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C'est ainsi qu'en renouvelant la philosophie elle-même, il a créé l'histoire de la philosophie.

Dans la question de la nature de l'âme, Lévi-ben-Gerson, tout en acceptant en disciple soumis les principes sur lesquels repose le péripatétisme alexandrin et arabe, se fait cependant une position à part, qui n'est celle d'aucun des commentateurs accrédités dans l'École. Il rejette le spiritualisme positif de Themistius, visiblement contraire au texte d'Aristote; car il ne faut pas oublier qu'Aristote, c'est la loi et les prophètes, la vérité et la raison incarnées. Il refuse de croire avec Alexandre d'Aphrodise que l'intelligence de l'homme ou l'âme raisonnable ne soit qu'une simple disposition ou conformation de nos organes, au moyen de laquelle, sous l'impulsion de l'intellect actif, c'est-à-dire de la raison universelle, l'homme est capable d'acquérir des idées effectives, mais dont il ne reste rien après la mort, ni l'aptitude à savoir, ni la science, ni la connaissance elle-même. Enfin il ne trouve pas mieux fondée l'opinion d'Averrhoës, que l'âme raisonnable de l'homme n'est que l'intellect actif, la raison universelle, la raison démiurgique de notre sphère, se manifestant d'abord à l'état de simple puissance, puis entrant en action et redevenant, quand nous avons cessé de vivre, ce qu'elle était auparavant, rentrant dans son unité et son universalité par la destruction complète de l'individu. Dans le système de Lévi-ben-Gerson l'âme est, en quelque sorte, une création postérieure à notre naissance, mais une création substantielle, destinée à survivre au corps et douée du privilége de l'immortalité. Entre la pure aptitude que nous apportons en naissant dans la conformation particulière de nos organes, et la raison universelle sous l'impulsion de laquelle elle entre en exercice, ou, pour nous servir des termes employés par Alexandre d'Aphrodise et adoptés sans exception par tous les péripaticiens arabes, entre l'intellect hylique, et l'intellect actif, il y a l'intellect acquis, représenté par la somme des formes intelligibles, c'est-à-dire des idées générales actuellement présentes dans notre esprit. Ce sont ces idées générales que l'auteur des Guerres du Seigneur ne peut concevoir sans une substance spirituelle, distincte à la fois de la matière et de la cause organisatrice, de la raison informante de notre monde sublunaire. Cette substance, encore une fois, ne naît pas avec nous (nous n'apportons en naissant qu'une simple aptitude à penser); elle n'a pas non plus été créée avec l'univers, puisque le dogme de la création ex nihilo est répudié par Gersonide; elle se forme et se développe avec les idées auxquelles elle tient lieu de sujet, dont elle constitue l'essence indivisible. Indivisible, elle est par cela même immortelle, car rien ne meurt que ce qui est susceptible de dissolution.

Rien de plus étrange que ce spiritualisme où l'âme, au lieu d'être le principe, le sujet métaphysique ou la substance de la pensée, n'en est que la conséquence ou la résultante, tout en gardant le rang d'une substance absolument distincte du corps. L'immortalité, telle que la comprend Gersonide, n'est pas un moindre sujet d'étonnement. Loin d'ajouter à la perfection de l'âme, elle l'arrête, elle la limite, elle la condamne à une éternelle immobilité. Une fois séparée du corps et privée du concours des organes, l'intelligence ne pourra rien ajouter à la somme de ses connaissances, à la science qu'elle aura acquise dans ce monde, et l'intelligence, il ne faut pas l'oublier, c'est le fond de notre être spirituel. Comment s'expliquer ce double renversement des idées sur lesquelles repose toute philosophie spiritualiste? Par le désir d'échapper aux conséquences du péripatétisme alexandrin et arabe sans désavouer un des principes les plus essentiels de la philosophie d'Aristote. Nous voulons parler de la fameuse maxime Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, ou de la théorie qui nous représente toutes nos idées générales comme des abstractions formées de ce qu'il y a de commun à nos perceptions particulières, par conséquent postérieures à ces perceptions. Or, comme tous les objets particuliers que nous connaissons sont des objets sensibles, il en résulte qu'au moment de notre naissance et aussi longtemps que nous nous bornons à l'exercice de nos sens, notre âme intelligente n'existe pas encore d'une existence effective et se trouve réduite à l'état d'une simple possibilité, d'une pure capacité d'être; car comment concevoir une substance intelligente qui est privée de toute forme intelligible? Pour la même raison, l'âme intelligente, quand elle a perdu le concours des sens, cesse d'acquérir des idées nouvelles, les perceptions particulières d'où elle est obligée de les tirer lui étant désormais refusées. Il ne serait venu à l'esprit d'aucun philosophe du moyen âge, juif ou arabe, musulman ou chrétien, d'élever le moindre doute sur le principe qui servait de base à ces suppositions, c'est-à-dire sur la manière dont Aristote se rendait compte de l'origine de nos connaissances. Gersonide n'a pas montré plus d'audace que ses devanciers et ses contemporains en face de celui qui était pour tous la raison infaillible. Mais, si le principe d'Aristote est vrai, que devient l'âme après la mort? Ou elle sera anéantie, ou elle disparaîtra dans le sein de l'intellect agent, dont elle n'a été qu'une manifestation limitée et passagère. C'est pour la soustraire à ces deux fins, l'une annoncée par le matérialisme, l'autre acceptée par le panthéisme d'Averrhoës, que Lévi-ben-Gerson en fait une substance réelle, créée en quelque sorte postérieurement à notre naissance par l'acte même

