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S'il est dans les bibliothèques publiques un nobiliaire fréquemment consulté, bien que fort discuté, c'est assurément celui de La Chenaye-Desbois. Mais, si le livre est connu, l'auteur ne l'est guère. On sait seulement et toutes les biographies reproduisent cette indication à peu près dans les mêmes termes que La Chenaye-Desbois était un moine défroqué, qu'il vivait en Hollande aux gages des libraires et qu'il a produit une foule d'ouvrages dont le moins mauvais est précisément son Dictionnaire de la Noblesse.

Or, nous avons découvert sur cet écrivain, aussi fécond que besoigneux, un certain nombre de documents inédits (1), d'autant plus curieux qu'ils mettent en lumière une figure ignorée, mais intéressante, et qu'ils enrichissent d'un nouveau chapitre l'histoire morale et religieuse du XVIIIe siècle.

A cette époque troublée, où tant de cerveaux bouillonnaient sous l'influence du ferment philosophique, combien de prêtres se laissèrent gagner par la contagion de doctrines qui avaient pour elles les arguments de la raison, les lois de la nature et les séductions de la nouveauté ! Mais cette imprégnation, lente d'abord, puis rapide, ne trouva jamais de terrain mieux préparé que dans les ordres monastiques: aussi ses manifestations n'en furentelles que plus rudement réprimées par le gouvernement ou par l'Église. Le clergé séculier bénéficiait au contraire d'une extrême indulgence: après tout, les Morellet, les

Arnaud, les Delille continuaient les traditions des Boisrobert, des Ménage et des Costar, ces abbés libertins du XVIIe siècle qui se permettaient toutes les licences, excepté celle de prendre une femme légitime. Il n'en allait pas de même des moines qui jetaient le froc aux orties : leur faute était inexcusable et leur crime restait impardonné, car il n'en était pas de plus grand aux yeux du monde que cette révolte contre des vœux solennels, le coupable eût-il sollicité son admission dans le clergé séculier. On sait avec quelle difficulté Prévost obtint cette faveur.

Maubert de Gouvest, devenu capucin, homme de lettres et directeur de théâtre, dut fuir de pays en pays la persécution qui s'attachait à ses pas.

Aubert de La Chenaye - car il importe de lui restituer son véritable nom fut plus éprouvé encore. Lui aussi était capucin. Après s'être échappé par deux fois du cloître, pour des motifs que nous saurons tout à l'heure, il s'était marié ; mais comme sa femme était aussi pauvre que lui, il dut demander à sa plume le pain quotidien de sa famille. Il avait le travail facile, trop facile même, une imagination ardente, un fonds solide d'érudition. Mais pour faire face à des besoins toujours croissants, il lui fallut produire sans relâche, c'est-à-dire sans mesure et sans goût. Son bagage littéraire est au moins aussi considérable que celui de l'abbé Prévost, dont la vie errante et tourmentée présente tant d'analogie avec l'existence agitée de notre auteur. Mais La Chenaye ne fut jamais visité par le Dieu : il n'eut pas cet éclair de génie qui s'appelle Manon Lescaut. Il ne s'éleva guère au-dessus de la médiocrité ; comme il vécut dans la gêne, il mourut dans la misère, sans avoir pu achever son œuvre capitale, ce nobiliaire qui sauve seul son nom de l'oubli trop heureux d'avoir pu recouvrer sa liberté au prix de quels sacrifices, de quelles angoisses, de quelles

I

Un ancien précepteur de Louis XV, Boyer, évêque de Mirepoix, qui dirigeait la conscience, d'ailleurs très large, de son royal élève et qui avait « la feuille des bénéfices », reçut, le 20 mars 1746, la lettre suivante (1) :

Convaincu de votre bonté, prudence, équité pour tous ceux qui, dans notre état, font des fautes auxquelles il faut remédier promptement, agréez que j'aie l'honneur d'informer Votre Grandeur que, dans cette ville, sur la paroisse de St Cosme, il y a une personne qui est prêtre et capucin de la province de Normandie et qui, novissime, s'est marié en face d'église, avec une fille qu'il a trompée, qui est dans la bonne foi, et de laquelle il a déjà eu 3 enfants.

Comme, instruit des excès de cet homme, j'ai fait, avec un père de Saint Lazare, tout ce qu'il faut pour le ramener à résipiscence et le faire quitter ce concubinage, et que, contre sa promesse, il continue dans ses égarements, j'ai l'honneur d'en informer Votre Grandeur pour, à cet égard, lui demander son conseil et ce qu'il convient de faire.

J'ai lieu de croire qu'elle voudra bien me le donner et ses ordres, pour, sans bruit et sans scandale, mettre un tel homme en sûreté et gîte, séparer ce mariage abominable.

