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des torches ardentes. Le jour n'est pas plus éclatant, quand l'astre des cieux est dans toute sa splendeur. Les lanternes sont autant d'étoiles, qui n'éclairent pas seulement la terre, mais dont la lumière se projette sur l'univers entier. On croirait voir le feu infini, qui dévore les mondes à la fin d'un youga1.

Le combat, qui a déjà duré toute la journée, continue encore toute la nuit. La fureur est telle de part et d'autre qu'on ne sent nullement la fatigue; la lutte se prolonge, sans perdre un instant de son ardeur. Dans cette bataille nocturne, c'est encore Ardjouna qui se distingue parmi tous les guerriers. Pour arrêter ses succès, Douryodhana est contraint de ranimer encore une fois le courage des siens et de changer son ordre de bataille. Youddhishthira en fait autant de son côté, et la mêlée se rengage plus acharnée que jamais. Elle est aussi plus que jamais confuse et désordonnée. On dirait que le récit du poëte lui-même s'en ressent; il accumule ici les combats individuels et les détails les plus minutieux avec une telle profusion, qu'on s'y perd, comme les guerriers sans doute se perdaient dans la nuit malgré leurs lampes allumées. Le fil de la narration échappe à tout instant, et il est à peu près impossible de le renouer au milieu de tous ces engagements particuliers, sans aucun intérêt, et sans importance pour l'action générale à laquelle ils doivent contribuer 2. Après bien des péripéties, Douryodhana, qui n'a cessé de donner bravement de sa personne, doit prendre la fuite; à sa place, c'est Çakouni qui parvient à ralentir et à repousser le choc impétueux et toujours triomphant d'Ardjouna. Mais Çakouni est bientôt entraîné dans la déroute générale et les Kourous fuient de toutes parts, en dépit des efforts héroïques d'une résistance obstinée.

Dans ce moment critique, Douryodhana ne peut avoir de recours qu'à son moyen ordinaire: c'est à ses deux généraux, Drona et Karna, qu'il s'adresse, leur rappelant tout ce qu'ils ont promis et leur laissant l'entière responsabilité des événements. Drona et Karna répondent à l'appel de leur roi; ils parviennent un instant à rétablir le combat. Mais

Mahabharata, Dronaparva, çlokas 7291, 7305, 7309, 7321. Tout cet épisode des lanternes paraît bien puéril, et le poëte lui-même semble quelquefois ne pas le prendre tout à fait au sérieux. C'est une sorte de mascarade. Ibid. çlokas 7328, 7410, 7537, 7577, 7609, 7694, 7703, 7721. Toute cette partie du poëme est d'une obscurité inextricable; habituellement il est loin d'être clair; mais ici les ténèbres redoublent, et de ces descriptions où tout se mêle et se confond on ne peut détacher aucun trait saillant qui mérite quelque attention. Ce sont, en général, des guerriers très-secondaires qui se mesurent les uns contre les autres, qui apparaissent comme des éclairs, et qui retombent aussitôt dans la nuit d'où ils ne peuvent sortir pour longtemps.

Krishna et Ardjouna, qui n'ont pas quitté le champ de bataille, sont aussi habiles que leurs adversaires; et, à leur tour, ils rendent à leurs troupes ébranlées leur vigueur et leur aplomb. Cependant leur intervention, tout utile qu'elle est, n'est pas encore décisive; Youddhishthira, leur frère et leur roi, leur conseille de rappeler auprès d'eux le géant rakshasa Ghatotkatcha1. Krishna et Ardjouna suivent ce conseil; ils font venir le géant, qui sur-le-champ paraît devant eux. Pour enflammer encore plus vivement son courage, Krishna lui adresse un discours des plus flatteurs. Ghatotkatcha est le seul guerrier qui puisse tenir tête à l'indomptable Karna, qui se croit toujours sûr de vaincre avec la lance magique qu'Indra lui a remise. De plus, c'est surtout dans la nuit que les rakshasas sont forts, et Ghatotkatcha doit se hâter de profiter de cet avantage, que n'ont pas les autres guerriers, et qui va cesser bientôt, même pour lui, quand le jour renaîtra. Ardjouna se joint à Krishna pour témoigner la même confiance à Ghatotkatcha. Le rakshasa, fils du robuste Bhîma, est à la fois trop vaniteux et trop brave pour résister à de tels éloges venus de ces sublimes personnages, et il accepte avec empressement la proposition qui lui est faite. Il se charge à lui seul de Karna; c'est aux autres de repousser Drona2.

