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Le trait avait touché ces esprits généreux,

Et ces trois grands débris se consolaient entre eux.

L'émotion causée par ce petit incident était à peine calmée, que survinrent MM. Ampère et Ozanam. Permettez-moi de vous parler d'abord de ce dernier.

Frédéric Ozanam, présenté par M. Ampère plusieurs années auparavant, vers 1832, alors qu'il n'était encore qu'un obscur étudiant, avait tout de suite touché M. de Châteaubriand par la candeur et la fermeté de sa foi. Accueilli avec la plus entière bienveillance, encouragé à venir souvent à l'Abbaye-au-Bois, il n'avait usé que rarement de l'autorisation qui lui avait été donnée; et, quand M. Ampère lui en demandait la raison, il répondait : C'est une réunion de personnes trop illustres pour mon » obscurité. Dans sept ans quand je serai professeur, je » profiterai de la bienveillance qu'on me témoigne. »>

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Le terme de sept ans que la modestie de ce jeune homme se fixait à lui-même, ajournant la renommée à ce délai, amusa et charma la société de l'Abbaye. La ré pulation, disons mieux, la gloire fut exacte à l'échéance qu'Ozanam lui avait marquée. Il revenait professeur, entouré de l'auréole d'une célébrité naissante. Aussi émi les vertus que par l'intelligence, Ozanam offrait un type parfaitement original. Extrêmement timide et presque gauche, enthousiaste, quoique érudit, il sortait de la réserve qui lui était habituelle par des éclairs d'éloquence, et alors il était facile de comprendre, à la chaleur et à une sorte d'entraînement de sa parole, quelle puissance il devait un jour exercer dans sa chaire et dans ses conférences. sur un auditoire jeune et ardent.

C'est M. Ampère qui, cette fois encore, le présentait à ses illustres amis.

Ampère ! Que de souvenirs ce nom éveille! Quelle aimable, quelle admirable famille que celle des Ampère ! Génie et bonté, esprit, naïveté, grâce enjouée, dévouement sans bornes! Il est un petit livre, intitulé: Les deux Ampère, qu'on ne lit pas sans émotion et qu'on ne laisse que pour le reprendre bientôt; car, après chaque lecture, on se sent meilleur et on aime davantage l'humanité.

Jacques Ampère a un entrain volcanique et une charmante douceur de commerce. Il suit qui on veut, sur ce qu'on veut, dans la conversation. La vitalité de son intelligence se porte sur tout. Il fait dix choses à la fois, les achève bien, travaille bien tout le jour et ne paraît rien faire du tout; car il est de toutes les promenades, de toutes les conversations, joue au billard comme un officier en garnison, lit des romans comme une demoiselle qui a la tète montée. Jamais on ne vit une pareille activité, et tout cela sur un fond de douceur et d'égalité très aimable. Il revenait d'Italie. Aussi, quel accueil fut fait au voyageur intrépide, à ce véritable pèlerin littéraire, par Mme Récamier, par M. de Châteaubriand et par ses amis de Tocqueville et Gustave de Beaumont.-Messieurs, ces nobles âmes, Tocqueville, Beaumont, Ampère, si intimement liées pendant leur vie, se sont suivies de très près, prématurément, dans la mort; elles n'ont pas vu, du moins, nos affreux malheurs et nos discordes plus lamentables encore.

Cependant, les questions se pressaient. en foule: c'étaient des nouvelles sans fin de la Ville éternelle, et les fouilles, et le Colysée, et ce bouquet d'arbres proche Saint-Jean de Latran, et la découverte si belle et si im

prévue de la campagne, au sortir de la porte Pancrace, et ces ruines sans nom, dites Roma Vecchia! M. de Châteaubriand se rappelait tout; il racontait ses promenades dans ces plaines austères dont il savait chaque butte et chaque repli. Et nous, entrevoyant dans ces grands récits de notre Homère, l'image exacte des lieux témoins des choses immortelles,

Nous, jeunes gens, émus à son auguste aspect,
Admirions, d'un regard de joie et de respect,
De sa bouche abonder les paroles divines

Comme, en hiver, la neige au sommet des collines.

