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Tout en s'occupant de ses affaires, il revit à Paris quelques-unes de ses anciennes relations. Un jour, tout à fait à l'improviste, dans une des maisons où il allait, il rencontra la comtesse Sampara, qu'il avait connue autrefois.

C'était toute une aventure, sinon de sa jeunesse, au moins de la période la plus brillante de sa vie. En 1849, M. d'Herbel, qui n'était alors que colonel, faisait avec son régiment le siége de Rome. La plupart des familles nobles avaient quitté la ville, et celles qui ne s'étaient pas réfugiées au loin s'étaient installées dans les maisons de campagne environnantes. La comtesse Sampara habitait ainsi une élégante villa près du campement du colonel. Le comte était resté renfermé dans Rome, où il remplissait auprès du gouvernement républicain les fonctions de munitionnaire général. C'était un homme d'un esprit aventureux et exalté qui se ruinait bien plus qu'il ne s'enrichissait dans cet emploi assez singulier pour lui. Diverses circonstances mirent en rapport le colonel avec la comtesse et quelques-unes de ces familles qui n'avaient émigré qu'aux portes de la ville. Il s'était agi de leur épargner les légers ennuis qu'entraîne le voisinage d'une armée en campagne. En échange de ces services, le colonel avait été accueilli avec beaucoup d'empressement dans cette petite colonie. Il y menait le soir ses officiers, on y faisait de la musique, on y dansait même, hormis chez la comtesse Sampara, qui, à cause de son mari, se disait gaîment républicaine. La petite comtesse, à peine âgée de vingt-cinq ans, jolie et vive, avait la réputation d'une femme très coquette et très légère; mais en Italie on est assez volontiers indulgent pour les femmes. Le bruit courait que son dernier amant s'était enfermé dans Rome avec le comte, et qu'il l'aidait avec plus de zèle que de désintéressement dans ses fonctions d'intendant. En cela seul, la conduite de l'amant rejaillissant sur la maîtresse, on se montrait quelque peu sévère pour la comtesse. Cela était parfaitement égal au colonel, qui profitait plus à son aise de la demi-solitude où vivait la jeune femme. Elle lui plaisait beaucoup, et il ne lui était pas indifférent; il arriva bientôt qu'il l'aima et qu'il fut aimé d'elle. Cest rapides amours n'eurent pas de lendemain. La ville fut à peine prise que le colonel fut renvoyé en France avec son régiment. Il s'efforça le plus vite qu'il put d'oublier cette aventure, car il rentrait au bercail conjugal et n'était point exempt de remords.

Depuis cette époque lointaine, il avait continué sa carrière, perdu sa femme, élevé son fils, et ne s'était jamais informé de ce qu'avait pu devenir la comtesse. Quelquefois cependant il avait songé à elle entre un sourire et un soupir. Cet honnête soldat n'avait eu dans toute sa vie que ce succès féminin. Il y tenait en son for intérieur et avec un peu d'orgueil par le souvenir qu'il en avait, que sa con

science n'était plus obligée d'étouffer et qui était plein de charme. Aussi son émotion fut-elle vive en rencontrant à l'improviste son ancienne amie. Bien qu'elle ne fût plus jeune après ces vingt ans écoulés, elle était encore presque jolie et séduisante au dernier point. Ses cheveux noirs, toujours abondans, mais d'une teinte qui semblait s'être adoucie, s'étageaient légèrement sur son front blanc et pur. Ses yeux, avec des flammes humides, se dérobaient sous ses longs cils. Ce fut assez d'un de leurs regards pour que le général sentît renaître en lui les impressions d'autrefois. La bouche était rieuse et coquette, avec un peu de fatigue pourtant; il avait dû passer par là bien des sourires. Les formes du corps, d'élancées et fluettes qu'elles avaient été, étaient devenues rondes et replètes. Cet embonpoint, qui n'avait pas d'excès, n'allait point mal à la comtesse il donnait à ses bras, à ses épaules, cette beauté qui dure, et qui, semblable aux fruits de l'arrière-saison, n'abandonne la femme qu'aux véritables approches de l'hiver. La comtesse Sampara, si attrayante qu'elle fût, se surveillait néanmoins avec une sorte de timidité prudente. Sa physionomie mobile témoignait d'une longue expérience de la vie. L'espèce de lassitude qui se lisait aux coins des lèvres eût facilement détendu tous les traits. La volonté, qui s'était usée peut-être à d'incessans combats, subsistait encore, astucieuse et souple, mais avec des tendances à s'annihiler et sans initiative propre. On se fût aisément imaginé cette Italienne aimable et circonspecte au service d'une diplomatie occulte dont elle aurait été l'instrument habile et obéissant; mais, pour un observateur, la comtesse avait subi plutôt et subissait peut-être encore le despotisme d'un seul homme, d'un de ces condottieri qui exploitent à leur profit, en des intrigues que le succès est lent à couronner, la passion ou la faiblesse de la femme qu'ils ont su dominer. Elle vivait d'ailleurs seule à Paris, où on l'accueillait avec de l'affabilité et des égards. Elle était dans l'opinion une de ces étrangères gracieuses, un peu bizarres, qui traversent les salons, n'y passent point inaperçues, et dont l'esprit et l'originalité ont leur moment de faveur et de renom.

