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monies poétiques. D'ailleurs, tout a changé dans le monde à l'avénement du christianisme, et la loi nouvelle a modifié profondément tous les esprits et tous les cœurs. Ce qui était en haut, dans les choses et dans les opinions humaines, a été mis en bas, et ce qui était en bas a été relevé en haut : est-ce que ces grandes révolutions du verbe ont pu s'accomplir sans que la forme du verbe, qui est la parole, fût changée et dans son esprit et dans ses goûts? Donneronsnous la même parure à la vierge sainte Cécile qu'à la muse Euterpe? peindrons-nous l'ange Gabriel avec les traits de Cupidon? Des artistes l'ont fait et se sont rendus ridicules. Les chastes personnifications du spiritualisme sont travesties et même profanées lorsqu'on leur prête les attributs et les graces hétérogènes des divinités de la chair. Il est vrai que la prétendue renaissance a tout confondu, et que les révoltes du sensualisme ont porté leurs attentats jusque sur les objets consacrés au culte de la mortification et de la sainte douleur. Depuis cette époque, nous vivons dans un véritable chaos, où la lumière lutte partout avec les ténèbres. C'est pourquoi nous devons nous réjouir car plus le combat a duré, plus il approche de sa fin, et quand les éléments qui se heurtent dans le conflit moral que nous traversons rentreront enfin dans l'ordre et feront place à la lumière, il se lèvera sur le monde un soleil dont nos plus beaux jours passés auront à peine valu les ombres!

Alors la littérature chrétienne renaîtra : car la vie aura sa renaissance, comme la mort la sienne; et le monde saluera avec des transports de joie et d'amour cette muse nouvelle rayonnante de toutes les gloires du Thabor et couronnée de toutes les épines du Calvaire; cette muse dont la céleste beauté ressemblera à celle de Marie, parce qu'elle aussi sera mère et vierge tout à la fois: mère, parce que jamais inspiration plus féconde n'aura donné au génie humain une impérissable famille de chefs-d'œuvre, et vierge, parce que les souvenirs de la muse profane n'approcheront jamais de sa pensée, parce que les voluptés terrestres ne profaneront jamais son sourire, parce qu'enfin les passions humaines ne traverseront jamais de leurs rides la sérénité de son front!

Lorsque le Saint-Esprit descendit sur les apôtres sous la forme de langues de feu, il les arma de la toute-puissance du Verbe, et leur inspira non-seulement la vérité, mais l'éloquence pour la bien dire. Saint Paul, qui se vantait d'ignorer les artifices de la parole, n'en est pas moins un sublime orateur; et lorsqu'il brûlait les livres du vieux monde, ce n'était pas pour anéantir les lettres et les sciences, mais pour faire place à une science et à une littérature nouvelles. Les formes littéraires sont comme le vêtement de la pensée; or la pensée sensuelle et matérialiste du vieux monde était morte d'une maladie contagieuse; que faire de ses vêtements, sinon les brûler? L'esprit humain avait besoin d'une robe blanche

