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priété le descendant du grand Drusus, dont le sang était une promesse, dont le nom éveillait l'espoir du bien. Agrippine était la maîtresse de Pallas, elle était criminelle, elle était femme; elle rencontrait donc à la fois le mépris des Romains et tous leurs préjugés contre le gouvernement d'une femme. Son fils, qu'elle prétendait laisser dans une minorité perpétuelle, Sénèque et Burrhus prétendaient le préparer pour le bonheur du monde. Agrippine, enfin, pendant la vieillesse de Claude, avait resserré les rênes de la servitude; les nouveaux ministres voulaient les relâcher. Elle continuait la politique de Césariens; ils s'étaient juré de répudier cette politique immorale, de réparer les maux du règne précédent et de payer enfin la dette de Germa

nicus.

Tacite explique en peu de mots l'ascendant conquis dès le début par les précepteurs: «Ces deux directeurs de la jeunesse de Néron, « avec un accord rare quand c'est le pouvoir qu'on partage, exerçaient « une égale influence par des moyens différents : Burrhus, par sa capa« cité militaire et l'austérité de ses mœurs; Sénèque, par ces leçons d'élo«quence et la grâce dont il parait la vertu, se prêtant un mutuel appui, « afin de sauver pius facilement le jeune prince des périls de son age, « et, s'il méprisait la sagesse, de le contenir par les plaisirs permis. Tous « deux n'avaient à combattre que l'orgueil d'Agrippine, qui était en«flammée par tous les désirs d'un pouvoir malfaisant. »

Peu à peu Agrippine fut écartée; Pallas, son bras droit, intendant du fisc impérial et véritable ministre des finances, fut disgracié; Néron, le voyant de sa fenêtre quitter le Palatin avec un cortège immense d'employés et d'esclaves, le comparait à un roi qui va abdiquer. «Il n'y eut plus, ajoute Tacite, qu'un assentiment unanime autour « de deux citoyens honnêtes et libres. » Cet assentiment unanime, c'est le concours des honnêtes gens qui se groupent autour de deux chefs que la fortune leur présente et qui offrent au monde les cinq années de tranquillité et de bonheur que les poëtes et les courtisans ont imputées à la gloire de Néron, mais qui appartiennent exclusivement à un parti que l'histoire ne devait point laisser dans l'ombre. Ce triomphe éphémère des philosophes et des gens de bien n'est pas un accident ni la lune de miel d'un règne qui devait finir dans la boue et dans le sang c'est un germe qui sera fécond pour l'avenir et prépare aux Romains le siècle mémorable qui les consolera des horreurs du premier siècle de l'empire.

Avant de rechercher quelle fut la politique de cette sorte de régence, il est bon d'esquisser par quelques traits les personnages principaux

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qui la constituaient. A la tête de ce gouvernement mal défini, que leur abandonne un jeune prince qui s'esquive pour courir au plaisir, au théâtre, au cirque, aux courses, aux jeux sanglants, il faut peindre d'abord Burrhus et Sénèque.

Afranius Burrhus n'est connu par aucun buste ni par aucune médaille. Il était de naissance médiocre; son passé avait été obscur jusqu'au moment où le choix d'Agrippine le produisit dans une lumière éclatante. Ce choix avait été dicté par l'opinion publique. Burrhus était déjà réputé dans Rome pour son caractère, son intégrité, sa droiture mêlée d'une certaine roideur. Il représentait l'honneur, le respect des serments, la discipline militaire. Sa rudesse dut se plier plus d'une fois aux difficultés et aux exigences de la politique. Il était stoïcien, mais un stoïcien de cour; s'il transigeait avec les faits, il ne cédait paint, dans le principe, à l'empereur, et, lorsque le jeune prince, après un refus, revenait à la charge, essayant de surprendre son aveu: «J'ai « dit mon avis, répondait sèchement Burrhus; il est inutile de me le « demander deux fois. » Il menait souvent Néron au camp et l'assujettissait aux exercices militaires, sans réussir à lui communiquer ni le goût des armes ni le courage. Après avoir protégé le fils contre les piéges de la mère, il défendit la mère contre le ressentiment du fils. Il sauva Agrippine quand elle fut dénoncée par Lépida, se porta garant où de son innocence ou de son châtiment, et fit lui-même la visite domiciliaire, qui gagna du temps et permit à Néron de redevenir maître de lui. Accusé à son tour par les délateurs, Burrhus ne tint aucun compte de l'accusation, resta parmi les juges, et vota comme s'il se fût agi d'un autre. Il ne faut pas oublier qu'il était général des prétoriens, c'est-à-dire représentant du pouvoir militaire auprès de l'empereur. C'est là le vrai secret de sa force : les conseils de celui qui tenait les dix cohortes prétoriennes dans sa main pesaient d'un singulier poids dans la balance.

