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UN NOUVEAU

COMMENTAIRE SUR TACITE

Tacite et son siècle ou la Société romaine impériale, d'Auguste aux Antonins, dans ses rapports avec la Société moderne, par M. E.-P. DUBOIS-GUCHAN, procureur impérial à Nantes.

Voici un gros ouvrage en deux volumes, comprenant environ douze cents pages (texte serré et caractères compactes); son titre est plein de promesses, son auteur est un procureur impérial, il y aura bientôt un an qu'il est publié, et personne ne s'en occupe.

Je ne sais quelle idée M. Dubois-Guchan, qui a beaucoup parlé des mœurs littéraires de Rome, se fait des mœurs littéraires de Paris; mais il me semble que la critique s'est montrée légèrement injuste à son égard, injuste en parlant de son livre, injuste surtout en n'en parlant pas assez. Quelle que soit en effet l'opinion que l'on s'en fasse, et, en mettant les choses au pis, quelque irritation qu'on en conçoive, il est impossible, quand on l'a lu, d'en contester l'importance. Je comprends, à la rigueur, qu'on le dénigre; je ne comprends pas qu'on le dédaigne, et, pour être vrai, il me paraîtrait bien plus naturel qu'on en dit du mal que de n'en rien dire du tout. C'est un livre, à tous les points de vue, qui ne mérite pas le silence, et l'y condamner, c'est manquer, selon ce qu'on en pense, ou de justice pour l'éloge ou de courage pour le blâme.

Je voudrais essayer, pour une fois (car c'est une chose que l'on tente bien plus souvent qu'on n'y réussit), de demeurer strictement impartial à l'égard d'un travail aussi respectable par la science qu'il trahit et par le talent de son auteur, que sujet à discussion par la nouveauté des opinions qu'on y rencontre. Je voudrais demeurer

froid entre l'admiration réelle et les préventions peut-être fondées qu'il m'inspire, et ne rien abdiquer du sentiment double et contraire dont il me pénètre, ni en faveur de l'une ni en faveur des autres; en un mot, je voudrais montrer d'abord combien ce travail est grand, important, philosophique, tout à fait digne de fixer l'attention des esprits sérieux, et dire ensuite, en toute sincérité, combien la donnée générale, combien les conclusions surtout m'en paraissent douteuses, inquiétantes et pleines de périls. Le paradoxe y est assez tranchant, à coup sûr, et la fierté du parti pris assez irritante (s'il est vrai que l'ouvrage de M. Dubois-Guchan vise à réhabiliter les empereurs romains, y compris Néron et Caligula,) pour que des critiques fort judicieux aient pu y voir plus de subtile impertinence que de logique et d'érudition. Mais ce n'est point tout à fait notre avis.

I

Si M. Dubois-Guchan s'était renfermé dans Tacite et son siècle, il eût trouvé matière à une œuvre déjà très considérable et imposante par son unité; mais il y a bien autre chose dans ce livre. Je crois bien que l'auteur n'avait d'abord songé qu'à Tacite, escorté de son groupe politique et littéraire; mais son sujet l'a débordé. En étudiant la société et la littérature impériales, il a été amené, par un courant naturel, à s'occuper de la société et de la littérature romaines tout entières, c'est-à-dire de la civilisation antique, car la civilisation romaine est une forme du passé dont la civilisation grecque est la forme corrélative, et il a fallu tenir compte aussi de cette dernière. De là à une comparaison, d'ailleurs fort motivée, avec les civilisations modernes, il n'y a qu'un pas, et un esprit philosophique l'a bientôt franchi; M. Dubois-Guchan, porté sur les ailes de la logique, dont il médit, mais dont il se sert, n'a pu s'en détendre. Et voyez quelles proportions prend aussitôt son livre: immédiatement, Bossuet, Vico, Herder, apparaissent à l'horizon, et cet horizon embrasse l'histoire et la destinée du monde. Le point de départ était Tacite, moins que cela peut-être, une page de Tacite qui avait frappé M. Dubois-Guchan, et voilà qu'en un clin d'œil nous avons le monde entier sur les bras. Plongé dans la contemplation d'un historien, l'écrivain s'est senti invinciblement conduit à généraliser son objet, à faire une reconnaissance, par-delà Tacite, chez tous les historiens latins, puis chez les historiens grecs, à rapprocher les uns des autres, et comme il avait comparé l'ensemble des civilisations, à comparer la morale historique et l'art des deux peuples.