et neuve au sortir de la piscine baptismale; tout était renouvelé par la loi nouvelle : il y avait un nouveau ciel et une nouvelle terre. A de nouvelles inspirations il fallait un nouveau langage. Que le Verbe du Christ habite en vous abondamment, disait saint Paul aux Colossiens; instruisez-vous dans toute la sagesse, vous avertissant vous-mêmes par des chants (psalmis), des hymnes et des cantiques spirituels, laissant chanter dans vos cœurs la grâce de Dieu. C'est ainsi que l'Apôtre indique les sources célestes de la nouvelle poésie, et la fait remonter à une inspiration réelle. « C'est le cœur qui fait l'éloquence,» avait dit un ancien, et l'Ecriture nous apprend que Dieu est le maître des cœurs. La poésie est aussi la voix du cœur, dont elle exprime les affections, les enthousiasmes et les désirs; mais ces désirs, ces affections, ces enthousiasmes peuvent être de la sagesse ou de la folie la poésie qui émane des passions exaltées est donc elle-même une folie, puisqu'on peut dire qu'elle est ce qu'elle exprime. La poésie de la sagesse chrétienne, au contraire, étant la forme de la sagesse, fait aussi partie de la fait aussi partie de la sagesse, dont elle elle représente l'harmonie et la beauté. Saint Paul, énumérant les caractères de la vraie sagesse, dit en premier lieu qu'elle est chaste (pudica est), et tel est aussi le premier, le grand, l'ineffaçable caractère de la poésie et de toute la littérature chrétienne. Les anciens avaient bien dit que les muses étaient vierges; mais aux discours qu'ils leur faisaient entendre et répéter, on reconnaissait bien que c'étaient des vierges folles. Quelle gravité pouvait conserver en effet la virginité de Terpsichore, lorsqu'elle accompagnait de sa danse lascive les molles chansons d'Erato? Comment Thalie pouvaitelle être vierge et rire sous son masque des immoralités de Plaute? La muse chrétienne, au contraire, n'a jamais transigé et ne transigera jamais avec le vice: elle a aussi des larmes et des sourires, mais c'est pour la vertu et l'innocence. Les roses de sa couronne ne se sont jamais flétries à la vapeur de l'encens qui brûle sur les autels de l'impudique Vénus, ni effeuillées dans les orgies d'Anacréon; elle n'est pourtant rigoureuse et sévère que dans la haine du mal; elle approuve tout ce qui est bien, accueille tout ce qui est aimable, admet tout ce qui est juste, glorifie tout ce qui est honorable, toujours suivant la doctrine du grand apôtre. Elle se plaît au milieu des jeunes vierges et se joue avec les enfants; elle résiste aux puissances de la terre avec les martyrs, tonne contre l'iniquité par la voix des prophètes et des Pères. Tour à tour héroïque et enfantine, pleine de douceur et de force, pacifique et guerrière, ceinte d'épines sanglantes ou parée de lis dont rien ne flétrit la blancheur, elle prie, elle pleure, elle bénit, elle menace, elle sourit, elle console. Les vertus dont elle dispose sont celles de toute la hiérarchie céleste, et dans les choeurs des anges elle se reproduit neuf fois toujours différente et toujours la même. Elle rem

place ainsi toute seule les neuf muses qu'elle à détrônées. Le compas d'Uranie mesure dans sa main plus hardie l'orbe des roues étoilées qui tournaient devant Ezéchiel; elle a remplacé par la Bible le livre de Clio, et en a distribué les trompettes aux anges de l'Apocalypse. Pour remplacer les sept autres muses, elle prend les traits et les attributs des sept vertus chrétiennes; ses caractères sont ceux de la charité elle-même, dont elle est l'organe.

Elle est patiente, elle est bonne, elle n'est point jalouse, contrairement au génie de ces poëtes qu'Horace appelle une espèce irascible.

Elle n'est point inconvenante, elle évite l'enflure, ce qui la distingue spécialement du romantisme et du cynisme de nos écrivains modernes.

Elle n'est point ambitieuse, elle ne cherche point sa propre gloire, bien différente en cela de tous les écrivains profanes.

Elle ne se met point en colère et ne pense jamais le mal, condamnant ainsi les satyriques et les déclamateurs antiso

ciaux.

Elle ne met pas sa joie dans le désordre, comme les exploiteurs de la littérature du crime; mais elle se complaît dans la vérité, ce qui la rend étrangère aux polémiques du journalisme et aux invectives des partis.

La patience, la foi, l'espérance, là tolé→ rance de tout ce qui n'atteint pas l'honneur de Dieu, l'abnégation de soi-même, le dévouement pour les autres, tel est, dans toute son analyse, le génie de la littérature chrétienne, parce que c'est le génie du christiatianisme, dont cette littérature doit reproduire uniquement les sentiments et les pensées.

La bouche parle de l'abondance du cœur, disent les saintes lettres; l'homme dit ce qu'il sait or la science du chrétien ne doit pas différer de celle de l'Apôtre, qui a eu le droit de dire: Soyez mes imitateurs, comme ie le suis de Jésus-Christ. Or quelle était la science de saint Paul? « Rien, disait-il luimême, si ce n'est Jésus-Christ, et JésusChrist crucifié. Non existimavi me scire aliquid, nisi Jesum Christum et hunc crucifixum.» Or, puisque notre science c'est le Crucifié, puisque notre amour est également attaché à la croix, Amor meus crucifixus est, notre parole doit être le Verbe de la croix, Verbum crucis, et nous devons trouver sur le Calvaire le type complet de notre littérature chrétienne. En effet, le médiateur placé entre le ciel et la terre, qui souffre, saigne et prie pour ses bourreaux, voilà la plus haute expression de la poésie et de la philosophie modernes. Sous les bras étendus de ce Verbe crucifié, la société ancienne et la société nouvelle sont figurées par les deux Marie, toutes deux belles, mais d'une beauté si différente: l'une prosternée, parce que le sensualisme rendait la femme esclave; l'autre debout, parce que la chasteté l'émancipe; la courtisane stérile et la vierge mère, cette

