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grammatical de la nation française ne se montra capable que d'un travail de régularisation qui établit le règne des nouvelles analogies; au contraire, dans les siècles d'origine, l'esprit grammatical des populalations romanes (car ici il ne faut plus considérer seulement la France, mais il faut étendre le regard à l'Italie et à l'Espagne) se signala par des combinaisons nouvelles, dont quelques-unes appartiennent justement à la conjugaison.

La cause des destructions grammaticales, essentielle et toujours efficiente, est le renouvellement même des générations. Chaque génération, ayant quelque chose de différent de celle qui la précède, apporte aussi quelque chose de différent dans la langue. Ces mutations, bien que petites à chaque fois, s'accumulent et finissent par produire de grands effets. Voyez, soixante générations nous séparent seulement du m° siècle, où l'on parlait latin, et les changements ont été tels, que, si l'on mettait le soixantième aïeul devant le soixantième petit-fils, ils auraient besoin d'un interprète. Il est vrai que ces mutations inévitables, et que j'appellerai naturelles, sont de temps à autre accélérées par des circonstances accidentelles. Au premier rang de ces accidents, on doit mettre le mélange brusque de populations étrangères l'une à l'autre. C'est ainsi que l'invasion germanique hâta considérablement la mutation que le latin subissait peu à peu. C'est ainsi encore qu'au xiv siècle, sur une moindre échelle sans doute, mais non sans une efficacité réelle, la concentration administrative, faisant graviter les provinces autour d'une capitale et réduisant leurs dialectes en patois, brusqua les changements par des mélanges hétérogènes, et effaça, avec la déclinaison diminutive qui avait été conservée, un caractère essentiel de synthèse et de latinité. A ces circonstances prépondérantes il en faut ajouter d'autres, qui, pour être accessoires, n'en ont pas moins une certaine efficacité : les grandes infortunes sociales, toujours accompagnées de grands désordres, la diminution des influences littéraires, et, par suite, l'affaiblissement de ce qu'on pourrait nommer les mœurs grammaticales.

On a de cela un exemple notable dans l'anglais; cas excellent parce qu'il est beaucoup plus récent que le cas roman. Une langue germanique florissait en Angleterre; elle avait sa structure riche et complexe comme est celle de l'ancien haut allemand ou du gothique; elle régnait dans les écoles; elle produisait des livres, et était manifestement destinée au même développement que les autres idiomes germaniques restés sur le continent. Tout à coup survient l'invasion normande; la conquête est violente et spoliatrice; elle opprime les vaincus; elle impose sa langue et relègue l'autre dans le parler populaire. Au bout d'une certaine durée,

le parler populaire triomphe, mais il sort de cette rude élaboration tout déformé et tel que l'œil même de sa mère germanique a peine à le reconnaître. Puis de ces déformations, la culture, corrigeant et développant, crée la belle langue anglaise.

La vie des langues est dans la lutte entre l'archaïsme et le néologisme; l'archaïsme qui conserve, le néologisme qui renouvelle. Maintenant qu'on a l'historique du français sous les yeux, on peut voir de siècle en siècle arriver une masse de nouveaux mots et de nouvelles locutions. Mais ce serait abuser du terme de néologisme que de l'appliquer à ces révolutions qui changent le type de la langue, comme dans le latin par rapport aux idiomes romans, dans l'anglo-saxon par rapport à l'anglais. C'est une crise; quand elle est achevée, apparaît un organisme grammatical dérivé du parent, mais autrement constitué.

La force restauratrice qui refait un organisme s'empare de certains éléments que la décomposition a rendus disponibles, les employant à des fonctions pour lesquelles ils n'étaient pas destinés. Et ceci n'est point une force occulte, mais bien une force positive, c'est-à-dire une mise en jeu de propriétés inhérentes à ces éléments. Étant grammaticaux par leur nature et leur origine, ils prennent place dans les nouveaux arrangements selon leurs affinités grammaticales; et c'est ainsi qu'inconsciemment, mais organiquement, se formèrent les combinaisons qui, au moment de la crise, renouvelèrent le latin en langues romanes. Le grammairien secret qui a opéré sur tout le territoire roman cette œuvre mémorable, c'est l'affinité grammaticale, très-comparable à l'affinité organique qui détermine la composition d'un corps vivant.