Polybe sert de trait d'union naturel entre Thucydide et Tacite, et une fois qu'on a abordé Thucydide, pourquoi ne pas remonter jusqu'à Hérodote? C'est ainsi qu'un sujet s'agrandit, se dilate et se multiplie. On voulait se borner à un écrivain, et l'on en vient à rechercher, à découvrir, à définir l'idéal antique dans l'artifice de la composition historique; on compare cet idéal avec l'idéal moderne, et l'on obtient ainsi un livre un peu étendu, mais complet, dont l'unité, largement compréhensive, absorbe, si j'ose le dire, toutes les questions vitales que peut se poser la conscience du genre humain.

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M. Dubois-Guchan résume ainsi son opinion sur l'art moderne comparé à l'art ancien : « Nous sommes plus subtils, plus incorrects, plus décousus; mais nous sommes plus émus, plus passionnés que les anciens; ils avaient plus de mesure, nous avons plus de portée; ils connaissaient mieux les proportions, nous connaissons mieux les effets l'esprit humain s'est agrandi parmi nous, l'art s'est affaibli. » M. Dubois-Guchan reconnaît d'ailleurs que nous les dépassons de toute la hauteur du christianisme; mais ce n'est pas au génie chrétien qu'il a consacré son livre, c'est au génie romain, et il ne l'eût pas mal intitulé le Génie de Rome. Tout y concourt à l'apologie, ou plutôt à l'apothéose de cette ville fameuse, dont la destinée est d'agiter le monde après l'avoir opprimé. Tout d'elle est grand, généreux, sublime, tout vise et retentit au loin; l'idéal du Romain, tel qu'on le comprenait au XVIe siècle, et tel que le comprirent plus tard Corneille ou Montesquieu, revit chez M. Dubois-Guchan, mais avec une préférence bien plus marquée et une admiration tout à fait exclusive. Peut-être y a-t-il un peu d'orgueil dans cet enthousiasme; peut-être l'auteur de Tacite et son siècle serait-il moins jaloux de son idéal latin, si nous n'étions nous-mêmes, après les Romains, « de race aristocratique, militaire et latine, et non de race marchande et saxonne; » peut-être enfin ce patriotisme romain n'est-il au fond qu'un patriotisme français. Dans tous les cas, M. Dubois-Guchan conclut que le génie de Rome a été le génie tutélaire de l'antiquité..... Rien de mieux : mais à quel prix ?

M. Dubois-Guchan ne veut pas entendre parler du prix, c'est-à-dire des crimes de Rome; Rome est, à ses yeux, une pauvre ville calomniée, et rien n'égale l'envie qu'il a de nier ce qu'on a appelé l'orgie romaine. En vain Tacite appelle la Rome impériale un cloaque d'immoralité; en vain Pétrone, qui la connaissait, l'appelle une courtisane dormant dans la fange1; en vain saint Jean s'écrie: «< Elle est tombée, cette grande ville, Babylone qui fit boire aux peuples le vin de sa

• Mersam cœno Romam somnoque jacentem.

2e s. TOME XXV.

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prostitution. C'était l'égout de tous les vices, c'était le foyer de toutes les cruautés. On a trouvé chez elle le sang de tous les martyrs, de tous ceux qui furent tués sur la terre. Elle en a tant répandu qu'il faut qu'elle en boive à son tour, car cela est juste. » M. Dubois-Guchan, qui cite ces arrêts et cette formidable malédiction, M. DuboisGuchan, qui s'amuse à construire une sorte d'édifice des crimes de Rome pour mieux le renverser ensuite, n'ose pas complétement prendre sur lui l'absolution finale; mais il imagine le discours d'un panégyriste qui s'exprimerait en ces termes : « Rome a été surtout victime de ses déclamateurs : les déclamations de ses philosophes, de ses historiens même, sont la plus grande imposture du genre humain. Si ses délateurs furent l'une de ses plaies, ses déclamateurs furent l'autre. Les premiers calomniaient pour de l'argent, il est vrai, mais ils ne calomniaient pas toujours et ne calomniaient que quelques hommes rarement irréprochables; les déclamateurs ont calomnié leur siècle, leur civilisation, tout un monde pour un peu de gloriole; ils ont trahi la grande cause des nationalités pour un peu de bruit; ils n'ont pas moins manqué à la vérité qu'au patriotisme; ils se sont joués de leur plume; il n'en est pas un seul dont je ne puisse montrer qu'il s'est exprimé sur le même objet en deux sens contraires. La meilleure manière de les faire juger, c'est de les citer..... >>