double antithèse vivante qui consacre par son rapprochement la fraternité de l'innocence et du repentir. Puis, saint Jean, le théologien, le confident des secrets du Verbe: In principio erat Verbum; celui qui a vu dans le cœur de son maître le commencement et la fin de toutes choses, le prophète à la double vue, qui, sans avoir besoin de la monstruosité de Janus aux deux visages, regarde en même temps avec le même regard d'aigle dans le passé et dans l'avenir. Foi, contemplation, raíson soumise, espérance illimitée, amour humain réparé par la pénitence; amour divin consacré par le sacrifice du fils et de la mère; prière, bénédiction, pardon, larmes, consolation et promesse, tout est là, tout complète la pensée de l'avenir, tout ce que peuvent chercher l'intelligence et l'amour, tout ce qui peut s'exprimer par une parole harmonieuse, une littérature complète, un monde moral nouveau, une éloquence vivante, mourante et immortelle, une synthèse de toutes les affections, de toutes les espérances, de toutes les craintes humaines, de tous les héroïsmes surhumains, concentrée, résumée et exprimée par un seul cri d'angoisse, d'agonie, de mort, de résurrection prochaine, de joie et de triomphe, voilà le mystère du Calvaire conçu dans ses rapports avec la littérature chrétienne; voilà la création d'un nouveau monde; voilà le Verbe abrégé, Verbum abbreviatum, dont l'analyse doit remplir désormais dans tous les ages les œuvres de l'esprit humain. Voilà la sagesse nouvelle qui sort de la fontaine baptismale régénérée dans le sang d'un Dieu, et qui marche parée de pourpre et de blancheur, dans ses vêtements splendides, à la conquête de l'avenir, en chantant le cantique de sa mère :

« Je suis sortie de la bouche du Très-Haut, et je suis l'aînée de toutes les créatures. C'est moi qui fais lever dans le ciel une lumière impérissable, et j'en ai couvert la terre comme d'une nuée splendide. Ma demeure est dans les hauteurs éternelles, mon trône est sur la colonne de nuée. J'ai parcouru seule le cercle du ciel, je suis descendue dans le profond de l'abime, et j'ai marché sur les flots de la mer. Je me suis arrêtée sur toute la terre et chez tous les peuples, et partout on m'a nommée reine. J'ai mesuré par ma vertu les cœurs des superbes avec ceux des humbles : les grands et les petits m'ont préparé une demeure, et jy resterai comme dans l'héritage de Dieu!

« J'ai reçu les ordres et la parole du Créateur de toutes choses, et celui qui m'a créée s'est reposé dans ma demeure; et il m'a dit: que Jacob soit ta patrie, et Israël ton héritage; étends tes racines dans l'âme de tous mes élus. Depuis le commencement et avant tous les siècles je suis créée, et dans le siècle futur je ne finirai pas; et j'ai servi sa volonté dans sa demeure sainte.

Ainsi je me suis affermie dans Sion, ainsi j'ai trouvé mon repos dans la cité sanctifiée; et Jérusalem est en ma puissance. J'ai jeté

mes racines dans la gloire de mon peuple. Son héritage vient de mon Dieu, et ma possession est la plénitude des saints. Je me suis élevée comme le cèdre sur le Liban, et comme le cyprès sur la montagne de Sion. Comme la palme de Cadès je me suis agrandie, et j'ai fleuri comme les plantations de la rose de Jéricho. Comme l'olivier je suis belle dans les campagnes, et comme le platane j'ai crû au bord de l'eau dans les plaines. J'ai parfumé ma demeure comme l'arbre odorant dont on n'a pas blessé l'écorce, et mon odeur est comme celle du baume qui n'a pas souffert de mélange. Comme le térébinthe j'ai élargi mes rameaux, et mes branches ont pour feuillage et pour fleurs la gloire et la grâce. Comme la vigne j'ai fructifié en suavité de parfums, et j'ai fleuri des fleurs d'honnêteté et de bonne renommée.

