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besoin les uns des autres; il importe donc que chacun d'eux respecte le bien commun. Mais chaque homme, pris en particulier, a de la peine à discerner ce qui convient à ce bien commun, et rarement il y applique ses efforts. De là vient la nécessité de lois humaines tendant au bien général, montrant ce qu'il faut faire pour le réaliser, contraignant à le faire.... Sans doute, on peut concevoir une telle loi, faite, comme l'a dit saint Thomas, par la multitude, c'est-à-dire par la république tout entière ou par quelqu'un qui en tient la place. Mais si ce représentant peut avoir été « constitué » par la multitude ellemême, il peut aussi l'avoir été « immédiatement par Dieu 1

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L'important, c'est qu'il y ait une loi. Je ne crois pas forcer le sens des paroles de Suarez en ajoutant qu'à ses yeux la puissance qui contraint importe plus encore que la raison qui éclaire; car il écrit : « La loi est un acte de volonté plutôt qu'un acte mental; c'est un acte de volonté juste et droite par lequel un supérieur peut obliger un inférieur à faire ceci ou cela. »

La loi cependant, ces dernières paroles suffisent à l'établir, ne saurait être arbitraire. Elle est contingente, en ce sens qu'elle s'applique aux actes contingents d'une créature; mais cette créature une fois supposée, la loi devient néces

1. De legibus, IX, 9.

saire, comme certains moyens deviennent nécessaires dès qu'une certaine fin est acceptée .

Il y a donc, par le fait seul que la nature humaine existe, une loi naturelle. « La loi naturelle est une pour tous les temps et pour tous les êtres de la nature. C'est ce qu'ont enseigné Aristote, Cicéron, Lactance; car cette loi ne dérive pas d'un état particulier de la nature humaine; elle dérive de la nature humaine elle-même, de son essence 2. »

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Et ici nous retrouvons une fois encore cette distinction dont les esprits furent si longtemps obsédés: n'y a-t-il pas deux états de nature, l'état de nature innocente et l'état de nature déchue? <«< Quelques-uns disent, lisons-nous dans Suarez, qu'il faut distinguer l'état de nature intacte et l'état de nature corrompue; que dans le premier, par exemple, le droit naturel demandait la liberté de tous les hommes, la communauté, l'égalité dans la possession des choses, tandis que dans la nature corrompue il demande l'esclavage et la division des biens. » Parmi ceux qui insistaient sur cet antagonisme des deux états, Suarez cite le célèbre Duns Scot3. « Scot et quelques autres disent qu'avant le péché il était ordonné aux hommes d'avoir tout en commun. » Qu'on me par

1. C'est ce que certains métaphysiciens ont appelé la nécessité hypothétique.

2. De legibus, II, 8.

3. Il aurait pu citer saint Bonaventure. Voir Liber sententiarum, lib. II, dist. 44, art. 2, quæst. 2.

donne d'insister de nouveau; mais on ne saurait trop rappeler l'importance d'une telle distinction mal entendue, chez des peuples profondément chrétiens. Sans doute, la chute est acquise, et l'homme vit désormais dans l'état de péché. Mais il y a aussi une rédemption dont les effets peuvent s'étendre ou diminuer selon la volonté de l'homme qui y coopère. L'esclavage

qui ne manque jamais de figurer dans chacune de ces comparaisons est, lui aussi, le fruit du péché; c'est ce qui fait qu'on ne peut pas, croient les scolastiques, se révolter contre cette institution, châtiment de notre première faute. Mais enfin, plus le christianisme fait de progrès, plus on affranchit d'esclaves et plus on sent qu'on doit en affranchir. L'affranchissement des propriétés accaparées et leur retour à l'usage commun ne doivent-ils pas également être des conséquences et des signes du progrès des idées chrétiennes?

Suarez a certainement vu ce danger, et il s'efforce d'y parer par des distinctions très ingénieuses 1.

D'abord, cette division des deux états dans la constitution d'un droit naturel est-elle nécessaire? Non les règles du droit restent les mêmes, comme les règles de la médecine restent les mêmes, quoiqu'on n'use pas en bonne santé

1. De legibus, II, 8 et 14.

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de remèdes qu'on prend quand on est malade. <«< Autre chose est de parler de l'existence des préceptes, autre chose est de parler de leur obligation actuelle et de leur exercice. Donc, quoique l'état puisse réclamer l'application de tel précepte et non l'application de tel autre, le droit naturel n'en reste pas moins le même avec tous les préceptes qu'il enveloppe,... préceptes négatifs qui défendent des actes intrinsèquement mauvais, donc mauvais dans tout état, préceptes affirmatifs qui commandent des actions honnêtes en elles-mêmes, etc. >> On s'attendrait, après ces paroles, à voir l'illustre théologien édifier un ensemble compact de préceptes formant un droit naturel solide et, sinon éternel, du moins aussi durable et aussi un que le monde. Mais les distinctions qui suivent tendent plutôt, ce semble, à émietter ce droit et à donner par avance raison aux publicistes de nos jours qui élargissent de plus en plus, dans les sciences morales, la sphère du relatif. Les préceptes du droit naturel obligent en tout état, « si la matière s'en présente ». « Il peut se faire que tel état offre des occasions d'exercer certains préceptes et de ne pas exercer les autres. Puis, une chose peut être de droit naturel de beaucoup de façons : elle peut l'être par précepte, elle peut l'être simplement par permission. >> Tel est le cas de beaucoup de choses qui, au regard du droit naturel, sont licites ou qui

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THÉOLOGIENS, PRÉDICATEURS, MISSIONNAIRES.

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ont été données à l'homme, comme la communauté des biens, la liberté individuelle ou autres semblables. Ces choses, la nature n'enjoint pas qu'elles persistent dans le même état; elle s'en remet aux dispositions des hommes qui agiront selon les exigences de la raison. «< Ainsi la liberté est naturelle à l'homme, parce que l'homme la tient de la nature, bien que la loi naturelle ne défende pas de la perdre. »

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Il est certain qu'à travers les subtilités de cette polémique, Suarez rend tout au moins à la pensée chrétienne un très grand service : cette théorie sociale des deux états et de la liaison inséparable de l'égalité absolue et de l'innocence, il la combat nettement. A ses yeux, elle n'est pas du tout nécessaire, elle est même gratuite. « Il faudrait, dit-il, prouver que la communauté est inséparable de l'état d'innocence. Or on ne voit pas cette liaison; car il n'y a rien de compromettant pour l'honnêteté des mœurs à ce que, dans cet état, les hommes puissent prendre chacun pour soi et se partager différentes choses et particulièrement des objets mobiliers, nécessaires aux usages de la vie.... On peut croire que la communauté a été mieux en rapport avec l'état d'innocence et qu'alors la division n'était pas nécessaire; en sens inverse,

1. On voit la distinction; je ne parle pas de la théorie morale et religieuse.

2. De legibus, II, 14.

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