Ces déclamateurs, ces calomniateurs, qui sont-ils? Sénèque, dont le panégyriste exclusif rassemble à grand effort quelques jeux d'esprit peut-être discutables, mais qui ne prouvent pas qu'il ait calomnié l'orgie romaine. En effet, lorsque Sénèque, prêchant la pauvreté, s'écrie que « Dieu est tout nu,» il exploite d'avance une idée chrétienne, et le panégyriste exclusif a tort d'user son ironie à répondre: «La belle raison! comme s'il suffisait à l'homme d'être nu pour être un dieu!» Non, cela ne suffit pas; mais les idées de divinité et de nudité mendiante vont si bien ensemble, que le christianisme les a liées d'un nœud indissoluble quand il a voulu que son Dieu fût nu pour paraître un homme, et quand ce Dieu lui-même a voulu naître dans une étable pour paraître un pauvre. Après Sénèque, c'est Pline, que le panégyriste exclusif prend à partie, et après Pline, Tacite lui-même et tous ceux qui ont écrit sur le luxe effroyable de cette Babylone de l'Occident. Il n'y a pas jusqu'à l'institution des gladiateurs que le panégyriste exclusif ne défende, et si Sénèque s'avise de reconnaître que c'était une rage de bête fauve que de prendre plaisir au sang et aux blessures, l'autre s'empresse de riposter: « Autant valait dire que c'était être une bête fauve que d'être Romain, puisque dans les jeux consistait une des formes de la vie romaine; mais Rome n'aimait pas à les propager, sachant bien que,

si les inconvénients des jeux étaient partout, Rome seule y trouvait des avantages. » Pline le Jeune est-il d'avis qu'on supprime les jeux ? Le panégyriste exclusif trouve ce vœu sot et contradictoire ; car Pline le Jeune, étant préteur, avait donné des jeux, et il avait eu raison; en cela, il s'était montré Romain: chez Sénèque, Juvénal, les Pline, Tacite même, il y a toujours deux hommes, un Romain et un rhéteur, le romain démentant le rhéteur..... C'est le panégyriste exclusif qui le dit.

Si M. Dubois-Guchan me le permet, je n'aime guère ce panégyriste exclusif; on devine trop aisément le penchant secret que l'auteur a pour lui. Un avocat, ayant à cœur, pour quelque raison que ce soit, de faire acquitter un scélérat qui aurait tué père et mère, ne procéderait pas autrement. Il inventerait en sa faveur, sous forme de prétérition oratoire, une apologie analogue : « Je ne vous dirai pas que l'accusé est un saint, non, vous seriez capables de ne pas me croire, et pourtant, l'a-t-on assez calomnié? Etait-il besoin d'accumuler tant de preuves, qui, en y regardant bien, se détruiraient peut-être l'une l'autre, contre un malheureux dont la vie, avant l'acte qu'on lui reproche, n'offre que des exemples de courage et d'honnêteté? Interrogez ces témoins en est-il deux qui soient d'accord? N'est-il pas vrai que toutes leurs dépositions se démentent et se contredisent? etc..... » Tel est le discours de M. Dubois-Guchan au sujet des Romains. C'est à peine s'il se résigne à plaider les circonstances atténuantes, et il s'efforce bien plutôt de tourner les faits à l'honneur de Rome qu'à son excuse. S'il ne s'agissait ici que de la Rome républicaine, on applaudirait peut-être, sauf réserves; mais il s'agit surtout de la Rome impériale, et ce sont les empereurs, que l'auteur de Tacite et son siècle a entrepris de réhabiliter. Voici comment le panégyriste exclusif parle des Césars : « On ne dit que le mal, on tait le bien. Auguste eut plus de faiblesses que de vices; Tibère ne souilla que sa vieillesse ; Caligula vécut peu et en démence ; Claude, malgré quelques instincts grossiers, ne fut pas un prince débauché; il se défendit même de son penchant pour sa nièce; Néron tomba, ou plutôt on précipita Néron dans les excès; Vitellius fut surtout un glouton; Galba et Othon ne purent se faire juger comme souverains; Vespasien réforma les mœurs de son siècle; le trône avait corrigé Titus; Domitien eut surtout le tort d'aspirer aux honneurs de la vertu, quand il n'était qu'un libertin décent; les vices de Trajan furent ceux d'un grand cœur : à travers tant de magnanimité, je n'aperçois pas ses fautes : l'éclat d'Adrien racheta ses mœurs; et quand la fortune donna Rome aux Antonins, elle couronna la vertu même, voilà pour les princes. » Les princesses, comme on pense,

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