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par les individus en raison de leur aptitude. Le genre humain est seul présent à la pensée divine; Dieu ne connaît point les individus, et ce que nous disons de Dieu s'applique nécessairement à l'intellect actif ou à la raison divine en tant qu'elle préside au gouvernement de notre sphère.

A la façon dont il comprend et explique la prophétie, il est facile de deviner ce que Lévi-ben-Gerson pense de la science divine. Dieu ne connaît ni les individus ni les choses particulières, parce que son intelligence, étrangère à l'expérience, pure de toute relation avec les sens et avec la matière, n'embrasse que les idées générales, que les formes intelligibles, inséparables de sa propre essence. En vain Maïmonide, pour sauver la Providence individuelle, soutient-il que l'intelligence divine n'a aucune ressemblance avec celle de l'homme. Cette proposition, quand on l'examine de près, est absolument dépourvue de sens. L'intelligence divine, après tout, est une intelligence; car, s'il en était autrement, nous ne pourrions nous en faire aucune idée, nous ne pourrions pas même affirmer qu'elle existe, ni être sûrs, par conséquent, de l'existence de Dieu. L'intelligence divine diffère de la nôtre en étendue et en degré, non en nature; car, si elle différait aussi de la nôtre par sa nature ou son essence, il arriverait de deux choses l'une : ou l'intelligence divine, ne répondant nullement à ce que nous entendons par ce mot, n'existerait pas; ou c'est la nôtre, faussement reconnue sous un nom usurpé, que nous serions dans la nécessité de sacrifier. Or quel est l'objet de notre intelligence, si on la considère absolument en elle-même, si l'on prend soin de la distinguer des sens et de l'imagination? N'est-ce pas ce qui est purement intelligible, ou les idées pures, les idées générales? Donc les idées générales sont aussi l'objet, l'objet unique de l'intelligence divine, et il est faux de soutenir que Dieu connaît tout, que la science divine est sans conditions et sans limites; Dieu ne connaît pas les individus, la science s'arrête devant les existences particulières et transitoires. Si l'homme connaît ces choses, ce n'est point parce qu'il est mieux partagé que la Divinité, c'est à cause de son imperfection même, parce que son intelligence, étroitement unie à la matière, ne peut se passer du ministère des sens. Dieu, comme l'a dit Aristote, ne peut penser que lui-même; mais, en se pensant lui-même, il ne peut être étranger aux formes intelligibles, aux conditions nécessaires, aux lois universelles de la nature, qui font nécessairement partie de son essence.

La science de Dieu ne se distingue pas de sa Providence; car la Providence divine n'a qu'une action universelle, qui des régions supérieures

de la nature descend par degrés à la plus humble existence du monde que nous habitons. La Providence divine n'est pas autre chose que l'émanation successive de l'intelligence éternelle, identique avec l'éternel moteur, qui s'épanche comme les eaux d'une cascade arrêtée dans sa chute par plusieurs couches de rochers, d'abord sur le premier mobile, ensuite sur les autres sphères et finalement sur notre sphère sublunaire, où l'émanation d'en haut reçoit le nom d'intellect actif. L'intellect actif, moteur et organisateur de la matière terrestre, s'épanche de la même manière sur les âmes humaines. Chaque âme en reçoit une part proportionnée à son mérite, le mérite ou la vertu étant inséparables de la science; car, lorsque nous avons la science, nous sommes pleins de mépris et de dégoût pour les grossières jouissances, celles qu'on goûte en se livrant à ses passions; et, au contraire, si l'on a commencé par s'abandonner à ses passions, si l'on a d'abord ouvert son cœur à la séduction des sens, on devient impropre à la science, incapable de s'élever à la connaissance de Dieu. Aussi l'Écriture dit-elle avec raison que Dieu détourne sa face des méchants; ce qu'il faut entendre de cette manière les méchants restent étrangers à la connaissance de Dieu, à la connaissance du monde intelligible, source de toute perfection et de toute félicité. C'est ainsi que Lévi-ben-Gerson s'efforce de laisser encore à l'homme une apparence de responsabilité et de conserver le dogme de la Providence dans l'ordre moral. Mais il oublie que, selon sa propre doctrine, la science est un don gratuit de l'intellect actif et que l'âme humaine, celle qui est réservée à l'immortalité, n'en est que l'effet et non la cause.