« Je suis la mère du bel amour, et de la crainte respectueuse, et de l'intuition, et de la sainte espérance.... Mon esprit est doux comme le miel, et ma mémoire est éternelle. »

Telles sont les prérogatives et les gloires de la littérature chrétienne, cette harmonieuse expression des pensées de la sagesse. Voilà en quels termes elle peut appeler à elle toutes les âmes pures et les cœurs épris de la beauté éternelle.

La littérature profane, au contraire, ne ressemblait que trop à cette femme dont Salomon le sage a tracé le portrait au vii chapitre du livre des Proverbes, cette femme étrangère à la vérité qui fait ses paroles douces pour causer des regrets amers. Ornée comme une créature vénale, attentive à la chasse des âmes, parleuse, vagabonde, impatiente du repos et ne sachant jamais arrêter ses pieds dans sa demeure. Car la gloire mondaine est capricieuse, et ceux qui la poursuivent doivent s'agiter comme elle.

Voilà donc la muse profane qui court les rues, qui cherche les applaudissements sur les places, et qui, jusque dans les carrefours, tend des piéges à la jeunesse en lui offrant ses écrits empoisonnés. Le jeune homme imprévoyant s'arrête, le titre du mauvais livre lui sourit, la muse le prend et le flatte en lui disant: C'est un jour de fête pour moi; je suis sortie pour te voir, et je t'ai rencontré. Viens, j'ai brodé de nouveau pour toi les riches tapisseries de l'Egypte, et je les ai étendues sur le lit de repos où je veux endormir ta raison. J'épancherai sur toi la myrrhe, l'aloès et le cinnamome; viens t'enivrer de pensées et d'images voluptueuses, puisque la vie est une nuit qu'il faut embellir de beaux rêves en attendant le lever du jour.

S'il existe un Dieu, il est loin de nous, et il nous laisse les maîtres dans sa demeure.

Elle prend ainsi les âmes novices dans les filets de ses discours; elle les entraîne par les flatteries de son langage. Et les insensés qui la suivent ne savent pas qu'ils sont dans les piéges de la mort, comme le boeuf qui suit le sacrificateur, attachés l'un à l'autre par une

guirlande fleurie; comme l'agneau qui se joue avec les liens que lui prépare le boucher.

La littérature antique avait deux idoles : l'orgueil et la volupté; divinités infernales et terribles, qui ne sont jamais lasses de sacrifices humains; elle n'acceptait la douleur que comme une vengeance de Jupiter contre l'audace de Prométhée. Les chaînes du Caucase la forçaient à subir les dieux, mais elle les déshonorait en leur attribuant les vices de l'homme, et le fond de sa doctrine, pour les initiés, était un athéisme impie. Le titan Prométhée, rugissant toujours dans ses chaines, bravait l'Olympe et attendait Hercule; Hercule le libérateur profane, violateur du ciel, de l'enfer et de la vie, le monstre qui abat tous les monstres, la synthèse du sensualisme et de l'orgueil incarnés dans la force brutale, tel était l'idéal du paganisme et le messie que la muse profane annonçait.

Ce type terrible et gigantesque d'Hercule apparaît dans la poésie chrétienne des légendes avec toutes ses proportions titaniques: pour massue il porte un arbre tout entier, et il s'appelle Réprobus, le nom qui convient à Satan et à l'humanité maudite. Nous le voyons traverser un fleuve qui sépare deux mondes, courbé non sous le poids, mais sous la puissance d'un enfant. Ainsi l'antiquité représentait les Centaures domptés et tourmentés par le jeune Eros; mais combien l'enfant-Dieu de la légende n'est-il pas plus puissant que le vainqueur des Centaures et d'Hercule! Hercule, qui résumait en lui toutes les forces de la chair, a dû en ressentir aussi toutes les faiblesses; sa défaite fut une honte, tandis que notre Christophore, courbé sous l'enfant qui l'éclaire, sort du fleuve transitoire, glorieux et régénéré. Le christianisme seul pouvait soustraire l'Hercule symbolique aux affronts d'Omphale et à la tunique dévorante de Déjanire, en lui donnant pour reine la chaste et éternelle beauté, et pour vêtement expiatoire le cilice de la pénitence.

