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LE

ROMAN CONTEMPORAIN

EN ANGLETERRE

UN ROMAN ANGLICAN.

Two Years Ago, by Charles Kingsley; 3 vol. in-80, Cambridge, Macmillan 1857.

Je ne chercherai pas à dissimuler que j'ai un goût d'une espèce particulière pour les œuvres incomplètes ou manquées : elles ont des imperfections qui me semblent plus instructives bien souvent que les beautés incontestables des plus grands chefs-d'œuvre. Quelles excellentes leçons de critique, de goût et même de morale nous donnent une foule de livres remarquables, mais restés imparfaits soit par la faute de l'auteur, soit par le point de vue exclusif où il s'est placé! Lire ou contempler un chef-d'œuvre, c'est comme contempler un beau paysage ou un visage irréprochable; cette contemplation appelle notre admiration, mais ne fortifie en rien notre expérience intérieure. Au contraire lire ou contempler des œuvres imparfaites nous ramène plus près des conditions ordinaires de notre existence; en elles, nous retrouvons, comme chez des êtres vivans, le mélange de qualités et de défauts qui compose la nature humaine. Si l'âme ne trouve pas à une pareille lecture cette fête qui s'appelle l'admiration, l'intelligence y trouve donc un salutaire exercice. Et d'ailleurs il n'est pas juste de dire que ces lectures soient dépourvues d'attraits: elles en possèdent au contraire de très variés et de très déli

cats. N'est-ce pas un plaisir par exemple que de refaire par l'imagination l'œuvre que parcourent nos yeux, d'agrandir un type que l'auteur s'est contenté d'indiquer, de compléter un caractère qu'il s'est contenté d'esquisser, de rêver enfin la rayonnante poésie d'un Shakspeare là où nous ne rencontrons que les larmoyantes déclamations d'un Otway? Et ce plaisir n'est pas le seul. Combien de fois un livre imparfait ne nous a-t-il pas procuré le même genre d'émotion que nous procure dans le monde la vue de ces personnes que nous appelons intéressantes faute d'un meilleur mot, et qui attirent plus sûrement nos sympathies que le génie le plus parfait ou le caractère le plus ferme? Tantôt il possède cette piquante beauté du diable qui anime même les traits les plus communs, tantôt l'irrésistible attrait d'une laideur expressive et spirituelle, tantôt enfin le charme mélancolique d'un visage maladif. Ces lectures nous donnent en outre, ai-je dit, d'excellentes leçons de morale. Il en est deux que je veux au moins signaler, car elles se rapportent directement au sujet qui va m'occuper. La première, c'est combien l'art est peu de chose. Ne vous est-il jamais arrivé de lire un livre plein de pages excellentes, tout animé d'un véritable esprit d'artiste, et cependant défectueux, parce que l'auteur a sacrifié les lois de l'art à une intention morale? Lorsqu'il vous a fallu ensuite porter un jugement, ne vous est-il jamais arrivé de dire: « Ce livre est défectueux, et c'est la faute de l'auteur; mais comment le condamner si la faute est plus belle à tout prendre que l'œuvre qu'il aurait pu produire? Il a oublié que l'artiste doit avoir l'immorale indifférence de la nature; il a voulu me faire partager ses nobles inquiétudes, me convaincre des vérités qui lui sont chères; il me parle non comme s'il voulait trouver en moi un admirateur respectueux, mais comme s'il cherchait un ami puis-je lui refuser ma sympathie? Comment condamner au nom de cette vaine idole de la beauté tant d'ardeur, tant de zèle chrétien, ou tant d'amour pour l'humanité, et pourquoi me trouver désappointé parce que je suis forcé de reconnaître une fois encore que la grandeur de la charité est supérieure à la grandeur de l'art?» La seconde leçon que nous ont apprise certaines de ces lectures, c'est qu'il existe bien décidé– ment une morale humaine générale qui s'élève au-dessus de toutes les morales particulières des sectes, des nations et même des civilisations. Tel livre est plein de talent et d'élévation, et cependant vous le fermez avec un certain dépit. Pourquoi, dites-vous, l'auteur veut-il absolument me traiter comme si j'appartenais à sa secte ou à sa nation? Pourquoi ne pas me parler comme à un homme, au lieu de me parler comme à un ultramontain, ou à un calviniste, ou à un anglican? Je sens par le dépit que j'éprouve que l'âme humaine

n'est pas aussi étroite qu'il veut me le faire croire; sa morale m'offense comme un préjugé national.