Ne croirait-on pas, d'après tout ce qui précède, que Lévi-ben-Gerson, comme on lui en fait la réputation, se laisse entraîner par son amour pour la philosophie arabe beaucoup plus loin que Maïmonide? Eh bien, non. Sur la question des attributs de Dieu il défend le spiritualisme religieux contre le panthéisme averrhoïste, contenu indirectement dans le Moré Nébouchim. On se rappelle avec quelle vivacité et quelle persévérance l'auteur de ce livre cherche à établir que nous ignorons complétement ce que Dieu est, que nous avons seulement la faculté de savoir ce qu'il n'est pas, ou que nous ne pouvons lui reconnaître que des attributs négatifs. Selon Lévi-ben-Gerson, par cela seul que nous affirmons ou croyons pouvoir démontrer l'existence de Dieu, nous avons une idée de sa nature; car on ne saurait affirmer l'existence d'un être dont la nature ou l'essence nous est absolument inconnue. Comment Voyez les articles sur Maimonide, années 1862, 1863, 1864, 1866 du présent recueil.

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dire que Dieu est parfait, s'il nous est impossible de savoir, à un degré quelconque, en quoi consiste cette perfection? Maïmonide prétend qu'on ne saurait reconnaître à Dieu des attributs positifs sans introduire la division ou la pluralité dans l'essence divine. C'est là encore une erreur, car les attributs ne sont pas autre chose que la substance ou le sujet; ils sont la substance ou le sujet lui-même envisagé sous différents aspects et dans ses rapports avec les autres existences. Les attributs positifs n'introduiraient la pluralité dans l'essence divine que si chacun d'entre eux était pris pour sujet de tous les autres, ce qui est impossible, puisqu'ils cesseraient alors d'être des attributs.

Maimonide soutient aussi que l'éternité du monde est la seule hypothèse qui puisse se concilier avec la saine philosophie, avec la vraie science de la nature, et que l'opinion qui donne au monde un commencement ne peut être acceptée qu'au nom de la foi, à titre de dogme révélé. Lévi-ben-Gerson s'efforce de démontrer le contraire, à savoir que la nouveauté du monde n'est pas seulement un dogme enseigné par la Bible, mais une vérité démontrée par la raison, une vérité philosophique. La nouveauté du monde est démontrée par la nouveauté ou la jeunesse des sciences. Quand on songe à l'imperfection de la médecine, de l'astronomie, des mathématiques, il semble qu'elles soient nées d'hier. Or comment pourrait-il en être ainsi, si le monde et, par conséquent, l'humanité avaient toujours existé? La même observation s'applique au langage. L'homme étant né pour la société, hors de laquelle il ne saurait vivre un instant, et la société ne pouvant se passer du langage, on ne s'expliquerait pas, si l'homme existait de toute éternité, que les langues fussent si imparfaites. D'ailleurs il est évident que les langues sont le résultat d'une convention, qu'elles ont été formées à une époque relativement peu reculée. Pourquoi donc, avant cette époque, l'homme, qui existait de toute éternité, s'en serait-il passé? L'éternité du monde est donc une chimère; le monde a commencé, voilà la vérité.

Le monde a eu un commencement, mais il n'aura pas de fin. Il ne pourrait finir, en effet, que de deux manières: ou par la dissolution de la matière dont il est formé, ou par un acte de la volonté divine. Mais la première de ces deux hypothèses est inadmissible, puisque la dissolution ne peut atteindre que les corps formés d'éléments différents; la matière des corps célestes, étant pure de tout mélange, est par là même incorruptible et indissoluble. La supposition que le monde pourrait être anéanti par la volonté divine ne repose pas sur un fondement plus solide. Dieu ne se déciderait à détruire son ouvrage que pour deux motifs ou parce que cette œuvre de destruction lui serait

agréable en elle-même, ou parce qu'il voudrait remplacer le monde qui existe actuellement par un autre plus parfait. Mais ce sont là encore des suppositions que la raison ne peut accepter. Détruire pour détruire est d'un insensé, non d'un être qui possède la suprême sagesse. Remplacer le monde que nous avons par un monde plus parfait n'est possible qu'à la condition que le premier n'ait pas reçu la perfection qu'il comportait, ou qu'il a été construit avec des défauts qu'on pouvait éviter. Si ces défauts existaient réellement, ne nous donneraient-ils point le droit de douter soit de la bonté, soit de la sagesse divine? Mais, s'il est impossible de croire que ce monde soit destiné à disparaître un jour devant un monde meilleur, il est également inadmissible qu'il ait luimêmc succédé à un monde encore plus défectueux.