Je me suis muni des pièces nécessaires pour convaincre de la vérité de mon exposé et n'en ai rien dit à aucun supérieur ecclésiastique, parce que le bien à faire et désordre à arrêter sera mieux entre vos mains qu'en celles des personnes qui, quelquefois, sont plus favorables aux moines, sans expressément en savoir la raison.

L'ABBÉ DE CHOISEXURE.

Cet homme si bien informé savait en quelles mains il déposait sa perfide dénonciation. Boyer était d'une dévotion étroite, rigide, intolérante. Il envoya purement et

(1). Feu Ravaisson, qui a publié cette lettre dans le tome XII de ses Archives de la Bastille, ne paraît pas avoir reconnu dans le P. Athanase, qu'il appelle La Chesnaye, la personnalité du généalogiste La Chenaye; car lui qui accompagne ses dossiers de notes d'une érudition toujours très subs

simplement la lettre au lieutenant de police Feydeau de Marville. Le magistrat était trop au courant des habitudes du prélat pour lui demander de plus amples explications. Seulement, avant de procéder par voie coërcitive, et surtout pour s'éviter quelque fàcheux impair, Marville enjoignit à l'un de ses secrétaires, Duval, de se renseigner sur la valeur morale du dénonciateur, sans montrer la lettre à personne.

Les informations, prises par un inspecteur de police, ne laissèrent pas que d'être satisfaisantes. Cet abbé de Choisexure répondait au véritable nom de De la Marche : c'était un ancien capitaine de dragons, resté veuf avec deux filles, qui disait la messe à Saint-Eustache et s'y faisait remarquer par sa dévotion excessive.

D'autre part, ce fanatique s'était « muni », comme il s'en était vanté, « des pièces nécessaires pour convaincre de la vérité de son exposé. » Il avait appris, par quelle voie, nous l'ignorons, que le capucin en rupture de vœux s'appelait en religion le Père Athanase, d'Avranches, et qu'il appartenait au couvent d'Évreux. Aussitôt, De la Marche avait écrit à cette communauté pour s'assurer de l'identité de sa future victime, et le gardien, le Père Michel de Caen, avait répondu avec un luxe de détails qui donnait toute satisfaction à l'impatience de son correspondant. Celui-ci ne pouvait pas mieux s'adresser. Le Père Michel était peut-être le doyen des capucins d'Évreux; il y avait tantôt dix ans qu'il avait vu entrer au couvent le Père Athanase, dont, par parenthèse, le nom et la famille lui étaient inconnus. Il avait toujours remarqué chez lui le « dégoût du religieux pour son état », disposition qu'avait confirmée une première « apostasie » en 1736. Mais « la réflexion et peut-être le besoin >> avaient ramené le moine fugitif au bercail, où « il avait été reçu comme l'enfant prodigue. » Cette indulgence n'avait pu

avait perdu complètement de vue le Père Athanase, mais il avait le ferme espoir que l'abbé de Choisexure réaliserait à bref délai son œuvre de rédemption. Le digne gardien n'en déplorait pas moins la fàcheuse posture de son ancien compagnon : « son humiliation devant les hommes, disait-il avec une componction touchante, nous servira à nous humilier devant Dieu. » Et il priait instamment l'abbé de Choisexure de ne lui rien laisser ignorer de... ces humiliations.

En sa qualité d'ancien militaire, De la Marche menait vigoureusement la campagne contre le Père Athanase. Il adressait lettres sur lettres et mémoires sur mémoires à l'évêque de Mirepoix qui, suivant son système, les retournait à Marville. Les renseignements devenaient d'ailleurs plus nets et plus précis. Le réfractaire, dont l'ex-capitaine donnait le signalement, comme s'il se fût agi d'un soldat déserteur, était un homme de haute taille, au teint basané, la figure picotée de petite vérole, âgé d'environ cinquante ans : il avait pris le nom de La Chenaye; et sa femme, jeune fille de bonne maison, était une demoiselle Piquenot de la Croix : leur mariage datait de 1742.

Entre temps, l'infatigable De la Marche continuait ses exhortations au capucin récalcitrant : il avait même associé à cette œuvre pie le prêtre dont il avait déjà parlé à l'évêque de Mirepoix, M. de Montgodin, le directeur des retraites à Saint-Lazare. Pressé de toutes parts, La Chenaye - c'était bien lui et nous ne lui donnerons plus désormais d'autre nom avait fini par avouer une situation que le bon Duval, le secrétaire de Marville, appelle dans son rapport « le comble des horreurs ». Mais, pour confesser sa faute, La Chenaye n'entendait pas l'expier dans un cloître ; il voulait d'autant moins être capucin par persuasion qu'il avait conscience de ses

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