en vertu duquel notre esprit s'élève du particulier au général, de la sensation aux idées, des formes sensibles aux formes intelligibles. Aucun texte d'Aristote ne s'y oppose formellement; car, de même que les formes intelligibles survivent aux sensations d'où elles sont tirées, aux objets particuliers que nous percevons avec nos sens, pourquoi l'intelligence dans laquelle se réunissent ces formes intelligibles ne survivraitelle pas à la dissolution de nos organes? Non, à la rigueur, aucun texte d'Aristote ne s'y oppose, quoique rien ne soit plus éloigné des intentions d'Aristote; mais c'est la logique qui s'oppose à ce qu'on admette, faveur de l'âme humaine, une création partielle et successive, quand on nie absolument la création de l'univers.

Au reste, l'immortalité que veut bien reconnaître Gersonide n'est pas un attribut général de la nature humaine, c'est le privilége, nous ne dirons pas des plus sages, mais des plus instruits, des métaphysiciens les plus avancés dans leur science. Elle ne réside, en effet, comme l'âme raisonnable elle-même, comme l'intelligence acquise, que dans les idées les plus générales et les plus abstraites, qui sont les idées métaphysiques. Le sentiment et la volonté, quelque degré de perfection qu'ils puissent atteindre, ne sauraient y participer, parce que, selon la doctrine d'Aristote, ils ne sont point compris dans l'âme raisonnable, mais dans une âme inférieure, dans l'âme appétitive.

Obscure par elle-même et par les arguments qui servent à la défendre, hérissée de distinctions presque insaisissables, cette partie de la philosophie de Gersonide n'était point facile à faire passer dans notre langue, même et peut-être surtout sous la forme d'une substantielle analyse. M. Weil s'est acquitté de cette tâche avec une remarquable intelligence et une clarté irréprochable. Nous regrettons seulement qu'il se soit risqué à soutenir que l'opinion de Lévi-ben-Gerson sur le principe et la nature de l'âme humaine ne différait pas essentiellement de celle d'Aristote. Aristote n'a jamais songé à faire un être à part, une substance indépendante et immortelle du simple résultat des opérations de la pensée ou de la pensée entrée en exercice après avoir été une pure faculté de ce que les philosophes juifs et arabes ont appelé l'intellect acquis. Il n'est pas admissible non plus que l'intelligence active, que le vous ☎ontinòs d'Aristote ne soit pas autre chose que l'esprit de l'homme en tant qu'il tire des idées générales des perceptions particulières qu'il obtient par les sens. S'il ne s'agissait que de l'esprit de l'homme, Aristote, qui connaît la valeur des mots, n'aurait pas dit qu'il est éternel. Ce qui est éternel pour lui, ce n'est point la conscience et la pensée humaine, ce n'est point notre âme raisonnable, c'est la raison univer

selle, la raison divine, toujours en action, toujours occupée de la contemplation d'elle-même.

Après avoir défini à sa manière la nature de l'intelligence ou, pour parler plus exactement, de l'âme intelligente, l'auteur des Combats du Seigneur nous parle de ses actes, de ses opérations, de ses œuvres, qu'il ramène à deux principales: la prophétie et la science. Comme Maïmonide, il est persuadé que l'une est aussi naturelle que l'autre, que toutes deux peuvent également s'expliquer par les lois générales qui président aux opérations de la pensée et à l'ordre universel; mais ces lois, il les comprend un peu différemment que l'auteur du Guide des égarés.