Cette remarque s'applique naturellement à la conjugaison romane et, en particulier, à la conjugaison française, qui est l'objet du travail de M. Chabaneau. L'élément disponible se trouva le verbe habere, et l'on va voir comment il intervint, étant doué de modes, de temps, de personnes, c'est-à-dire possédant toutes les affinités grammaticales qui lui imposaient un rôle déterminé.

On sait que le latin n'avait qu'un seul prétérit, amavi signifiant à la fois j'ai aimé et j'aimai. Mais on sait en même temps que, dans la meilleure latinité et la plus correcte, il y avait des locutions comme celles-ci : habeo scriptas litteras, vectigalia quæ collecta habeo, habeo pactam sororem. Il est vrai, suivant la remarque très-juste de M. Chabaneau, que dans de telles phrases se trouvent, en général, deux idées exprimées, et que, par scriptas habeo litteras, on dit plus que par scripsi litteras; car on fait entendre, en outre, que la lettre écrite est sous la main. « Mais, de là, dit « M. Chabaneau on arriva facilement à employer habere dans beaucoup

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« de circonstances (habeo pactam sororem, par exemple) où le complé <«<ment ne peut pas être considéré comme possédé par le sujet, où il « n'y a conséquemment qu'une idée, et, de bonne heure, sans doute, on « en vint à ne pas séparer dans la pensée les deux éléments de l'expression «de cette idée; en sorte que habeo n'eut plus d'autre valeur que celle << d'une simple flexion, et que habeo pactam sororem ne signifia rien de plus que desponsavi sororem. »

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Ainsi détaché de sa signification réelle et de son emploi propre, habeo devint disponible pour un autre service. Le futur latin offrait de grandes difficultés aux langues romanes; il est, comme on sait, de deux formes, en bo et en am. La forme en bo pouvait, à la rigueur, se transformer, bien qu'elle offrît des risques de confusion avec l'imparfait en bam. On en a un exemple dans un futur sinon en bo, du moins en o, que le vieux français avait gardé, je veux dire j'ere, qui représente eram et ero. Mais la forme en am était tout à fait désespérée; en effet lego et legam, transformés en roman, seraient si voisins l'un de l'autre, que l'usage en aurait été très-incommode. C'est sous l'influence de ces difficultés que le choix, certainement intelligent, mais pourtant inconscient, qui préside à ces opérations, alla chercher l'élément habeo pour le conjoindre à l'infinitif et en produire un futur irréprochable quant au fond et à la forme.

M. Chabaneau analyse avec finesse et exactitude le rôle de l'auxiliaire habeo dans le passé et le futur. Non-seulement il a perdu sa signification propre, qui est tout à fait éteinte, mais encore il n'a plus d'autre fonction que d'indiquer la circonstance de personne, de nombre et de mode. Le passé est noté par le participe; le futur l'est par l'infinitif.

Il en est de même de l'auxiliaire être, au passé, dans les verbes qui le prennent au lieu de l'auxiliaire avoir. Dans je suis tombé, le passé est marqué par tombé; la personne, le nombre et le mode, par je suis, qui n'a plus que le rôle d'un affixe.

M. Chabaneau note avec raison que tout autre est le rôle du verbe étre dans la voix passive. A proprement parler, il n'existe pas en français de voix passive, le passif consistant en désinences spécifiques, comme amor, legar, amer, etc. On y a suppléé par une réunion de l'auxiliaire être avec le participe passif latin. Mais là, dans cette réunion, l'analyse est complète; tandis qu'au parfait et au futur de l'actif l'auxiliaire avoir ne joue le rôle que d'un affixe, ici le verbe être garde son indépendance entière et la plénitude de sa signification, à côté du participe qui figure avec la fonction d'attribut.