On voit que Lévi-ben-Gerson ne soupçonne pas plus dans la nature que dans l'humanité cette évolution successive des êtres et des intelligences que la science moderne a reconnue sous le nom de progrès. Le fond de sa pensée, c'est que l'être ne peut ni augmenter ni diminuer, parce qu'il n'y a pas de milieu entre l'être et le néant; parce que rien ne sort du néant et ne peut y rentrer, soit par degrés, soit d'une manière soudaine. La philosophie grecque a effacé dans son esprit le dogme biblique, et le même principe qui l'empêche de croire à la fin du monde le pousse à nier la création ex nihilo.

Quand il dit que le monde a eu un commencement, Lévi-ben-Gerson entend parler de l'organisation du monde et de la formation des êtres; mais, selon lui, la matière n'a pas commencé, la matière est éternelle. L'intelligence pure, siége des formes intelligibles, n'a pas pu produire la matière, avec laquelle elle n'a rien de commun, qui est même le contraire de l'intelligence. D'un autre côté, on ne saurait nier l'éternité de l'espace; mais l'espace ne peut se concevoir sans la matière; un espace infini, entièrement vide, est une idée contradictoire, insaisissable à la pensée. Donc il a existé de toute éternité une matière première, une matière en puissance, une matière sans forme, qui a reçu la forme de l'intelligence; d'où il résulte que le monde n'est pas plus une émanation de Dieu qu'une œuvre tirée du néant par la puissance de la création. Les seules existences émanées de Dieu, ce sont les intelligences séparées, les intelligences pures qui animent et gouvernent les sphères. On n'a pas oublié que la dernière de ces intelligences, l'intellect actif, est la cause organisatrice, la cause informante de tous les êtres que nous voyons ici-bas.

Si Lévi-ben-Gerson s'était donné la peine de chercher un sens à la formule péripatéticienne dont il se montre si idolâtre, il se serait bien

vite aperçu qu'il était moins loin qu'il ne croyait du dogme de la création, ou tout au moins de l'opinion qui fait naître le monde sans le concours d'une matière préexistante; car, qu'est-ce qu'une matière dépouillée de toute forme, et qui n'existe qu'en puissance, sinon le néant même de la matière?

Ainsi que Maimonide, Lévi-ben-Gerson s'efforce de concilier avec les principes de sa philosophie la croyance aux miracles. Il se flatte d'y être parvenu en supprimant les miracles. C'est, en effet, les supprimer que de les subordonner, comme il fait, aux lois qui régissent toute la nature et de les compter parmi les phénomènes naturels. Un miracle, selon lui, n'est ni l'œuvre de Dieu, ni celle d'un homme, si grand qu'il puisse être, fût-il le plus grand des prophètes. Dieu ne descend pas de la sublime contemplation de lui-même et des formes intelligibles comprises dans son essence pour produire dans ce monde misérable où nous vivons un effet plus ou moins propre à frapper notre imagination. Un homme n'a pas le pouvoir de changer les lois de la nature. Qui donc est l'auteur des miracles? C'est l'intellect actif, la puissance qui préside à notre sphère sublunaire, la cause immédiate de tous les phénomènes naturels. Ils consistent dans la réaction ou la résistance que l'intellect actif, dans l'intérêt de la sphère qui lui est confiée et particulièrement dans l'intérêt de l'homme, est obligé d'opposer quelquefois aux influences des sphères supérieures. Mais cette réaction ou cette résistance a lieu suivant certaines lois et se trouve comprise dans l'harmonie générale de l'univers. Aussi peut-elle être prédite comme les autres événements. Quelquefois même elle se réduit à une simple apparence, comme le miracle de Josué. «Quand Josué disait: Soleil, arrête« toi sur Gibéon, il ne faut pas croire qu'il a ordonné à cet astre de suspendre son cours et que cette suspension ait eu lieu en effet. Josué << souhaitait seulement que la défaite de l'ennemi pût se consommer dans <«<le court espace de temps pendant lequel le soleil s'arrête sur Gibéon, « et l'Écriture nous raconte que le soleil, en effet, dans sa course naturelle, n'avait pas plutôt quitté Gibéon que la déroute de l'ennemi fut << achevée 1. »

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On aurait tort de voir dans cette explication l'effort d'un incrédule décidé qui, vivant à une époque de foi intolérante, cherche à dissimuler sa pensée. Lévi-ben-Gerson est parfaitement sincère. Convaincu de l'infaillibilité des Écritures, parce qu'il admet l'existence de la prophétie, il croit qu'il ne s'agit que de les interpréter convenablement pour les

1 M. Weil, page 259.

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