Cependant, Mme Récamier s'était levée; c'était le signal du départ; elle vint à nous, et d'une voix douce et vraiment charmante: « Veuillez, nous dit-elle, présenter à » Mme Valmore mes amitiés les plus tendres, mes com» pliments et mes remerciments pour les jeunes visiteurs » qu'elle nous a envoyés. C'est ma seule réponse à la » lettre dont elle vous a chargés pour moi. » Je crois inutile de dire ce que demandait cette lettre.

Et nous quittâmes l'Abbaye-au-Bois emportant dans notre esprit et au plus profond de nos cœurs l'inoubliable souvenir de tout ce que nous avions vu et entendu. Car, Messieurs, en 1839, avant les Mémoires d'outretombe, dont la publication, faite quelques années plus tard seulement et dans des conditions déplorables, fut pour tout le monde presque une déception, et pour les admirateurs et les amis même du grand écrivain, un mécompte douloureux, en 1839, pour nous, Châteaubriand, c'était Réné, ce jeune mélancolique, dévoré dans la fleur de sa jeunesse par un chagrin secret et inconnu, déjà désabusé avant d'avoir vécu, qui semble avoir, par

la rêverie, épuisé d'avance la vie; qui se heurte partout à des bornes dans la poursuite d'un bien imaginaire et qui, las du monde et de lui-même, s'enfuit en Amérique pour y chercher une paix impossible à son cœur. Nous avions suivi ce cœur malade dans toutes les confidences qu'il nous faisait de ses impressions, de ses chimères, de ses désenchantements depuis ses premières années; nous avions ressenti ce douloureux désaccord d'une imagination ardente et inquiète et d'une volonté molle et sans énergie; ce malaise d'une âme sensible à tout, aspirant à tout, sans pouvoir rien choisir, rien saisir, et qui, toujours arrêtée par quelque limite importune dans ses désirs infinis et ses vagues pensées, s'irrite des conditions de la vie et se dissout, pour ainsi dire, dans la multitude confuse de ses desseins avortés. En racontant, dans cet épisode, l'état de son âme, l'écrivain avait raconté à la fois son temps et, dans l'image idéale de ce désenchanté, la France d'alors avait reconnu l'indéfinissable malaise dont elle était tourmentée. Voulez-vous me permettre d'ajouter que si cette œuvre nous intéresse encore aujourd'hui comme un témoignage de l'état des esprits à l'époque où elle parut, elle répond tout ensemble à des pensées, à des sentiments, à des tristesses de cœur qui sont de tous les temps. -Châteaubriand. c'était aussi le voyageur qui avait visité l'Italie et Rome en poète et en artiste chrétien; qui avait peint avec tant de suavité et d'éclat la beauté des lignes de l'horizon romain et la limpidité de la lumière; qui avait jeté, avec tant de vérité pittoresque, sur les débris des monuments d'autrefois, la verdure éternellement rajeunie et souriante, et avait su varier, avec tant d'art, ce mélancolique contraste des

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ruines et de la nature, de la vie et de la mort; qui, le premier peut-être, avait compris et nous avait fait comprendre la morne majesté de Rome, cette Niobé des nations, couronnée des ruines de sa grandeur passée et gardant dans la solitude son veuvage éternel. Châteaubriand, c'était, enfin, c'était surtout l'homme de cœur. le citoyen chevaleresque qui, seul, quand toutes les tètes étaient inclinées devant la gloire et la puissance, était resté fièrement debout, le front élevé et ferme; qui avait maintenu, en face du pouvoir absolu. l'indépendance de la pensée et la dignité des lettres que Tacite appelle si bien la conscience du genre humain.

C'est en agitant toutes ces pensées qui se pressaient dans mon esprit, qu'après avoir parcouru à grands pas les quais et les Champs-Elysées, je rentrai, un peu apaisé. mais non refroidi, dans ma modeste mansarde, au sixième, dans un de ces greniers où l'on est si bien à vingt ans !

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