L'excellent M. Charles Kingsley trouvera facilement parmi les réflexions précédentes quelles sont celles qui s'appliquent ou ne s'appliquent pas à ses intéressans ouvrages. Ainsi mon imagination ne s'est jamais donné le plaisir de refaire après lui le livre qu'il jetait en pâture à la critique, car M. Kingsley n'est pas de ces auteurs qui passent à côté de leur sujet, ou l'effleurent sans le comprendre. Après lui, il n'y a rien à refaire; les parties remarquables de ses œuvres sont parfaites en elles-mêmes, et il serait impossible d'y rien ajouter; les parties qui sont défectueuses le sont d'une manière irrémédiable, et on ne pourrait y rien corriger. Il n'y a donc aucun plaisir de dilettantisme à tirer de la lecture de ses écrits, et ce n'est pas lui qui donnera jamais à son critique la joie de refaire son œuvre et de se transformer un instant en poète à ses dépens. Il y a dans M. Kingsley deux personnes bien distinctes, un artiste et un clergyman, un écrivain et un anglican. Dans tout livre sorti de sa plume, il y a donc toujours deux courans d'esprit très différens, qui s'entremêlent l'un l'autre et se contrarient mutuellement. L'artiste parle, et nous l'écoutons avec bonheur; mais au même instant l'anglican élève la voix, et le lecteur, qui, comme le duc exilé de Shakspeare, ne demandait pas d'autres sermons que ceux que murmure le vent ou que gazouille le ruisseau, est contraint d'écouter, qu'il le veuille ou non, un sermon qui pourrait être prêché devant une congrégation. C'est un grand défaut assurément, au point de vue de l'art, que cette transformation du roman en instruction pastorale, et cependant le dépit qu'éprouve d'abord le lecteur ne tarde pas à faire place à un sentiment de respect, car c'est de parti pris, avec préméditation, que M. Kingsley se laisse aller à cette confusion des genres. Il est trop éclairé pour ne pas connaître les conditions auxquelles vivent les œuvres d'imagination; c'est par devoir et par conscience qu'il gâte son livre : il ne lui suffit pas qu'il soit beau, il voudrait qu'il fût utile. Que la critique se raille de lui, pourvu qu'il ait le bonheur de ramener seulement quelques âmes vers les doctrines qu'il croit la vérité! On ne peut donc juger équitablement M. Kingsley sans tenir compte des devoirs qu'il s'impose avant de prendre la plume. Il n'y a pas à se méprendre à ce sujet : ses livres sont volontairement imparfaits. « Fi de l'art qui ne se propose pas un but utile! répondrait probablement M. Kingsley, s'il était interrogé. Je n'écris pas pour me faire admirer, mais parce que, possédant le talent d'écrire, j'ai cru que mon devoir m'obligeait à mettre ce talent au profit des doctrines que je sers. Quant au reproche que vous me faites de confondre un roman avec un sermon, je ne m'en soucie pas

