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<«<lui dit-il, cette libation à Jupiter libérateur. Regarde, jeune homme, «< car tu es né pour des temps où il convient d'affermir son âme par des «<exemples de constance. » Puis, comme la mort était lente à venir et comme il souffrait cruellement, il se tourna vers le philosophe Demetrius...

Le récit de Tacite s'interrompt ici avec le dernier livre de ses Annales. Par une fatalité intelligente, ce fragment, semblable à un temple antique que la ruine rend plus grandiose, clôt l'histoire de la persécution des stoïciens. Rien n'affaiblit l'impression de cette scène immortelle; car le dénoûment du drame se perd dans une clarté sereine et dans l'infini.

Qui croira qu'un sang si noblement versé ait été inutile? Qui osera dire que cette suite de beaux trépas, de témoignages confirmés jusqu'à la mort, d'héroïsme tranquille, n'ait point été féconde? Qui doutera que tant de sacrifices faits publiquement au devoir, à la patrie, à l'honneur, n'aient remué toutes les âmes, à Rome comme dans les provinces et jusqu'aux confins du monde? Ce sceau apposé à des carrières pures, cette abnégation de consciences convaincues, était une leçon propre à enflammer les générations plus jeunes. Les stoïciens égorgés par Néron léguaient à la postérité ce qu'il y a de plus grand parmi les hommes, l'image d'une belle vie couronnée par une belle mort.

Ainsi deux mouvements parallèles se produisaient dans la société ro¬ maine, deux doctrines proclamaient la dignité morale et la liberté absolue de l'âme, deux partis, s'appuyant sur la beauté du sacrifice, présentaient, sans se défendre, leurs poitrines nues aux tyrans. Les stoïciens et les chrétiens étaient inconnus les uns aux autres; un jour les uns absorberont les autres, mais, à cette époque, ils ne s'étaient point rencontrés. En vain, a-t-on voulu rapprocher Sénèque de saint Paul; on l'a fait sans preuves et sans vraisemblance. Le double courant est bien plus remarquable, puisqu'il n'est point combiné : il agit à la fois en haut et en bas de la société. Le stoïcisme, qui se répand dans l'aristocratie, dans les familles riches, lettrées, fait des conquêtes rapides et triomphe le premier; le christianisme, qui s'adresse aux pauvres, aux esclaves, à ceux qui désespèrent, doit soulever peu à peu toutes les couches sociales; son triomphe sera long, mais plus durable. Les stoïciens préparent le siècle des Antonins; ce ne sont plus alors les ministres qu'ils ont conquis, ce sont les souverains eux-mêmes. Les chrétiens préparent l'avénement de Constantin et étendent sur le monde non pas une doctrine abstraite et rigide, mais une religion qui console, parce qu'elle ajoute au devoir l'espérance, à la morale la charité. Il ne faut qu'une

génération aux stoïciens pour voir se succéder Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle; il faut trois siècles aux chrétiens pour planter la croix sur le Palatin. Trente ans après Néron, la philosophie s'assied sur le trône pour inaugurer le règne de la sagesse, la conscience dans le pouvoir, l'adoption par estime et la succession par ordre de vertu.

BEULÉ.

Philosophie reLIGIEUSE de Lévi-ben-Gerson, par Isidore Weil, rabbin. 1 vol. in-8° de 273 pages; Paris, 1868, chez Ladrange, 41, rue Saint-André-des-Arts.

Lévi-ben-Gerson, autrement appelé Gersonide, et souvent cité par les écrivains chrétiens sous le nom de maître Léon, est, après Maïmonide, le plus grand philosophe que le judaïsme ait produit pendant le moyen âge. Plus hardi que l'auteur du Guide des égarés, l'objet de ses âpres critiques; plus original que celui du Fons Vitæ, et plus conséquent, un des auteurs les plus féconds et les plus célèbres du xive siècle, il n'est guère connu aujourd'hui hors de la synagogue, et la synagogue elle-même ne se souvient guère que de ses commentaires sur l'Écriture. Spinosa, à qui il n'a pas pu rester étranger, s'est visiblement inspiré de ses doctrines. Képler le cite avec estime. Le pape Clément VI a fait traduire en latin un de ses principaux écrits; mais la grande majorité du public et même des philosophes ignore jusqu'à son nom. Une seule page de M. Munk, comprise dans un article de dictionnaire 1, une intéressante, mais trop courte notice publiée en allemand par M. Joël 2, c'est tout ce qu'il a obtenu de l'érudition philosophique de notre temps, si prodigue de recherches pour des hommes

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Dictionnaire des sciences philosophiques, t. III, p. 364. En reproduisant cette page dans ses Mélanges de philosophie juive et arabe (1 vol. in-8°, Paris, 1859), M. Munk n'y a ajouté que des notes biographiques et bibliographiques. monographie sur Lévi-ben-Gerson, par Joël, in-8°. Breslau, 1867.

