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sont chrétiens, on peut dire que, dans leurs livres tout au moins, ils ne le sont que de nom. Leur communisme théorique ne compte donc pas plus dans l'histoire du socialisme chrétien que la réfutation de leurs idées par Bodin ne peut passer pour un épisode des controverses chrétiennes. Les uns et les autres cherchent à fonder un droit naturel, purement naturel ce sont là deux camps de la renaissance antique et païenne, rien de plus. En « Utopie », toutes les religions sont tolérées, même l'idolâtrie; mais la majorité des habitants ne professe que le déisme.

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Ces emprunts à l'antiquité n'en sont pas moins à noter pour nous en passant; car bientôt nous les verrons se grossir et se propager, puis se fondre avec la tradition chrétienne. C'est Fénelon et son Télémaque qui opéreront cette fusion singulière, destinée à reparaître plus brillamment dans Chateaubriand, après avoir subi, au XVIIIe siècle, toutes sortes d'alliances et de compromis. Mais, avant d'en venir là, il nous faut traverser un christianisme plus austère : c'est celui des prédicateurs et théologiens du siècle de Louis XIV, Bossuet, Bourdaloue, Malebranche, Nicole, Port-Royal.

Si l'on ne craignait de forcer légèrement l'exactitude rigoureuse et si l'on tenait à donner une formule nette, au prix de quelques nuances, voici ce qu'on aurait presque le droit de dire: Les politiques chrétiens de l'ancien régime ont

deux torts ils ont à la fois trop de dédain et trop de respect pour les coutumes établies. A l'égard de la société humaine, telle qu'ils la voient régie de leur temps, ils sont trop sévères en théorie, trop indulgents dans la pratique. Ils estiment qu'au point de vue de la justice stricte, cet état ne compte pas. C'est, comme le disait Suarez, un état de fait; il faut s'en accommoder, il ne faut pas chercher à l'expliquer. Qu'on n'invoque ni la nécessité de la division des offices, ni l'entente mutuelle et le partage volontaire des fonctions, ni le contrat, ni le mérite naturel et ses conséquences inévitables, ni les conséquences légitimes de' l'inégalité du travail et de la prévoyance! Non! l'état de la société humaine est un état d'inégalité que rien d'humain ne justifie. La religion n'y est pour rien: elle se borne à nous en consoler et à nous donner les moyens de tirer de ces misères mêmes des moyens de mortification, de sanctification et de salut. La justice éternelle non plus n'y est pour rien; la raison, enfin, n'y est pour rien. Je ne dirai pas qu'en cela ces hommes reviennent à la distinction de l'état d'innocence et de l'état de péché (ils ne pouvaient pas en faire abstraction, puisque c'est un dogme fondamental); mais je dirai que, dans la question présente, ils en abusent. Il semble que pour eux, entre le paradis terrestre et le paradis futur, rien ne compte que pour une épreuve, dont chacun se tire comme il peut, par

la vertu tout intérieure du sacrifice. Entre l'égalité absolue de l'innocence parfaite et cet état actuel où il ne faut même pas songer, suivant eux, à régler quoi que ce soit sur le mérite, ils ne voient que le vide et le néant. C'est ainsi d'ailleurs qu'en politique ils ne voient aucun milieu entre l'anarchie et le despotisme. C'est tout simplement la nature qui est passée sous silence ou condamnée.

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Comme on pouvait s'y attendre, les formules les plus dures sont ici celles des jansénistes. << Sans doute, dit Pascal, l'égalité des biens est juste1»: assertion téméraire, car elle exige une égalité impossible, et on va prendre texte de cette absence d'égalité pour condamner trop sévèrement l'état de choses où elle n'a point été réalisée. « Mais ne pouvant faire qu'il soit force d'obéir à la justice, on a fait qu'il soit juste

1. On connaît cet autre passage des Pensées : « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants; c'est là ma place au soleil. Voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre. » En commentant ce passage, qui dans le manuscrit des Pensées est intitulé: Mien, tien, M. Havet dit « On se demande comment les éditeurs de Port-Royal ont osé conserver un tel passage; n'en auraient-ils pas compris toute la portée, que nous sentons si bien aujourd'hui ? » Port-Royal avait parfaitement compris la portée... philosophique de cette maxime, et il l'approuvait pleinement. Pour Port-Royal comme pour Pascal, les propriétés privées sont injustifiables, et le droit héréditaire fait souvent qu'un << sot» gouverne, ce qui est évidemment contre la raison. Mais la déchéance fait que les hommes doivent supporter ces injustices, comme un châtiment. Trop heureux sont-ils, à ce prix, d'avoir la paix.

d'obéir à la force; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et que la paix fût, qui est le souverain bien. » Prenons maintenant les Essais de morale de Nicole : « Comme l'état d'innocence ne pouvait admettre d'inégalité, l'état de péché ne peut souffrir d'égalité ». Tel est le thème, et voici quelques-unes des variations: Les inégalité sociales sont le résultat d'un << établissement » ou d'une sorte d'invention qui ne préjuge absolument aucun mérite. Non seulement le mérite en est absent de fait, le plus souvent; mais il ne faut même pas essayer de l'y ramener ce n'est pas sa place. Mieux vaut que cette question de mérite soit tout à fait mise à part cela est préférable pour les inférieurs, qui, pouvant distinguer le respect extérieur de l'estime intérieure, réservent celle-ci aux vraies qualités de l'âme; cela est préférable, ajoute ironiquement Nicole pour les supérieurs euxmêmes, puisque « ne songcant pas (quand ils sont raisonnables) à rapporter leur grandeur à leur mérite, ils ont là un refuge contre l'orgueil1».

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L'orgueil est-il le seul écueil où succombent les grands? Non; et pour ces sombres chrétiens de Port-Royal, il semble que le problème social soit retourné. D'habitude, ceux qui se posent

1. Nicole, Essais de morale: De la grandeur, 1re partie, chap. II.

cette question redoutable de l'inégalité des conditions plaignent les petits, les pauvres, et ils se demandent pourquoi ceux-ci occupent ainsi la dernière place au banquet de la vie. Mais Nicole nous fait de la condition morale des grands une peinture telle, il nous les montre si exposés au mal et à son éternel châtiment que, cette fois, on est tenté de se demander: mais pourquoi donc ceux-là ont-ils été mis dans une situation si funeste à leur salut? Qu'ont-ils donc fait pour être condamnés à cet état de richesse et de grandeur mondaine qui n'est que le vestibule de l'enfer? Sans doute on peut dire que les pauvres sont pauvres par nécessité, tandis que les riches et les grands sont tels par choix et par artifice. Cependant, puisque l'état actuel « ne souffre pas d'égalité », puisqu'il faut des grands de chair (désignés par la naissance), et, comme dit Pascal, des « trognes armées » qui imposent la paix, est-il donc juste que ceux qui sont chargés de cette besogne indispensable et auxquels il faut une certaine richesse pour rehausser leur prestige, soient plus exposés que tous les autres à la perte de leur bonheur éternel?

Malebranche, qui n'a pas suivi en tout les jansénistes, se rencontre avec eux dans cette question. Il nous expose qu'il y a sur terre deux pouvoirs le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Tous les deux viennent de Dieu : mais celui-là participe à sa raison et celui-ci à sa

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