davantage. Je me suis servi du roman pour exprimer ma pensée, parce que je me suis aperçu que, de toutes les formes de production intellectuelle, le roman était aujourd'hui la plus populaire, la plus propre à répandre les vérités que je défends. Le choix du roman est plutôt une ruse innocente de chrétien qu'une satisfaction donnée à mes instincts littéraires. Si mes romans ont plus de lecteurs que ma chaire n'aurait d'auditeurs, mon calcul est bon, et je me félicite de mon choix, non plus au nom de l'art, mais au nom de la vérité. » Et quelle est cette vérité? Rien de plus que l'anglicanisme. Autant tout à l'heure nous étions disposé à donner raison à M. Kingsley lorsque nous le surprenions en flagrant délit d'infidélité envers l'art par amour pour la vérité, autant nous sommes choqué lorsque nous comprenons quelle est cette vérité. L'intelligence éprouve un certain dépit en découvrant que les croyances auxquelles on lui propose de se conformer n'ont rien de général et d'universel, et qu'au lieu de sortir directement de la conscience humaine sans acception de temps et de lieu, elles ont leur origine dans une certaine civilisation locale et dans des mœurs exposées à l'action destructive du temps. Plus que tous les autres écrits de ce temps-ci, les œuvres de M. Kingsley font sentir l'importance de cette morale éternelle et universelle, dont toutes les morales particulières ne sont que des formes imparfaites, peut-être par le soin même que prend M. Kingsley de rendre la doctrine qu'il professe la moins exclusive possible. M. Kingsley en effet ne néglige rien pour mettre ses croyances anglicanes en harmonie avec l'état des sciences et la situation des esprits modernes, et cette préoccupation ne sert qu'à faire mieux ressortir encore ce qu'il y a d'exclusif dans le point de vue auquel il s'est placé. Si nous avions affaire à un anglican entêté, qui refusât obstinément de sortir de son église, nous serions plus scandalisés peut-être, mais à coup sûr nous éprouverions moins de dépit. Nous nous révolterions peut-être au nom de la croyance dans laquelle nous avons été élevés, et nous opposerions drapeau contre drapeau. Nous sentirions mieux l'injustice avec laquelle l'auteur traiterait telle ou telle forme de la vérité, mais nous sentirions moins l'importance de cette vérité universelle qui échappe à toutes les sectes. M. Kingsley au contraire, par son grand esprit de tolérance, par ses tentatives de conciliation, par ses échappées innombrables dans les domaines de la philosophie et de l'histoire, nous force à reconnaître que la croyance pour laquelle il se donne tant de laborieux soucis et tant de peines méritoires n'a qu'un intérêt secondaire. M. Kingsley n'a pas échappé à la loi qui préside à toute tentative de conciliation et de compromis; dans toute transaction, le maître véritable, le dominateur n'est pas celui qui propose, mais celui qui reçoit et accepte

les offres de conciliation: or, dans les écrits de M. Kingsley, c'est la doctrine anglicane qui fait les avances, et c'est la raison humaine qui les reçoit.

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Les motifs sur lesquels est fondée la préférence que M. Kingsley donne à l'église anglicane sur toutes les autres sectes ou églises n'ont rien que de très noble et de très élevé; mais, qu'il nous permette de le lui dire cependant, la nature de ces motifs est plutôt politique que religieuse. C'est comme Anglais beaucoup plus que comme homme qu'il défend de tout son pouvoir l'église établie; l'anglicanisme est un choix de son expérience pratique plutôt que de son intelligence spéculative. L'histoire d'Angleterre a révélé à M. Kingsley l'importance d'une église nationale pour l'éducation populaire, la moralité générale, et surtout pour la préservation de l'esprit patriotique et de l'intégrité du caractère national. Il est convaincu que la religion, comme toutes les choses en ce monde, doit, pour avoir action sur l'homme, s'abaisser en quelque sorte jusqu'à lui, se limiter et se rendre saisissable dans des formes sensibles : c'est à ce prix seulement que la religion peut être populaire et nationale. Il est convaincu qu'une église nationale est essentielle pour que l'esprit chrétien et l'esprit patriotique se confondent et se prêtent mutuellement secours. Partout où cette église nationale n'existera pas, l'esprit chrétien sera distinct du patriotisme, et même en certains cas en opposition avec lui. Il pourra y avoir des hommes vertueux, excellens, des saints si l'on veut; il n'y aura pas de citoyens, ou plutôt les citoyens seront distincts des chrétiens. M. Kingsley a donc une tendance marquée à repousser toutes les églises qui cherchent leur point d'appui plutôt dans la conscience universelle ou dans la conscience individuelle que dans la conscience nationale. Le calvinisme est essentiellement une religion individuelle, et qui n'a aucune force en dehors de la conscience privée : il laisse l'individu dans un isolement égoïste en le préoccupant exclusivement du soin de son salut. La doctrine romaine, pour parler comme M. Kingsley, arrive au même résultat par un chemin tout différent. De même que dans le calvinisme l'individu est isolé par la pensée unique du salut, dans l'église romaine il est isolé par une trop grande préoccupation de l'idée même de l'église universelle. Le rationalisme arrive au même résultat en faisant à l'idée d'humanité une part plus large qu'à l'idée de patrie. En dehors de l'église nationale, toutes les doctrines ont donc un double défaut : elles isolent l'individu, et séparent la vie spirituelle de la vie pratique. L'église nationale seule ne sépare pas le citoyen du chrétien, et fait de la vie morale la cause de la vie pratique. C'est à développer cette doctrine ingénieuse que M. Kingsley s'est appliqué depuis quelques années déjà, en haine

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