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Je ne voudrois pas, pour ce qui me reste à vivre, recommencer les dixhuit mois qui viennent de s'écouler. On n'aura jamais une idée de la violence que je me suis faite; j'ai été forcé d'abstraire mon esprit dix, douze et quinze heures par jour, de ce qui se passoit autour de moi, pour me livrer puérilement à la composition d'un ouvrage dont personne ne parcourra une ligne. Qui liroit quatre gros volumes lorsqu'on a bien de la peine à lire le feuilleton d'une gazette? J'écrivois l'histoire ancienne, et l'histoire moderne frappoit à ma porte; en vain je lui criois : « Attendez, je vais à vous. » Elle passoit au bruit du canon, en emportant trois générations de rois.

Et que le temps concorde heureusement avec la nature même de ces Études! On abat les croix, on poursuit les prêtres; et il est question de croix et de prêtres à toutes les pages de mon récit on bannit les Capets, et je publie une histoire dont les Capets occupent huit siècles. Le plus long et le dernier travail de ma vie, celui qui m'a coûté le plus de recherches, de soins et d'années, celui où j'ai peut-être remué le plus d'idées et de faits, paroît lorsqu'il ne peut trouver de lecteurs; c'est comme si je le jetois dans un puits, où il va s'enfoncer sous l'amas des décombres qui le suivront. Quand une société se compose et se décompose, quand il y va de l'existence

de chacun et de tous, quand on n'est pas sûr d'un avenir d'une heure, qui se soucie de ce que fait, dit et pense son voisin? Il s'agit bien de Néron, de Constantin, de Julien, des apôtres, des martyrs, des Pères de l'Eglise, des Goths, des Huns, des Vandales, des Francs, de Clovis de Charlemagne, de Hugues Capet et de Henri IV! Il s'agit bien du naufrage de l'ancien monde, lorsque nous nous trouvons engagés dans le naufrage du monde moderne! N'est-ce pas une sorte de radotage, une espèce de foiblesse d'esprit que de s'occuper de lettres dans ce moment? Il est vrai; mais ce radotage ne tient pas à mon cerveau, il vient des antécédents de ma méchante fortune. Si je n'avois pas tant fait de sacrifices aux libertés de mon pays, je n'aurois pas été obligé de contracter des engagements qui s'achèvent de remplir dans des circonstances doublement déplorables pour moi. Je ne puis suspendre une publication dont je ne suis pas le maître; il faut donc couronner par un dernier sacrifice tous mes sacrifices. Aucun auteur n'a été mis à une parcille épreuve : grâce à Dieu, elle est à son terme je n'ai plus qu'à m'asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie que je dédaignois dans ma jeunesse.

Après ces plaintes bien naturelles, et qui me sont involontairement: échappées, une pensée me vient consoler. J'ai commencé ma carrière littéraire par un ouvrage où j'envisageois le Christianisme sous les rapports poétiques et moraux; je la finis par un ouvrage où je considère la même religion sous ses rapports philosophiques et historiques : j'ai commencé ma carrière politique avec la restauration, je la finis avec la restauration. Ce n'est pas sans une secrète satisfaction que je me trouve ainsi conséquent avec moi-même. Les grandes lignes de mon existence n'ont point fléchi si, comme tous les hommes, je n'ai pas été semblable à moi-même dans les détails, qu'on le pardonne à la fragilité humaine. Les principes sur lesquels se fonde la société m'ont été chers et sacrés; on me rendra cette justice de reconnoître qu'un amour sincère de la liberté respire dans mes ouvrages, que j'ai été passionné pour l'honneur et la gloire de ma patrie, que, sans envic, je n'ai jamais refusé mon admiration aux talents dans quelque parti qu'ils se soient trouvés. Me serois-je laissé trop emporter à l'ardeur de la polémique? Je m'en repens, et je rends justice aux qualités que je pourrois avoir méconnues: je veux quitter le monde en ami.

1. Celle de la dernière livraison de la première édition de ses OEuvres complètes (LEF...).

PRÉFACE.

Hérodote commence son histoire par déclarer les motifs qui la lui ont fait entreprendre; Tacite explique les raisons qui lui ont mis la plume à la main. Sans avoir les talents de ces historiens, je puis imiter leur exemple; je puis dire, comme Hérodote, que j'écris pour la gloire de ma patrie et parce que j'ai vu les maux des hommes. Plus libre que Tacite, je n'aime ni ne crains les tyrans. Désormais isolé sur la terre, n'attendant rien de mes travaux, je me trouve dans la position la plus favorable à l'indépendance de l'écrivain, puisque j'habite déjà avec les générations dont j'ai évoqué les ombres.

Les sociétés anciennes périssent; de leurs ruines sortent des sociétés nouvelles lois, mœurs, usages, coutumes, opinions, principes même, tout est changé. Une grande révolution est accomplie, une grande révolution se prépare la France doit recomposer ses annales, pour les mettre en rapport avec les progrès de l'intelligence. Dans cette nécessité d'une reconstruction sur un nouveau plan, où faut-il chercher des matériaux? Quels sont les travaux exécutés avant notre temps? Qu'y a-t-il à louer ou à blâmer dans les écrivains de l'ancienne école historique? La nouvelle école doit-elle être entièrement suivie, et quels sont les auteurs les plus remarquables de cette école? Tout est-il vrai dans les théories religieuses, philosophiques et politiques du moment? Voilà ce que je me propose d'examiner dans cette préface. Je travaillois depuis bien des années à une histoire de France, dont ces Études ne présenteront que l'exposition, les vues générales et les débris. Ma vie manque à mon ouvrage sur la route où le temps m'arrête, je montre de la main aux jeunes voyageurs les pierres que j'avois entassées, le sol et le site où je voulois bâtir mon édifice.