Pour se rendre compte de l'existence et de la nature de la prophétie, il se réglera, nous dit-il, sur Aristote dans son livre de la sensation et de l'objet sensible (De sensu et sensili) et dans son court traité de la divination. Aristote appelé en consultation pour nous apprendre de quelle manière l'esprit de Dieu descend sur les prophètes! Voilà certainement de quoi nous étonner. Au XIVe siècle, cette idée causait moins de surprise; car un auteur anonyme de la même époque, un auteur chrétien1, invoque également l'autorité d'Aristote dans la question des attributions respectives du pape et de l'empereur ou du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel.

Hâtons-nous cependant de le dire, Lévi-ben-Gerson se montre bien vite infidèle à son dessein. Aristote, ne parlant que de la divination par les songes, la considère comme le résultat des pensées que nous avons eues dans l'état de veille et n'attribue qu'à une circonstance fortuite la confirmation qu'elle trouve quelquefois dans les événements. Pour l'auteur des Combats du Seigneur, la divination, sans être une faculté universelle, est cependant une faculté naturelle, qui s'exerce tantôt par la prophétie, tantôt par l'astrologie, tantôt par les songes. L'existence de cette faculté, sur laquelle il se garde d'exprimer le moindre doute, il l'explique par la loi à laquelle se conforme nécessairement, selon lui, l'action de la divine Providence. La Providence ne veille sur les êtres qu'avec une sollicitude proportionnée à leur importance et au rang qu'ils occupent dans l'univers. Sans abandonner à eux-mêmes les êtres inférieurs, elle n'intervient dans leur existence que d'une manière générale et indirecte, de façon à laisser une grande place aux accidents fortuits. Mais, lorsqu'il s'agit de l'homme, rien n'est abandonné au hasard. Sa destinée est réglée d'avance, elle est écrite dans les cieux, elle est

C'est l'auteur du traité De utraque potestate, faussement attribué à Gilles de Rome et recueilli par Goldast dans son recueil Monarchia sancti imperii romani.

assurée par les révolutions des astres, elle est annoncée par les phénomènes de la nature: par conséquent, elle peut être l'objet d'une prédic

tion certaine.

Mais, s'il en est ainsi, que devient le libre arbitre? Comment seronsnous responsables de nos actions, si elles sont inévitables? Lévi-benGerson a prévu l'objection, et voici comment il cherche, nous ne dirons. pas à la résoudre, mais à l'atténuer. Oui, la destinée de l'homme est réglée d'avance par les mouvements des astres et les lois de l'univers. Mais l'homme est supérieur à la puissance des constellations et aux lois générales de la nature. Il est en son pouvoir de leur résister dans une certaine mesure et de modifier leurs effets par ses déterminations personnelles. Dieu n'a pas voulu, en lui accordant une liberté sans limites, l'abandonner au cours de ses passions et de ses fantaisies, le rendre victime de ses erreurs et de ses crimes. Il n'a pas permis non plus qu'il fût privé de toute influence sur lui-même. Voilà pourquoi sa vie peut être regardée comme la résultante de deux forces qui se combinent entre elles et se complètent l'une l'autre la Providence et le libre arbitre. Par exemple, c'est la Providence qui est la cause de cette diversité de talents, d'aptitudes, de vocations, de goûts, sans laquelle la société ne peut subsister. C'est le libre arbitre qui décide, dans chacun de nous, de l'usage que nous ferons de ces facultés et de ces dispositions innées; car il dépend de nous de cultiver les dons que nous avons reçus de la nature ou de les laisser périr dans l'inaction.

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Il n'en est pas moins vrai que, pour la portion de notre vie qui est subordonnée à l'ordre universel et pour les actes par lesquels nous obéissons librement aux règles de la sagesse, la connaissance de l'avenir existe réellement. Nous la recevons dans la mesure et sous la forme qui conviennent à notre capacité, de l'intellect actif, c'est-à-dire de l'auteur même des lois de la nature et de l'arbitre de notre existence. Mais on connaît l'avenir de deux manières : par la prophétie et par la divination à l'aide des songes. La première seule est infaillible, parce que, parce que, émanée directement de l'intellect actif, elle ne s'adresse qu'à notre raison sans l'intervention de l'imagination ni des sens. L'imagination et les sens jouent, au contraire, un grand rôle dans la divination que nous devons à l'influence planétaire. De là vient que la divination nous trompe quelquefois. L'une et l'autre, encore une fois, rentrent dans l'ordre naturel. Elles descendent des sphères supérieures, toutes animées par des intelligences, comme en découlent le mouvement, la vie et la pensée. Elles ne sont point accordées, à titre de priviléges, à quelques âmes particulières; elles se répandent sur la masse du genre humain et sont recueillies

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