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question aussi délicate, saint Thomas n'est guère explicite. Ce droit d'usage qui reste commun, comment s'établira-t-il? « En cas d'extrême nécessité, comme en danger de mort, on peut prendre aux autres leur superflu, soit manifestement, soit en secret, sans encourir le reproche de rapine ou de vol. » Cette proposition est textuellement dans saint Thomas'. Il est clair que l'explication incidente «< quand on est en danger de mort » enlève à la proposition ce qu'elle pourrait avoir de surprenant et de périlleux; mais elle en restreint aussi la portée dans saint Thomas. Reste à savoir si les gens voudront reconnaître que la nécessité commence pour eux au moment précis où ils seraient certains de mourir. Celui qui tombe malade et qui n'a personne pour le soigner, n'est-il pas en danger de mort? Une femme qui n'a plus de lait à donner à son enfant, ne le voit-elle pas exposé à mourir d' «< athrepsie », comme dit la statistique contemporaine, qui veut écarter ce mot malsonnant de mort de faim? Que feront donc ces malheureux? S'autoriseront-ils du précepte de saint Thomas? Et dès lors qui sera juge des vraies et des fausses nécessités?

Le grand théologien pensait sans doute à l'exercice de ces droits de vaine pâture, de glanage, de grapillage, d'usages forestiers, dont

1. Summa, 1a 2æ, quæst. 66, art. 7.

quelques-uns subsistent encore dans nos campagnes. Ces droits, qui formaient une faible compensation des droits féodaux, occasionnèrent bien des querelles et bien des procès. Mais, enfin, il faut le reconnaître, en dehors des temps de peste et de famine, ils faisaient vivre les paysans; aujourd'hui encore, là où on n'a point gaspillé la propriété communale, ils préservent de la misère des familles modestes qui ont su rester au village. Il est donc permis de penser que saint Thomas eût souhaité de voir ces droits s'étendre, puis se compléter par des mesures favorables aux petites propriétés de famille; car il cite à ce sujet, et en les louant, les grands préceptes de la loi juive. Enfin il avait déjà devant lui, peut-on dire, l'organisation naissante de la charité libre par les soins de l'Église.

:

Qu'aurait-il dit si on lui eût parlé d'assurer le partage des richesses par une organisation savante et un bon emploi de l'impôt? J'imagine qu'il eût été tenté de dire «< Assurément! l'impôt est un moyen très équitable de prélever sur ceux qui sont riches de quoi subvenir aux nécessités de ceux qui n'ont rien. Avec ces contributions, fournies par chacun, proportionnellement à sa fortune, vous assainissez vos villes et vos campagnes, vous embellissez les premières, vous rendez les secondes plus productives et d'une exploitation plus aisée, etc., etc.; cependant vous respectez le principe de la libre

administration et de la libre disposition des biens. » Mais supposons-le interpellé par deux économistes, l'un de l'école classique, l'autre de l'école socialiste. Le premier lui signalerait les dangers de la charité légale, impersonnelle, inintelligente; il l'inviterait à réfléchir sur la responsabilité individuelle, seul excitant de l'amour du mieux, seul agent des progrès utiles à la vie. Il lui montrerait aussi les abus de l'impôt, chargé peu à peu de pourvoir à tout, faisant de l'État un administrateur, un gérant ou plutôt un père universel. L'autre, au contraire, lui dirait : <«< Mais si l'usage des biens doit être commun, si le superflu des uns, comme vous l'avez parfaitement dit, est dû (debetur) aux nécessités des autres, ne croyez-vous pas que l'impôt progressif soit la vérité? Lui seul, d'ailleurs, peut maintenir une espèce de niveau commun, par une dérivation régulière, insensible et continue; lui seul aussi peut empêcher la formation des grandes propriétés par l'absorption des petites, fait que vous jugez si dommageable à la cité. » Devant ce dernier discours, saint Thomas se verrait un instant embarrassé par plus d'une de ses déclarations. Mais j'imagine qu'après quelques instants de réflexion il répondrait : <«< Aristote nous enseigne que toute vertu est un juste milieu. Tenons donc un juste milieu entre le système qui permettrait à l'individu riche une jouissance trop égoïste de ses biens, et un sys

tème où, lui demandant trop, vous le décourageriez d'augmenter par ses efforts personnels la richesse commune. Si vous protégez trop les propriétaires, le peuple, qui paiera les frais de cette protection, se révoltera contre ce qu'il aura le droit d'appeler un privilège. Si vous sacrifiez le propriétaire, il abandonnera ses biens, jugeant inutile de tant travailler et de tant risquer pour les autres; et l'on retombera dans les inconvénients insupportables du communisme. Encore une fois, il faut concilier les deux principes. » Telle serait, il n'y a guère à en douter, la réponse de saint Thomas. Trouvet-on qu'elle serait empreinte d'un esprit bien marqué d'utilitarisme et d'empirisme? mais c'est là, en philosophie morale et en philosophie sociale, l'esprit aristotélicien dont saint Thomas est si rempli. Dira-t-on que la théorie gagnerait beaucoup à emprunter quelque chose à l'idée d'un droit de propriété issu des efforts libres et sacrés de la personne humaine, sanction du travail et de la prévoyance, ciment de la famille et lien des générations? je le crois pour ma part. Mais ce serait entrer ici dans la controverse et, pour le moment, je me borne à exposer.

II

Voulons-nous comparer à saint Thomas quelque autre grand théologien ? Nous n'avons pas à chercher longtemps, puisque nous avons le docteur par excellence des Jésuites, l'illustre Suarez.

Suarez est moins métaphysicien que saint Thomas. Il commence par juger que la définition de la loi, telle que saint Thomas l'a donnée, est trop vaste. Ainsi, l'idée de la loi, selon lui ', ne convient pas à Dieu, Être nécessaire. Elle ne s'applique qu'aux actes successifs, donc contingents, d'une créature, et c'est pour cette créature qu'elle est faite. Elle est donc contingente elle-même.

D'où émane-t-elle? Du moment où il n'est question que de la loi humaine, Suarez estime que cette loi « est l'œuvre de l'homme même (opus hominis) émanant directement de sa puissance et de sa sagesse; elle est comme la règle et la mesure qui s'impose aux actes des sujets2 ».

Cette œuvre de l'homme, tous les hommes doivent-ils concourir à la former? C'est ce que croyait saint Thomas. Suarez, malgré les définitions qu'on vient de lire et qu'il semble oublier bientôt, n'est pas très favorable à cette doctrine. Les hommes sont des êtres sociables qui ont

1. Suarez, De legibus, I, 3.

2. De legibus, I, 4.

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