ORIGINE COMMUNE DES PEUPLES DE L'EUROPE.
DOCUMENTS ET HISTORIENS ÉTRANGERS A CONSULTER

POUR L'HISTOIRE DE FRANCE.

Les anciens avoient conçu l'histoire autrement que nous; ils la regardoient comme un simple enseignement, et sous ce rapport Aristote la place dans un rang inférieur à la poésie : ils attachoient peu d'importance à la vérité matérielle; pourvu qu'il y eût un fait vrai ou faux à raconter, que ce fait offrit un grand spectacle ou une leçon de morale et de politique, cela leur suffisoit. Délivrés de ces immenses lectures sous lesquelles l'imagination et la mémoire sont également écrasées, ils avoient peu de documents à consulter; leurs citations ne sont presque rien, et quand ils renvoient à une autorité, c'est presque toujours sans indication précise. Hérodote se contente de dire dans son premier livre, Clio, qu'il écrit d'après les historiens de Perse et de Phénicie; dans son second livre, Euterpe, il parle d'après les prêtres égyptiens, qui lui ont lu leurs annales. Il reproduit un vers de l'Iliade, un passage de l'Odyssée, un fragment d'Eschyle: il ne faut pas plus d'autorités à Hérodote ni à ses auditeurs des jeux Olympiques. Thucydide n'a pas une seule citation: il mentionne seulement quelques chants populaires.

Tite-Live ne s'appuie jamais d'un texte des auteurs, des historiens rapportent; c'est sa manière de procéder. Dans sa troisième Décade, il rappelle les dires de Cintius Alimentus, prisonnier d'Annibal, et de Cœlius et Valerius sur la guerre Punique.

Dans Tacite les autorités sont moins rares, quoique encore bien peu nombreuses; on n'en compte que treize de nominales : ce sont, dans le premier livre des Annales, Pline, historien des guerres de Germanie; dans le quatrième livre, les Mémoires d'Agrippine, mère de Néron, ouvrage dont on ne sauroit trop déplorer la perte; dans le treizième livre, Fabius Rusticus, Pline l'historien et Cluvius; dans le quatorzième, Cluvius; dans le quinzième, Pline. Dans le troisième livre des Histoires, Tacite nomme Messala et Pline, et renvoie à des Mémoires qu'il avoit entre les mains; dans le quatrième livre, il s'en réfère aux prêtres égyptiens; dans les Mœurs des Germains, il écrit un vers de Virgile en l'altérant. Souvent il dit : « Les historiens de ces temps racontent, » temporum illorum scriptores prodiderint; il explique son système en déclarant qu'il ne rapporte le nom des auteurs que lorsqu'ils diffèrent entre eux. Ainsi deux citations vagues dans Hérodote, pas une dans Thucydide, deux ou trois

dans Tite-Live, et treize dans Tacite, forment tout le corps des autorités de ces historiens. Quelques biographes, comme Suétone et Plutarque surtout, ont lu un peu plus de Mémoires; mais les nombreuses citations sont laissées aux compilateurs, comme Pline le Naturaliste, Athénée, Macrobe, et saint Clément d'Alexandrie, dans ses Stromates.

Les annalistes de l'antiquité ne faisoient point entrer dans leurs récits le tableau des différentes branches de l'administration: les sciences, les arts, l'éducation publique, étoient rejetés du domaine de l'histoire. Clio marchoit légèrement, débarrassée du pesant bagage qu'elle traine aujourd'hui après elle. Souvent l'historien n'étoit qu'un voyageur racontant ce qu'il avoit vu. Maintenant l'histoire est une encyclopédie; il y faut tout faire entrer, depuis l'astronomie jusqu'à la chimie; depuis l'art du financier jusqu'à celui du manufacturier; depuis la connoissance du peintre, du sculpteur et de l'architecte jusqu'à la science de l'économiste; depuis l'étude des lois ecclésiastiques, civiles et criminelles jusqu'à celle des lois politiques. L'historien moderne se laisse-t-il aller au récit d'une scène de mœurs et de passions, la gabelle survient au beau milieu; un autre impôt réclame; la guerre, la navigation, le commerce, accourent. Comment les armes étoient-elles faites alors? D'où tiroit-on les bois de construction? Combien valoit la livre de poivre? Tout est perdu si l'auteur n'a pas remarqué que l'année commençoit à Pâques et qu'il l'ait datée du 1er janvier. Comment voulez-vous qu'on s'assure en sa parole s'il s'est trompé de page dans une citation, ou s'il a mal coté l'édition? La société demeure inconnue si l'on ignore la couleur du haut de chausses du roi et le prix du marc d'argent. Cet historien doit savoir non-seulement ce qui se passe dans sa patrie, mais encore dans les contrées voisines, et parmi ces détails il faut qu'une idée philosophique soit présentée à sa pensée et lui serve de guide. Voilà les inconvénients de l'histoire moderne : ils sont tels qu'ils nous empêcheront peut-être d'avoir jamais des historiens comme Thucydide, Tite-Live et Tacite; mais on ne peut éviter ces inconvénients, et force est de s'y soumettre.

L'écrivain appelé à nous peindre un jour un grand tableau de notre histoire ne se bornera pas à la recherche des sources d'où sortent immédiatement les Franks et les François; il étudiera les premiers siècles des sociétés qui environnent la France, parce que les jeunes peuples de diverses contrées, comme les enfants de divers pays, ont entre eux la ressemblance commune que leur donne la nature, et parce que ces peuples, nés d'un petit nombre de familles alliées, conservent dans leur adolescence l'empreinte des traits maternels.

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