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d'une moindre importance. M. Weil a compris qu'il réclamait une étude plus étendue et plus approfondie, et, quoique placé dans les circonstances les plus défavorables à une œuvre de ce genre, relégué dans un pauvre village de l'Alsace, privé de conseils et de bibliothèques, il s'est mis vaillamment au travail. Mais hâtons-nous de dire qu'il avait mis le temps à profit pendant les années qu'il passa à Paris en qualité d'élève du séminaire israélite. Après s'être familiarisé avec la langue et la littérature hébraïque, il a pu méditer à loisir le grand ouvrage de Lévi-ben-Gerson, celui qui porte le titre de Guerres ou Combats du Seigneur, et en comparer les exemplaires imprimés avec les divers manuscrits de la Bibliothèque impériale; il a pu faire de longs extraits de la portion inédite de cette vaste compilation, nous voulons parler du cinquième livre, consacré tout entier et à l'astronomie et à l'astrologie judiciaire.

C'est en effet cette composition curieuse des Combats du Seigneur que M. Weil s'est proposé de nous faire connaître. Une simple analyse ne suffisait pas; pour en apprécier l'esprit et l'intention, il était nécessaire de la comparer avec les productions les plus importantes de la philosophie juive et arabe du moyen âge, notamment avec les écrits de Maïmonide, d'Averrhoës et d'Alexandre d'Aphrodise. Ces conditions difficiles, M. Weil les a remplies avec conscience, avec une véritable pénétration, avec un sentiment éclairé des grands problèmes de la métaphysique et une idée précise des différentes solutions qu'elles ont reçues des maîtres de l'antiquité et de la scolastique. Aussi son livre, composé avec méthode, rédigé dans un style clair, souvent plus clair que correct, peut-il être considéré comme une page précieuse ajoutée à l'histoire de la philosophie. Grâce à lui, il sera facile désormais d'éclairer les opinions de Maïmonide par celles de son éternel contradicteur, et de se faire, par les unes et par les autres, une idée à peu près complète du péripatétisme juif, c'est-à dire du canal par lequel a passé la scolastique musulmane avant de s'infiltrer dans la scolastique chrétienne. L'auteur du Moré Nébouchim et celui du Mil'hamot Adonaï1 nous représentent, en effet, comme les deux termes extrêmes entre lesquels se meuvent tous les philosophes de leur temps et de leur race. Tous les autres, Yedaïah Pénini de Béziers, l'élégant auteur de l'Examen du monde; Joseph Ibn Caspi et Moïse de Narbonne, deux commentateurs du Guide des égarés; Isaac et Simon Al Balag; le Caraïte Aron-ben-Elie, se rapprochent plus ou moins de celui-ci ou

1 Nom hébreu des Combats du Seigneur.

de celui-là, et, quand ils penchent du côté de Gersonide, couvrent leur pensée d'un voile plus ou moins transparent.

Avant d'initier ses lecteurs aux doctrines de Lévi-ben-Gerson, M. Weil aurait voulu leur raconter sa vie. Mais la vie d'un philosophe, d'un poëte ou d'un savant juif du moyen âge ressemble à celle du plus obscur de ses coreligionaires. Elle se passe dans la terreur et dans les larmes, entre le souvenir des persécutions essuyées la veille et la crainte de celles qu'on aura à souffrir le lendemain. Lévi-ben-Gerson ne paraît pas avoir échappé à cette situation. «Tels étaient, dit-il, en parlant « d'une certaine époque de son existence, tels étaient les malheurs du « temps, qu'ils rendaient impossible l'exercice de la méditation. » Aussi M. Weil n'a-t-il pu réunir sur son compte qu'un très-petit nombre de renseignements dispersés comme au hasard dans ses écrits.