Sénèque ne représente pas la force, comme Burrhus : il règne par la persuasion. Étranger, né à Cordoue d'une famille immensément riche, arrivé jeune à Rome, gâté par d'éclatants succès littéraires et par des succès mondains, entouré de l'éclat du luxe, amoureux du plaisir, admis dans l'intimité de la famille de Caligula, amant de Julia Drusilla, sœur de l'empereur, il fut exilé avec elle par Messaline. Il avait soutenu son exil en Corse avec plus de magnificence que de constance, se consolant toutefois par l'étude de la philosophie, écrivant à Rome des lettres qui passaient de mains en mains et rendaient son nom populaire, flattant Polybe, le secrétaire de Claude, flattant Claude lui-même. La

mort de Messaline permit de le rappeler; l'opinion publique le désigna à l'habile Agrippine comme le précepteur de son fils. Alors, de même qu'il s'était fait philosophe dans l'adversité, Sénèque se fit homme de bien à la cour, métamorphose rare. Esprit brillant, écrivain de mauvais goût, éclectique moins par conviction que par la mollesse de sa conviction, aimant la morale par délicatesse, mais surtout par un besoin irrésistible de déclamer, serviable, plein de bonnes intentions, que ses actes ont démenties plus d'une fois, doué d'une imagination trop vive pour ne pas se compromettre sur le terrain glissant de la cour, faible à la fois et généreux, aimant le bien et ne résistant pas assez énergiquement au mal, poursuivant la gloire avec une passion qui l'a jeté dans les bras des stoïciens, Sénèque a grandi au milieu des épreuves; il a eu le mérite singulier de racheter sa jeunesse par son âge mûr, d'effacer les fautes de l'âge mûr par les vertus de sa vieillesse et par le sacrifice couragenx de sa vie. Je n'ai à discuter ni les éloges exagérés qu'on a prodigués quelquefois à Sénèque, ni les calomnies qui ont pu ternir sa mémoire. Il est juste seulement de rappeler que les plus violentes accusations, d'usure, par exemple, de captation, de cupidité effrénée, ont été articulées par Suilius, le plus vil délateur du règne de Claude; tandis que Tacite, l'historien grave et le censeur sévère, n'a pour Sénèque que des témoignages de sympathie et d'admiration : il insinue même qu'on avait songé à lui pour le faire empereur à cause de l'éclat de ses

vertus.

Peut-être ne faut-il pas être trop exigeant pour un demi-sage égaré dans un milieu terrible, aux prises avec le colosse du despotisme impérial. L'éducation de Néron lui a fait peu d'honneur, mais il se consolait en rappelant qu'Agrippine lui avait interdit d'enseigner la philosophie à son élève. Or qu'est-ce qu'un philosophe qui n'enseigne pas la philosophie? Sénèque, dès que Néron fut empereur, essaya courageusement de regagner le temps perdu. Il rédigea coup sur coup ses traités sur la Sagesse, sur la Colère, sur la Clémence, qu'il adressait à son disciple. Mais il était tellement pénétré des idées de son temps, la flatterie était devenue pour lui une langue si naturelle, qu'il lui échappe des phrases où l'on retrouve la goutte de poison. Lorsqu'il dit au jeune prince: «Tu crois sortir et tu te lèves à l'horizon,» s'étonnera-t-il lorsque Néron s'assimilera au Dieu-Soleil et se fera élever la statue de Zénodore? Lorsqu'il lui suggère cet examen de conscience: «Seul je « peux tuer, seul sauver, sans violer la loi,» s'étonnera-t-il lorsque Néron enverra simplement son médecin ouvrir les veines à ceux qui lui déplaisent? Lorsqu'il s'écrie: «Tu es élu entre les mortels pour re

«présenter les dieux, tu peux, à ton gré, anéantir ou fonder des cités1, »> s'étonnera-t-il lorsque Néron fera brûler Rome pour la rebâtir?

Aussi ses efforts ont-ils été stériles sa connaissance profonde du cœur humain l'a forcé de lire promptement dans l'âme de Néron et de perdre courage. A peine arrivé aux affaires, il s'enferme, travaille assidûment, refuse d'assister aux fêtes de Néron, mange à part, prie le prince de ne plus l'embrasser en public, de peur de compromettre sa majesté. Il se fait austère, négligé; il laisse pousser sa barbe, il ressemble encore plus à un philosophe cynique qu'à un stoïcien. Mais tout ce zèle ne fait disparaître ni la flatterie, ni la complaisance, ni la faiblesse, qui tombera dans d'horribles piéges. Sénèque est le type des précepteurs malheureux, chez qui le courtisan perce à travers le sage. Bossuet n'aurait pas eu non plus à s'enorgueillir de son disciple, s'il avait vécu; le cardinal Fleury n'a pu se vanter du sien; leurs plus magnifiques leçons sont corrompues par la théorie même du pouvoir absolu, que l'éloquence des maîtres ne sert qu'à rendre plus enivrante et qui reste l'atmosphère de ces jeunes âmes comme de tout leur siècle. Le meilleur précepteur des souverains, c'est l'adversité, et, comme l'adversité n'arrive souvent qu'à la fin de leur règne, il est plus sage de les contenir par des institutions que de se fier à la philosophie.