C'est ainsi que l'intelligence triompha de la force; mais l'Hercule antique, transfiguré en Christophore, laissa dans le monde une postérité insoumise. L'Olympe des Grecs qui avait précipité les géants, fut précipité à son tour et continua de soulever par des efforts rebelles les montagnes qui l'écrasaient. La chair qui avait tenté d'étouffer l'esprit au berceau, fut opprimée à son tour par une juste représaille; la raison sans autorité protesta contre ce qu'elle osait appeler une autorité sans raison, c'est-à-dire une tyrannie. Ce qui avait été le ciel devint l'enfer; mais l'enfer est éternel comme le ciel, et après avoir opprimé, il résista. Le christianisme fut accusé d'être une doctrine de mort, ennemie de la société et de la nature; la force s'était brisée contre lui, on essaya les armes du ridicule et de la déclamation; on tenta même de le corrompre, sous prétexte d'une conciliation chimérique dont les grands hommes de l'école d'Alexandrie furent les dupes

plutôt que les complices; mais l'autorité infaillible du saint-siége romain se déclara et opposa une digue invincible au flux et au reflux de l'opinion humaine. Le divorce entre les deux doctrines et les deux littératures, entre le passé et l'avenir, fut prononcé solennellement du haut de la chaire de saint Grégoire le Grand, et la théologie, définitivement triomphante, offrit à la philosophie vaincue une robe de catéchumène et une place sur les bancs de son école.

Nous trouvons au livre de la Genèse une vision de Jacob qui présente à notre esprit une grande et merveilleuse allégorie. Pendant la nuit qui précéda son retour dans sa patrie, le père des enfants d'Isral renconîra un mystérieux inconnu qui s'opposait à son passage; ils se prirent donc corps à corps et luttèrent toute la nuit ; au point du jour seulement l'étranger révéla sa puissance surnaturelle, en énervant par un simple contact de sa main le genou robuste du pasteur; alors Jacob se prosterna, et, tenant encore son vainqueur enlacé dans une fervente étreinte, il lui dit : « Je ne te laisserai pas aller que tu ne m'aies béni. » L'ange alors le bénit (car c'était un ange) et lui dit: « Tu seras fort contre tous tes ennemis, puisque tu as été fort dans une lutte contre Dieu même, dont je suis le messager et le représentant devant toi. »>

Cette lutte du patriarche contre un esprit envoyé de Dieu représente admirablement cette lutte incessante de la chair contre l'esprit que Dieu permet pour exercer, augmenter et glorifier les forces de son Eglise militante. Dieu sauvera la chair en la soumettant à l'esprit, et c'est ainsi que doit finir le grand combat, à l'aube du jour éternel.

Lorsque le christianisme arriva à l'empire du monde, la philosophie avait forcément abdiqué sous la pression de la licence. L'Olympe était envahi par les ombres sanglantes des Césars; le monde était dégoûté des excès du sensualisme, et aspirait vaguement aux expiations; le judaïsme avait produit les esséniens, et le stoïcisme était venu réformer les dogmes d'Epicure. Mais le désespoir de l'orgueil toujours vaincu avait fait crier à Brutus que la vertu n'était qu'un nom, et Caton n'avait trouvé rien de plus beau à faire que de se déchirer les entrailles pour protester contre la fortune de César. Le stoicisme avait donc dit son dernier mot, et ce mot c'était le suicide.

La croix vint donner à la vie tout l'héroïsme de la mort volontaire, et à la mort toutes les joies et toutes les espérances de la vie. L'immolation volontaire ne fut plus une désertion, mais un combat. Accepter les maux de la vie devint plus grand que de les éviter par le meurtre de soi-même. La pénitence, avec ses salutaires rigueurs, devint le régime sauveur de l'humanité malade: la philosophie antique ne voyait plus de remède que dans la mort, et elle était morte dans le dernier accès de rage de Caton. Tout l'ancien monde était mort avec elle, lorsque le Ressuscité, qui avait prouvé

en traversant la tombe son droit de commander à la mort, ordonna au monde de revivre. Le Lazare alors sortit de la tombe les pieds et les mains encore attachés par les bandelettes de la sépulture : Déliez-le, dit le Sauveur, et qu'il marche! Alors un travail de destruction sembla s'opérer sur les mœurs, sur les monuments, sur tous les usages antiques. Vandalisme apparent qui cachait une œuvre de régénération sociale. Non, ce n'était pas un outrage à la religion des tombeaux, ni une violation des mystères du passé, qui se commettait alors; ce n'étaient pas les bandelettes d'un mort que les disciples du Sauveur s'efforçaient de rompre c'étaient les entraves d'un vi

vant!