Elle avait à peine reconnu le général qu'elle courait à lui. Le souvenir d'un plaisir ne troublait point la comtesse. Ce n'est pas là un crime dans son pays. M. d'Herbel, se rappelant son prompt départ, le silence qu'il avait gardé pendant vingt années, était plus embarrassé qu'elle. La comtesse le mit vite à l'aise avec une amabilité gaie, reconnaissante du passé, légèrement attendrie. Elle lui raconta ce qu'elle était devenue. Après le siége de Rome, elle avait revu son mari, mais pour peu de temps. Le comte, inquiété, poursuivi par la police pontificale, malade d'ailleurs et fatigué, était mort en lui laissant un fils. A ce mot, elle s'arrêta et regarda le gé

néral en souriant; mais, avant que M. d'Herbel eût pu l'interroger, elle ajouta, en souriant de nouveau, qu'à tout hasard elle avait changé le nom de ce fils, qui s'appelait Flavio, en celui de Flavien. Il avait été désormais dans sa vie sa seule joie et son grand amour. Des débris de sa fortune, elle s'était constitué une rente viagère qui lui permettait de vivre honorablement. Cela ne lui était point difficile, les Italiennes ayant bien plus la coquetterie du cœur et du visage que le faste de la toilette et du luxe. En dehors de cette rente, elle avait réservé une assez forte somme que Flavien trouverait à sa majorité. Elle avait également pourvu largement aux frais de son éducation. Il voyageait en ce moment avec son précepteur, le chevalier Griotti, un gentilhomme italien pauvre, mais plein de mérite, qui aimait beaucoup son élève. Un jour ou l'autre, Flavien arriverait en France, et le général, elle en était sûre, serait charmé de le voir.

Le général était vivement ému. Cette femme, qui lui avait été chère, qu'il retrouvait à l'improviste, ces souvenirs évoqués, ces insinuations qu'il pouvait être le père de Flavien, le remplissaient de plaisir et de trouble. La comtesse cessa de lui parler d'elle-même, et voulut qu'il la mît au courant de l'existence qu'il avait menée. Il le fit avec une entière confiance et non sans quelque soulagement à ne plus garder pour lui seul les récens chagrins qu'il avait ressentis. Il lui dit l'affection trop forte peut-être qu'il avait eue pour Léonie, et les déceptions qui l'avaient atteint. Maintenant il s'en allait un peu à l'aventure de ses vieilles années, condamné désormais à l'isolement dans un intérieur attristé ou hostile où il avait quelque crainte de rentrer. Aussi était-il heureux d'avoir rencontré la comtesse et d'avoir pu ressaisir, ne fût-ce que pour une heure, les joies d'un temps évanoui.

La comtesse l'avait écouté doucement avec de jolis mouvemens de tête, avec une attention soutenue. Elle avait tenu à bien lire dans le cœur du général, à en découvrir la bonté, les faiblesses, les aspirations encore vives. Elle prit congé de M. d'Herbel en l'invitant à venir la voir, en lui serrant la main d'une façon significative. Il aurait en elle une amie indulgente et toute dévouée, prête à se réjouir ou à s'affliger avec lui. Le général la suivit d'un long regard tandis qu'elle s'éloignait. Elle lui paraissait aussi séduisante que vingt ans auparavant quand il s'en allait le soir, plein d'émotion et de désir, se reposer de sa journée d'attaque ou de tranchée dans le petit salon de la villa Sampara.

Il se rendit à son invitation, et prit bientôt l'habitude de voir chaque jour la comtesse. Elle voulut être tout à fait dans sa confidence et n'eut point de peine à y parvenir. Elle lui donna l'exemple et lui lut les lettres qu'elle recevait de Flavien ou du chevalier