Il naquit à Bagnols, dans le Languedoc, vers la fin du xı° siècle, d'une famille d'érudits, car il cite souvent comme exemples des différentes manières dont on peut interpréter l'Écriture sainte, les opinions de son père Gerson et de son grand-père Salomon. On attribue même au premier la Porte du ciel (Schaar haschamaïm), un traité de physique et de métaphysique qui a été imprimé à Venise en 1547. Ainsi que Maimonide, Lévi-ben-Gerson était médecin. La médecine, la théologie et la philosophie, dans lesquelles étaient toujours comprises la physique, les mathématiques et l'astronomie, étaient alors trois sciences presque inséparables. Mais les préjugés de son temps et de son pays, plus intolérants que ceux que l'auteur du Guide rencontrait chez les musulmans au xII° siècle, ne lui permettaient pas d'exercer son art. D'un autre côté, il se sentait trop d'indépendance dans l'esprit et le caractère pour chercher un moyen de subsistance dans l'enseignement officiel de la synagogue. A la connaissance de l'hébreu, il joignait celle de l'arabe; car c'est en arabe qu'il lisait les œuvres d'Aristote et celles de ses commentateurs alexandrins. Il ignorait donc le grec et n'était pas moins étranger au latin, quoiqu'il ait demeuré longtemps à Avignon, alors la résidence des papes. C'est par des traductions hébraïques, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même, qu'il se tenait au courant des opinions professées par les philosophes chrétiens. Nous avons lieu de supposer que saint Thomas d'Aquin était au nombre de ces philosophes; car nous rencontrons au XIV siècle un autre adversaire de Maimonide, Simon Al Balag, qui prisait beaucoup les écrits de l'Ange de l'école. On suit Gersonide dans sa carrière d'écrivain jusqu'en l'année 1340; mais alors on perd ses traces, et rien n'empêche de croire qu'il est mort peu de temps après.

La plus grande partie de sa vie a été employée à écrire des Commentaires; commentaires sur les diverses parties de la Bible, commentaires sur les Commentaires d'Averrhoës et sur quelques-uns de ses ouvrages originaux. Les premiers, malgré les idées hétérodoxes dont ils sont pénétrés, ont été répandus à profusion avec les inombrables éditions de l'Ancien Testament, sans provoquer contre l'auteur la moindre censure. L'idolâtrie de la Bible rend aveugle comme toute autre idolâtrie. Elle ne permet ni de voir ni de juger ce qu'elle renferme ou ce qu'on met à sa place. Des Commentaires de Gersonide sur Averrhoës, la plupart sont restés inédits. Un petit nombre seulement d'entre eux, ceux qui se rapportent aux trois premiers traités de l'Organum, traduits en latin par Jacob Mantino, ont été imprimés dans les éditions latines des OEuvres d'Aristote, qui contiennent aussi les Commentaires d'Averrhoës.

Mais l'œuvre capitale de Lévi-ben-Gerson, ce sont les Combats da Seigneur, que des critiques orthodoxes ont appelés plaisamment des combats contre le Seigneur. Il n'y a pas consacré moins de douze années de son existence, et, comme le titre seul le fait déjà supposer, la polémique y tient une grande place. C'est une suite de batailles livrées un peu à tout le monde, même quelquefois au grand Commentateur, c'està-dire à Averrhoës, mais surtout à l'auteur du Moré Nébouchim. C'est ce qui fait que Gersonide, généralement plus hardi que son illustre devancier du xir siècle, se trouve quelquefois plus près que lui de l'orthodoxie biblique. Pour savoir quelles sont les questions traitées dans les Combats du Seigneur, il suffit de lire les titres inscrits en tête des six livres dont ils se composent : La nature et l'immortalité de l'âme, la prophétie, la science de Dieu, la providence de Dieu, les substances célestes, la création. Dans la discussion de tous ces problèmes Léviben-Gerson suit invariablement la même marche : il commence par exposer les opinions de ses devanciers, grecs, arabes ou juifs, et ce n'est qu'après les avoir soumises à sa critique, quand il croit en avoir signalé les lacunes ou les contradictions, qu'il développe ses propres doctrines. C'est également la manière dont procède saint Thomas d'Aquin avec une monotonie désespérante, et, comme le remarque avec raison M. Weil, cette méthode, si l'on en retranche la roideur qu'elle emprunte à la scolastique, est celle dont Aristote a donné l'exemple dans tous ses écrits. L'auteur de la Métaphysique et du Traité de l'âme a parfaitement compris que, pour continuer dans la science l'œuvre des générations qui nous ont précédés, il faut prendre connaissance et apprécier la valeur de ce qu'elles ont fait.

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