Toutefois, les morts s'obstinaient à ense-velir leurs morts, et la nature protesta dès le commencement contre la grâce: elle protesta, mais elle dut le faire en silence, lorsque le monde fut rempli des paroles du Verbe de vérité. Les oracles cessèrent alors, et la poésie ainsi que l'éloquence resta muette. Siluit terra in conspectu ejus. Les persécuteurs n'avaient plus pour avocats que des bourreaux, et méprisaient eux-mêmes leurs rhéteurs et leurs sophistes. Les chrétiens, au contraire, étonnaient le monde par leurs vertus, l'épouvantaient de leur patience et l'ébranlaient par leurs discours. La Défense de Tertullien dut faire pâlir les juges, qui se sentirent eux-mêmes accusés. Les Césars avaient pu crucifier le Verbe, mais ils ne pouvaient pas empêcher qu'en expirant il ne bouleversât d'un cri toute la surface de la terre, et n'arrachât de leur tombeau les pâles ossements des morts!

L'humanité, épuisée et mourante, fut ainsi rajeunie par le baptême du sang d'un Dieu renouvelé sans cesse par celui des martyrs; elle reprit une vie nouvelle, et les esprits de ténèbres songèrent alors à la corrompre encore une fois. Les débris de l'ancienne civilisation s'étaient conservés dans les cloîtres. Les livres de l'antiquité, devenus des objets d'études, étaient réservés par les enfants de l'Eglise pour servir à l'histoire de l'esprit humain; d'un autre côté, les derniers et opiniâtres sectateurs des vieux cultes se réunissaient souvent dans l'ombre pour célébrer leurs mystères parmi les tombeaux. Il y eut des sciences et des initiations occultes au fond desquelles on retrouvait toujours le panthéisme indien ou le dualisme de Zoroastre et de Manès. La guerre que l'Eglise déclara aux hérésies et aux sciences magiques les empêcha de se produire publiquement, mais ils organisèrent partout de ténébreuses associations dont le but était toujours le rêve antique de Prométhée: donner à l'homme le feu du ciel et déifier le génie humain en le rendant seul arbitre de la création et de la vie. Le travail immense des alchimistes n'avait pas d'autre but que de découvrir les secrets maternels de la nature et de léguer au travail de l'homme une immortalité indépendante de Dieu.

Tandis que les adorateurs secrets des

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faux dieux s'épuisaient à forger ainsi leur
Pandore, le catholicisme faisait éclore l'art
nouveau qu'avaient inspiré ses mystères :
laissant aux sectateurs des sciences cachées
les hiéroglyphes obscurs des anciens symbo-
les, l'Eglise créait toutes les langues de l'Eu-
rope, ou du moins les modifiait profondément,
par l'introduction dans tous les idiomes de l'é-
lément évangélique. La littérature de la Bi-
ble et des Pères forma l'esprit des prédicateurs
dont la voix transforma les peuples barbares.
Le canon des livres sacrés et la liturgie ro-
maine, donnèrent une nouvelle littérature
au monde, sans mélange de tout élément
profane; cependant l'ancien dominateur du
monde, déchu jusqu'au rang d'esclave, fit
an christianisme une opposition de valet;
Caïn malheureux se moqua de la prospérité
d'Abel, et s'efforça d'intervertir les rôles :
ne pouvant plus être tyran, l'orgueil hu-
main se fit victime et tâcha de faire remon-
ter plus haut que l'Eglise elle-même l'odieux
qui s'attache aux persécuteurs. La conva-
lescence de l'humanité, sauvée de la mort
par la tempérance chrétienne, fut signalée
par un retour subit d'appétits sensuels. La
philosophie de Platon avait essayé de s'allier
à la théologie pour échapper aux proscrip-
tions de l'esprit nouveau; l'amour profane
essaya de s'approprier les dévouements hé-
roïques de la charité et de se faire tolérer
sous les voiles de la tempérance. La cheva-
lerie errante eut alors ses pénitents et ses
ascètes, qui parodiaient pour une dame les
sacrifices par lesquels on gagne le ciel; les
passions humaines se glissèrent ainsi sous le
le cilice pour avoir un prétexte, plus tard,
de déshonorer l'ascétisme et de calomnier
les saints. La poésie des troubadours et des
trouvères se forma d'un mélange de mysti-
cisme anacréontique, de libertinage dévot
et de plaisanteries effrontées; l'alchimie ne
dissimula plus ses espérances; Prométhée,
délivré mais incorrigible, recommençait en-
core à attenter au feu du ciel.