Griotti. Il y était déjà question de M. d'Herbel, dont elle leur avait parlé comme d'un ancien et intime ami. Ces lettres, datées précisément de Rome, intéressaient le général, l'unissaient plus étroitement à la comtesse. Il s'ouvrit à elle plus franchement qu'il ne l'avait encore fait de son projet de marier Emmanuel à Léonie. Il n'avait plus en effet de motif égoïste de s'opposer à leur bonheur. Elle ne l'y encouragea point. Entrant plus avant que le général luimême dans ses scrupules de délicatesse et de fortune, elle lui représenta que ce mariage était disproportionné pour son fils, que la jeune fille pourrait le lui reprocher plus tard. Emmanuel y perdrait sa liberté, les chances aventureuses de sa carrière. Sa véritable voie était de devenir un vaillant et illustre soldat comme son père. En tout cas, M. d'Herbel avait eu raison d'assigner comme époque à cette union la majorité de Léonie, elle agirait en connaissance de cause et serait responsable de ses actes. Quand il n'était pas question de leurs enfans, la comtesse et M. d'Herbel s'entretenaient d'euxmêmes. Malgré sa vie mondaine et qui avait surtout pour but de ménager à Flavien de belles relations, la comtesse était seule au monde ainsi que le général. Cela était triste à son âge, car elle ne se faisait point illusion sur ce qu'il lui restait encore de charme et de beauté. Elle en vint à lui dire une fois que, s'ils étaient sages tous deux, ils ne se sépareraient plus, que leur mutuelle amitié leur tiendrait lieu de ces autres affections de famille auxquelles ils se livraient avec un abandon bien naturel, mais qui les délaisseraient fatalement un jour. Le général s'enhardit à proposer à la comtesse de l'épouser. Il ne le fit pourtant qu'avec une extrême timidité, car, si sa nièce était riche, il était, lui, presque pauvre et n'avait, avec quelques économies lentement amassées, que sa pension de retraite. La comtesse, à cette déclaration, eut un des beaux sourires de sa jeunesse. Qu'importait la richesse? Elle n'avait elle-même qu'un revenu viager qui ne dépassait pas celui de M. d'Herbel. Tout n'était-il pas ainsi pour le mieux? Nous aurons, lui dit-elle, l'heureuse médiocrité des biens et les richesses du cœur.

Quelques jours plus tard, au moment où Mlle d'Herbel commençait à s'inquiéter de l'absence prolongée de son oncle, elle reçut une lettre de lui. Le général ne lui annonçait pas son mariage, il le lui apprenait comme un fait accompli. Il n'avait point voulu, à son âge, donner à cette union l'éclat d'une cérémonie, ni déranger sa nièce, puisqu'il lui amènerait aussitôt Mme d'Herbel. Cette nouvelle frappa d'abord Léonie de surprise. Peut-être, en se rappelant que son oncle s'était pour ainsi dire épris d'elle, ne comprenait-elle pas bien cette mobilité d'impressions chez le vieillard. Toutefois c'était là, en ce qui la concernait, un événement plutôt favorable que funeste. Sa belle-tante lui serait tout au moins une diversion

dans la vie qu'elle menait aux Tourelles. Elle ne serait plus seule en face du général et n'aurait plus à lui cacher avec autant de soin sa mélancolie ou ses espérances. Ce fut dans cette disposition d'esprit qu'elle attendit avec curiosité la comtesse Sampara, et son attente ne fut pas trompée. Mme d'Herbel arriva simplement, sans prétentions, et se dessina tout de suite pour Léonie en une compagne aimable et facile qui ne força point sa confiance, qui ne lui marqua point d'empressement trop vif. Il n'y eut en réalité qu'un hôte de plus au château. Léonie, non sans plaisir, accepta Mme d'Herbel telle qu'elle s'offrait. Quant au général, il était si parfaitement heureux qu'il n'apercevait rien au monde que sa femme. Le vieux Spandau seul, bien que la comtesse n'eût pas hésité à le reconnaître et le traitât avec bienveillance, n'accueillit que d'une façon défiante ce nouvel état de choses. C'était lui qui le plus souvent maintenant accompagnait Léonie dans ses promenades, et, s'il arrivait à la jeune fille, qui le prenait un peu pour confident, de plaisanter au sujet de la grande tendresse de son oncle et de sa tante l'un pour l'autre, il hochait la tête. - Mon général, disait-il, aurait mieux fait de se tenir tranquille. Quand on est vieux, il ne faut aimer que ses enfans. Et ne vous avait-il pas, vous, mademoiselle, et son fils le capitaine, dont il ne parle pas plus que s'il n'existait pas?

En effet, et c'était là pour Léonie un vague sujet d'inquiétude, il n'était jamais question d'Emmanuel. Si quelquefois elle s'était aventurée à prononcer son nom, le général avait gardé le silence. Mme d'Herbel ne s'était point informée de lui. Alors la jeune fille s'était tue et conservait seulement dans son cœur le souvenir de l'absent. En revanche, le général et sa femme s'entretenaient sans cesse de Flavien, de ses études, de ses voyages. Ils lisaient ses lettres tout haut devant Léonie, qui les écoutait avec une curiosité pleine de soupçons. On le lui vantait trop. Quand son arrivée fut prochaine, M. et Mme d'Herbel ne se continrent plus d'impatience et de désir. Certes cela était naturel de la part de la comtesse, qui allait revoir un fils, mais qu'était donc au général ce jeune homme inconnu pour qu'il s'intéressât si fort à lui? Cela venait sans doute, se disait Léonie, du grand amour que M. d'Herbel portait à sa femme.

Le chevalier Griotti et Flavien arrivèrent enfin. Le chevalier était un énigmatique et singulier personnage. Il avait, ce qui est rare pour un Italien, les cheveux blonds et les yeux bleus; mais les cheveux, qui grisonnaient, se faisaient rares, et les yeux, d'une expression morne, presque atones, avaient par momens un éclat métallique. Le visage était pâle, les traits étaient fins et spirituels, la

TOME VI. 1874.

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