Mais, avant d'arriver à Karna, Ghatotkatcha rencontre sur son chemin Alambousha, rakshasa comme lui et combattant pour les Kourous, comme il combat pour les Pandavas. Les deux monstres s'attaquent avec frénésie; comme ils ont une puissance magique dont ils disposent à leur gré, ils joignent aux moyens ordinaires de combat des moyens qui leur sont propres. Ils se changent tantôt en eau, tantôt en feu; tantôt en nuages, tantôt en vents impétueux; tantôt en montagnes et en tonnerres; tantôt en éléphants et en tigres. Après une lutte longtemps incertaine, Ghatotkatcha s'élève dans les airs, et il s'abat comme un faucon sur son rival surpris; il lui coupe la tête d'un revers de son cimeterre; et, la prenant par les cheveux, il la lance dans le char de Douryodhana, où elle roule toute sanglante 3. Vainqueur d'Alambousha,

Mahabharata, Dronaparva, çloka 7815. Ghatotkatcha reparaît ici sans qu'on puisse s'y attendre. Plus haut, çlokas 6916 et 6917, Açvatthâman, décochant une flèche terrible à Ghatotkatcha, l'a envoyé dans le monde d'Yama. Le trait a été lancé avec tant de force, qu'après avoir traversé le cœur du géant il est allé encore s'enfoncer tout entier dans la terre, comme le font d'ailleurs ordinairement toutes les flèches des guerriers les plus illustres. On pourrait croire que Ghatolkatcha est bien mort; mais il n'en est rien, et nous avons remarqué déjà que ces contradictions choquantes sont nombreuses dans le Mahâbhârata; la doctrine de la transmigration les autorise. Ibid. çloka 7340. - Ibid. çloka 7883.

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Ghatotkatcha s'avance contre Karna, et une lutte épouvantable com

mence entre eux.

Ici Dhritarashtra, qui connaît bien cependant la figure du géant rakshasa, veut en avoir une nouvelle description, et il la demande à son habile narrateur, Sandjaya. Voici l'esquisse qu'en trace le bon interlocuteur du roi aveugle. Ghatotkatcha a les yeux tout rouges; sa bouche jette des flammes; ses cheveux sont hérissés; sa barbe est de couleur verte; ses oreilles sont droites comme des pieux; sa bouche, fendue jusqu'aux oreilles, laisse voir des dents aiguës et dont quelquesunes sont en saillie comme des boutoirs de sanglier; sa langue et ses lèvres sont rouges comme du sang, grosses et épaisses, ainsi que son nez. Ses membres sont noirs, et son cou est écarlate; son vaste corps, aussi grand qu'une montagne, est d'une force immense, que seconde encore la puissance surnaturelle dont le géant est doué en sa qualité de rakshasa. Sur ce corps hideux, au poil rude, brillent des ornements et des parures de toute sorte, pour rendre sa laideur encore plus repoussante. Les mains sont couvertes de joyaux; ses bras sont entourés de bracelets étincelants; sa tête porte une tiare admirable, enrichie de diamants et diaprée d'emblèmes; les oreilles ont des pendeloques aussi brillantes que le soleil quand il se lève. Ghatotkatcha porte, en outre, à son côté un bouquet de fleurs d'or superbes, et une cuirasse de cuivre resplendissant, qui le couvre tout entier. Son char, surmonté de drapeaux de toute espèce, a huit roues; ses chevaux et son cocher sont aussi terribles que lui1.

Voilà le monstre que Karna doit combattre, et qui ne lui fait pas peur; car lui aussi a bien des forces, et il compte sans cesse sur sa fameuse lance, dont il tuera son rival dès qu'il le voudra. Le duel s'engage donc entre ces deux formidables champions, au milieu des ténèbres qui enveloppent toujours les armées. Ghatotkatcha, qui n'ignore pas quelle est la vigueur de son adversaire, appelle assez peu loyalement à son aide toute une multitude de rakshasas, ses émules et ses compagnons. A leur vue, les dieux et les rois sont épouvantés. Mais le seul Karna n'est point ému. Il combat de pied ferme quand tout le reste s'enfuit, et il blesse Ghatotkatcha. Le géant, qui craint la mort, s'élève dans les airs en poussant des cris affreux, et il fait tomber sur Karna une pluie de grands arbres. Karna l'atteint dans son vol aussi facilement

Mahabharata, Dronaparva, çlokas 7894-7906. J'ai tenu à répéter une analyse de cette description, puisque cette redite est aussi dans l'original. Le portrait des rakshasas, toujours aussi hideux prouve que l'imagination hindoue en avait grande épouvante.

que s'il eût été à terre, et, avec des milliers de flèches, il coupe son corps immense en morceaux 1. On croirait Ghatotkatcha mort sous ces atteintes dont il semble impossible de revenir; mais il n'en est rien; le géant magicien se refait un corps nouveau; et, après avoir changé encore cinq ou six fois de figure, il reparaît sur son char avec une figure humaine; puis le voilà de nouveau travesti en montagne, puis en arc-en-ciel. Mais toutes ces transformations lui réussissent mal contre le fils du Soleil; après de vains efforts, il en est réduit à disparaître encore une fois, sauf à revenir plus tard pour tenter un nouvel assaut plus heureux 2.

