-mêmes avec les autres. Je suis de l'avis de celui qui disait que dans l'amour on oubliait sa fortune, ses parents et ses amis les grandes amitiés vont jusque-là. Ce qui fait que l'on va si loin dans l'amour, c'est que l'on ne songe pas que l'on a besoin d'autre chose que de ce que l'on aime l'esprit est plein; il n'y a plus de place pour le soin ni pour l'inquiétude. La passion ne peut pas être sans excès; de là vient qu'on ne se soucie plus de ce que dit le monde, que l'on sait déjà ne devoir pas condamner notre conduite, puisqu'elle vient de la raison. Il y a une plénitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de réflexion.

Ce n'est point un effet de la coutume, c'est une obligation de la nature que les hommes fassent les avances pour gagner l'amitié des dames'.

Cet oubli que cause l'amour, et cet attachement à ce que l'on aime, fait naître des qualités que l'on n'avait pas auparavant. L'on devient magnifique, sans l'avoir jamais été. Un avaricieux même qui aime devient libéral, et il ne se souvient pas d'avoir jamais eu une habitude opposée : l'on en voit la raison en considérant qu'il y a des passions qui resserrent l'àme et qui la rendent immobile, et qu'il y en a qui l'agrandissent et la font répandre au dehors.

L'on a ôté mal à propos le nom de raison à l'amour, et on les a opposés sans un bon fondement, car l'amour et la raison n'est qu'une même chose 2. C'est une précipitation de pensées qui se porte d'un côté sans bien examiner tout, mais c'est toujours une raison, et l'on ne doit et on ne peut pas souhaiter que ce soit autrement, car nous serions des machines très-désagréables. N'excluons donc point la raison de l'amour, puisqu'elle en est inséparable. Les poëtes n'ont donc pas eu raison de nous dépeindre l'amour comme un aveugle; il faut lui ôter son bandeau, et lui rendre désormais la jouissance de ses yeux.

Les âmes propres à l'amour demandent une vie d'action qui éclate en événements nouveaux. Comme le dedans est mouvement, il faut

1 « Des dames. » Voir Montaigne, III, 5,

p. 338.

2 « Même chose. » Pourquoi donc Pascal oppose-t-il si souvent la raison au sentiment, au cœur, au plaisir? Voir particulièrement le deuxième fragment sur l'Esprit géométrique, p. 461.

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aussi que le dehors le soit, et cette manière de vivre est un merveilleux acheminement à la passion. C'est de là que ceux de la cour sont mieux reçus dans l'amour que ceux de la ville1, parce que les uns sont tout de feu, et que les autres mènent une vie dont l'uniformité n'a rien qui frappe: la vie de tempête surprend, frappe et pénètre. Il semble que l'on ait toute une autre âme quand on aime que quand on n'aime pas; on s'élève par cette passion, et on devient toute grandeur; il faut donc que le reste ait proportion; autrement cela ne convient pas, et partant cela est désagréable.

L'agréable et le beau n'est que la même chose, tout le monde en a l'idée. C'est d'une beauté morale que j'entends parler, qui consiste dans les paroles et dans les actions du dehors. L'on a bien une règle pour devenir agréable2; cependant la disposition du corps y est nécessaire; mais elle ne se peut acquérir.

Les hommes ont pris plaisir à se former une idée de l'agréable si élevée, que personne n'y peut atteindre. Jugeons-en mieux, et disons que ce n'est que le naturel, avec une facilité et une vivacité d'esprit qui surprennent*. Dans l'amour ces deux qualités sont nécessaires: il ne faut rien de force, et cependant il ne faut rien de lenteur ". L'habitude donne le reste ".

Le respect et l'amour doivent être si bien proportionnés qu'ils se soutiennent sans que ce respect étouffe l'amour.

Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent; c'est d'un amour violent que je parle il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux.

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L'on dit qu'il y a des nations plus amoureuses les unes que les

1 « De la ville.» Voyez La Bruyère, Des Femmes.

« Agréable.» Il dit de même dans le deuxième fragment de l'Esprit géométrique, p. 464, qu'il croit qu'il y a des règles aussi sûres pour plaire que pour démontrer. Mais il ajoute qu'il est tout à fait impossible, à son avis, de trouver et d'établir ces règles.

3 « Du corps. » On prenait alors le mot disposition dans le sens à peu près que l'adjectif dispos a conservé; c'est comme s'il disait, la bonne grâce du corps.

4 « Qui surprennent. » Surprendre n'est pas ici dans le sens d'étonner, mais dans celui de prendre par surprise. En effet, être naturel et saisissant, ce n'est que

cela!

5 « De lenteur. Rien de force, c'est-à-dire rien de forcé, qui sente l'effort; il faut être naturel. Rien de lenteur, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas d'attendre tranquillement que le cœur se donne; il faut enlever.

6 a Le reste. » Le reste de ce qui fait qu'on est agréable.

autres; ce n'est pas bien parler, ou du moins cela n'est pas vrai en tout sens.

L'amour ne consistant que dans un attachement de pensée1, il est certain qu'il doit être le même par toute la terre. Il est vrai que se déterminant autre part que dans la pensée, le climat peut ajouter quelque chose, mais ce n'est que dans le corps.

Il est de l'amour comme du bon sens; comme l'on croit avoir autant d'esprit qu'un autre, on croit aussi aimer de même. Néanmoins quand on a plus de vue, l'on aime jusques aux moindres choses, ce qui n'est pas possible aux autres 2. Il faut être bien fin pour remarquer cette différence.

L'on ne peut presque faire semblant d'aimer que l'on ne soit bien près d'être amant, ou du moins que l'on n'aime en quelque endroit; car il faut avoir l'esprit et les pensées de l'amour pour ce semblant, et le moyen de bien parler sans cela? La vérité des passions ne se déguise pas si aisément que les vérités sérieuses. Il faut du feu, de l'activité et un feu d'esprit naturel et prompt pour la première'; les autres se cachent avec la lenteur et la souplesse, ce qu'il est plus aisé de faire.

Quand on est loin de ce que l'on aime, l'on prend la résolution de faire ou de dire beaucoup de choses; mais quand on est près, on est irrésolu. D'où vient cela? C'est que quand on est loin la raison n'est pas si ébranlée, mais elle l'est étrangement en la présence de l'objet or pour la résolution il faut de la fermeté, qui est ruinée par l'ébranlement.

Dans l'amour on n'ose hasarder parce que l'on craint de tout perdre; il faut pourtant avancer, mais qui peut dire jusques où? L'on tremble toujours jusques à ce que l'on ait trouvé ce point'. La prudence ne fait rien pour s'y maintenir quand on l'a trouvé.

Il n'y a rien de si embarrassant que d'être amant, et de voir quelque chose en sa faveur sans l'oser croire : l'on est également combattu de l'espérance et de la crainte. Mais enfin la dernière devient victorieuse de l'autre.

1 « De pensée. » C'est du moins ce que soutient Pascal, après Platon.

2

« Aux autres. » Peut-on mieux plaider en amour la cause de l'esprit ?

3

« Pour la première. » Pour simuler la première.

4 « Ce point. » Ce mouvement et ce langage sont familiers à Pascal Cf. 111, 2;

VI,, et le fragment cité dans les notes sur xxv, 63.

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