Les images de Sénèque sont d'accord avec le portrait moral que l'on se fait d'après l'histoire. Quand il s'agit des particuliers sous l'empire, il est aussi difficile de retrouver leurs portraits qu'il est aisé de déterminer quels sont ceux des empereurs; nous n'avons pas la ressource des monuments officiels ni des monnaies, dont les inscriptions donnent les indications les plus précises.

Cependant un célèbre archéologue de la Renaissance, Ursinus, déclare avoir vu entre les mains du cardinal Maffei un médaillon contorniate, représentant Sénèque et le désignant par la légende. Ursinus avait rapproché cette figure gravée en relief d'un buste en bronze que possédait le cardinal Farnèse et il avait reconnu l'identité du type. Ce bronze Farnèse a été depuis transporté au musée de Naples, mais le médaillon vu par Ursinus a disparu, et l'on n'en possède aucun de ce genre dans les collections célèbres de l'Europe. D'autres bustes et des statues ont été trouvés depuis, qui sont semblables au buste de Naples; on y a, sur la foi d'Ursinus, reconnu Sénèque. Ces portraits sont assez nombreux, non-seulement dans les musées d'Italie, mais en France. Le ca

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binet des médailles de la Bibliothèque impériale en possède un; le Louvre possède non-seulement un buste qui a été trouvé auprès d'Auch, en 1860, mais une statue en pied. Sénèque avait été trop célèbre pour ne pas inspirer de l'orgueil aux Romains et pour ne pas figurer à côté des philosophes grecs dans les palais et dans les bibliothèques.

La statue du Louvre le représente debout, tenant dans sa main un rouleau. A ses pieds est le scrinium, la boîte aux manuscrits. Il est trèsâgé, drapé assez pauvrement, de façon à faire sentir sous les plis des formes maigres et exténuées par les années. Les artistes semblent avoir choisi à dessein l'époque où le ministre philosophe vit dans la retraite, s'impose l'abstinence et les rigueurs de l'ascétisme, renonce aux grandeurs humaines et se prépare à bien mourir. C'est, en effet, le plus beau moment de Sénèque. Du reste, tous les bustes que je connais semblent la copie d'un même original; ils offrent le même caractère, le même âge, la même expression. La barbe est longue, rare, en désordre; les cheveux tombent sur le front par mèches pointues, qui paraissent malpropres, même en sculpture. Le front est osseux, la peau transparente, les rides multipliées. Les yeux sont resserrés, réduits par la contraction jusqu'à la laideur; le nez a de la fermeté, sans noblesse; la bouche est entr'ouverte, signe de faconde plutôt que d'éloquence, et les muscles du visage ont un abandon qui ajoute à l'expression rustique.

L'ensemble des traits, par conséquent, a quelque chose de l'idéal que Sénèque s'est imposé pour la fin de sa vie, alliant l'austérité des stoïciens avec l'extérieur des cyniques. On y retrouve une réminiscence lointaine de Démosthène, mais d'un Démosthène sordide. L'assimilation serait plus juste encore, si l'on se reportait devant le tableau des Buveurs, qui est au musée de Madrid. Sénèque a quelque parenté avec ces types andaloux, ignobles mais si énergiques, qu'a peints le grand Vélasquez; il était, lui aussi, de Cordoue, et l'origine barbare n'a pu être effacée par la civilisation la plus exquise. Sa physionomie a quelque chose à la fois d'intelligent et de subalterne, de chaleureux et de vulgaire. Si j'étais un admirateur de Sénèque, il me semble que je voudrais contester l'authenticité de ses bustes.

Burrhus et Sénèque ne pouvaient à eux seuls gouverner le monde. Il leur fallait des amis politiques, des auxiliaires, des appuis. Le premier et le plus sûr, ainsi qu'il convenait sous l'empire, fut un général. Ce général a laissé un beau nom dans l'histoire : c'est Corbulon. Il avait commencé par être préteur sous Caligula, son beau-frère. Il avait poursuivi les malversations des magistrats et des entrepreneurs préposés à l'en

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