L'Eglise cependant, assistée du génie de Charlemagne vivant encore dans ses enfants, bâtissait patiemment l'immense édifice de la société chrétienne, dont elle semblait multiplier les esquisses et les modèles en semant partout ces merveilleuses cathédrales, qui sont des épopées de pierre et des synthèses monumentales. Trop paliente, peut-être, parce qu'elle était mêre, l'Eglise laissait rire les insensés en se contentant de prier pour eux, et n'opposait que les larmes de ses sages à la folle gaieté des jongleurs.

On eût dit qu'elle touchait au terme de ses efforts. Saint Thomas avait fait sa Somme, Dante son épopée, Raphaël ses plus belles peintures; Michel-Ange faisait Saint-Pierre de Rome, et Léon X faisait luire sur le catholicisme enfin pacifié après des luttes semblables à celles des triumvirs, l'aurore du siècle d'Auguste. La famille humaine avait grandi, et l'Eglise accordait déjà plus de liberté à ses fils; mais une prédiction terrible de saint Paul était sur le point de se réali

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ser: une grande et universelle apostasie devait éprouver l'Eglise et désoler le monde avant la consommation finale. La parabole de l'enfant prodigue devait avoir sa réalisation non-seulement dans la personne de chaque pécheur, mais dans l'humanité presque tout entière. Le temps était venu où l'on protesterait contre le devoir religieux et social au nom du droit individuel, ce père fatal de l'égoïsme moderne. Jean Hus apparut en Bohême prêchant contre la hiérarchie et répondant à ceux qui lui disaient de se soumettre : Prouvez-moi que je me trompe. L'Eglise l'a dit.-Ce n'est pas assez prouvez-le moi! Voilà donc le mot prononcé le moi humain se fait le juge définitif de l'autorité divine. On peut brûler Jean Hus, on ne détruira pas sa parole, et cette parole à son tour ira incendier le monde.

<< Mon père, dit l'enfant prodigue dans la parabole, donnez-moi la part qui me revient dans votre héritage; » puis le voilà qui s'en va seul dans une terre lointaine où il dissipe sa substance, à vivre dans le luxe et la débauche.

Le luxe et la débauche de l'esprit humain révoltě commencèrent à cette époque, qu'on appelle la renaissance, et finiront avec la révõlution française. A la renaissance, le paganisme ressuscita dans les mœurs, dans la littérature et dans les arts. Les poëtes de l'école de Ronsard poussèrent la folie jusqu'à sacrifier, non pas en vers, mais réellement et en nature, un bouc à l'idole de Bacchus. La littérature de ce siècle, si l'on en juge par son épopée bouffonne, le Gargantua de Rabelais, fut d'ailleurs une véritable bacchanale: alors les princes et les princesses des cours de l'Europe dédaignaient les noms du Martyrologe pour exhumer ceux de la mythologie, et s'appelaient Phébus, Hercule ou Diane. On brûlait alors les protestants, plutôt peut-être en haine de leur austérité que de leurs erreurs; car les princes protégeaient le scepticisme et permettaient de se moquer de tous les dogmes, aux beaux esprits qui faisaient hautement profession de répudier le schisme boudeur de Calvin. On couvrait alors le libertinage du manteau de l'orthodoxie, et dans les deux camps ennemis on conspirait contre l'Eglise.

L'Eglise alors trouva pour défenseurs les enfants si calomniés de saint Ignace. Austères dans leurs mœurs comme les ascètes des premiers siècles, indulgents dans leurs doctrines autant que l'orthodoxie la plus sévère permet de l'être, aussi indivisiblement unis entre eux que les hérétiques étaient nécessairement divisés, les Jésuites furent prêts pour tous les dangers, répondirent à tous les besoins, réfutèrent tous les reproches; aussi devinrent-ils, dès lors, le point de mire de toutes les attaques combinées, et il sembla toujours depuis, aux ennemis du catholicisme, que les Jésuites, en périssant, entraineraient avec eux dans la tombe le génie et la fortune de Rome.

Mais le génie et la fortune de la Rome chrétienne sont inséparablement unis à la

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