Un secours inattendu vient encore fortifier Karna, qui ne semble pas en avoir grand besoin : c'est celui d'Alâyoudha, rakshasa comme Ghatotkatcha, et qui a contre lui une vengeance personnelle à vider. Alâyoudha jadis avait eu pour ami Hidimba, le fameux géant, qui avait été tué par Bhîma, et dont l'indigne sœur s'était livrée au meurtrier de son frère et au père de Ghatotkatcha. Il vient offrir ses services à Douryodhana, qui les accepte avec reconnaissance; et tous les Kourous reprennent bon espoir en voyant leur nouvel auxiliaire. En effet Alâyoudha dégage en quelques instants Karna des attaques de Ghatotkatcha; et, se choisissant le plus vaillant des Pandavas pour adversaire, c'est à Bhima qu'il s'adresse. Bhima, tout fort qu'il est, risquerait de succomber à ses coups, si Krishna et Ardjouna n'étaient envoyés à son secours par Youddhishthira. Krishna lui-même ne se croit pas suffisant pour une lutte de ce genre, et il appelle Ghatotkatcha, en sa qualité de rakshasa, pour combattre et écraser le rakshasa Alâyoudha3.

Voilà donc les deux monstres mis aux prises l'un avec l'autre. Après s'être porté mutuellement des coups épouvantables, mais inutiles, ils commencent tous deux leurs prestiges magiques; ils font tomber, chacun à leur tour, des torrents de pluies et de pierres, des foudres et des tonnerres. Ensuite ils se battent à coups de montagnes, que leurs bras manient comme des armes légères. Mais Alâyoudha est le moins adroit, si d'ailleurs il est aussi fort; et, d'un mouvement aussi rapide que l'éclair, Ghatotkatcha le saisit aux cheveux et lui coupe la tête, qui, lancée par le vainqueur, vient rouler aux pieds de Douryodhana. Le monarque des Kourous est au désespoir; il voit s'évanouir, par la mort d'Alâyoudha,

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1 Mahabharata, Dronaparva, çloka 7950. — Ibid. çloka 8003. 3 Ibid. çloka 8074. Ibid. çlokas 8100 et suivants. J'abrége beaucoup tous ces détails, qui ne présentent pas assez d'intérêt; mais je tiens à en conserver au moins le caractère général, pour qu'on sache à quelles puérilités se complaît le génie hindou. Vraiment c'est par trop méconnaître les règles du goût que de comparer le Mahâbhârata à l'Iliade, même de très-loin.

tous les projets qu'il avait formés. Alâyoudha avait juré de tuer Bhîma ; et, Bhîma une fois mort, il était facile de réduire les Pandavas à demander la paix et à se soumettre. Du moins, tel était le rêve que caressait Douryodhana, comptant sur la vengeance dont Alâyoudha se croyait assuré. Mais Ghatotkatcha, qui vient de réussir si bien contre un rakshasa de son ordre, n'est pas également heureux contre Karna. C'est en vain qu'il l'attaque avec ses armes les plus puissantes et avec toutes les ressources de sa magie; toutes ses habiletés et ses violences sont inutiles. En désespoir de cause, il ne trouve pas de meilleur expédient que de se rendre invisible. Ce serait fort bien s'il pouvait se soustraire à la vue de Karna, afin de l'accabler plus aisément. Mais, en se rendant invisible, il s'éloigne, et de fait il cesse le combat. Ce n'est pas, d'ailleurs, pour longtemps; à sa place il envoie un nuage sinistre portant dans ses flancs une pluie de feux, de pierres, de flèches, de dards, de traits, d'armes de toute forme et de toute dimension, qui tombe sur l'armée des Kourous et l'écrase. Les Kourous épouvantés ne pensent qu'à la fuite. Karna seul fait tête à cet affreux orage, et il garde tout son sangfroid. Les soldats, dans leur frayeur, crient de toutes parts à leur général de se servir de la lance divine et infaillible qu'Indra lui a jadis remise, en échange de ses pendeloques et de sa cuirasse naturelles. Karna se décide à prendre en main cette arme terrible, dont il ne devait se servir que contre Ardjouna ou contre Bhîma. Il marche sur le lâche rakshasa, qui a reparu et qui, en voyant cette lance inévitable, ne pense plus qu'à fuir. Mais la lance l'atteint, lui perce le cœur et le jette mort sur le sol. Puis cette arme incomparable s'élève d'elle-même dans les airs, où elle s'embrase, et elle va parmi les étoiles occuper la place qui lui appartient. Le rakshasa, en tombant à terre, écrase une partie de l'armée des Kourous, tant son corps est immense. Cependant les Kourous sont pleins de joie en contemplant la chute de leur ennemi.

Il semble que le deuil devrait affliger l'armée des Pandavas, frappée d'une perte aussi douloureuse. En général, en effet, on est triste; mais Krishna est, tout au contraire, enivré de joie; dans ses transports, il se jette deux fois au cou d'Ardjouna, qu'il embrasse avec effusion; il danse, il gambade dans son délire, et il étonne son ami par ces démonstrations intempestives. Ardjouna ne peut s'empêcher de demander à Krishna la cause de cette joie inexplicable. Mais Krishna n'est pas embarrassé; son bonheur, qu'il témoigne si vivement, vient de ce que Karna est désarmé. Il a perdu sa lance qui le rendait invincible, et le

'Mahabharata, Dronaparva, çlokas 8140-8172.

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