L'actif aussi aurait disparu, si une semblable analyse s'y était introduite. Il suffisait de séparer le verbe de l'attribut, et de dire: je suis lisant,

j'étais lisant, etc. En cet état il y a une signification active, mais il n'y a plus de forme active, pas plus que dans notre passif il n'y a de forme passive. Cette analyse a pris pied dans la langue anglaise, et on y dit I am reading, I was reading; mais, au lieu de constituer l'actif à l'aide de cet artifice, elle s'en est servie pour établir une nuance dans le présent ou dans le passé, I am reading signifiant que je lis en ce moment, tandis que I read signifie je lis en général. C'est de la même façon que les langues romanes ont employé le verbe habere pour distinguer deux passés dans l'unique prétérit latin, j'ai lu et je lus répondant au seul legi.

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Les bonnes théories portent leurs fruits; et de la sienne, où il considère les auxiliaires avoir et être comme de simples affixes, M. Chabaneau tire une très-satisfaisante explication de la manière dont les langues romanes conjuguent le verbe réfléchi: «Conjuguer, dit-il, avec l'auxiliaire être, des verbes ayant un complément direct ne cons«titue nullement une anomalie, comme le croient des grammairiens. « L'erreur provient de ce qu'ils ne se rendent pas compte du rôle de <«<l'auxiliaire en composition, rôle qui se réduit à tenir lieu de flexions. « Au parfait comme aux autres temps composés, nos verbes ont leur «flexion séparée du thème; cette flexion, qui est ai, si le sujet est agent, <«<se change en suis, s'il est en même temps patient; mais il n'y a rien de changé pour cela dans les rapports du verbe avec son complément. «Dans je me suis frappé, par exemple, me est le complément de suis «frappé, comme il le serait de ai frappé dans la phrase supposée plus « correcte je m'ai frappé, comme il l'est de frappe dans je me frappe; et <«<l'on n'est pas plus fondé à le considérer comme le complément de suis « dans le premier cas, et de ai dans le second, qu'on ne le serait, dans «<le troisième, à séparer du thème la flexion e pour le lui attribuer «< comme régime. Je me suis vengé, pour prendre un autre exemple, est identique, pour la forme comme pour le fond, à me ultus sum. Dira«t-on aussi que me est ici le complément de sum? Évidemment non; <«< ou qu'il est anomal de donner un complément direct à un verbe au«quel un temps de sum sert de flexion? Evidemment encore personne « ne s'en étonne. Qu'on ne s'étonne donc pas davantage de voir, en fran«çais, des verbes conjugués avec être, dans les temps composés desquels <«< cet auxiliaire ne joue pas d'autre rôle que sum dans ceux des verbes « déponents latins, recevoir, comme ceux-ci, un complément direct. >> J'approuve tout ce qui précède, sauf l'assimilation de notre participe passé avec le participe passé déponent latin; vengé, frappé, n'ont jamais signifié ayant vengé, ayant frappé. Notre parfait j'ai frappé vient non d'un

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participe passé assimilé au déponent latin, mais, certainement, historiquement, des constructions déjà citées habeo scriptas litteras, etc. Aussi, vu le sens passif qu'a par son origine le participe passé, l'analyse grammaticale de ces verbes est une forme passive rendue réfléchie par l'adjonction du pronom personnel; je suis frappé est devenu réfléchi par l'influence du pronom me. (Voy. mon Histoire de la langue franç. t. II, p. 307 et suiv.) Il faut ajouter que les langues romanes se trouvèrent embarrassées pour ces cas: le latin a bien me verberavi, mais il n'a pas habeo me verberatum. Elles pouvaient dire et elles ont dit quelquefois je m'ai frappé; toutefois l'idée du passif les inclina vers l'auxiliaire être, lequel, d'ailleurs, s'introduisait pour rendre le passé de plusieurs verbes neutres, je suis venu, etc.

C'est de la même façon qu'on peut faire disparaître l'anomalie que présente toute une classe de nos verbes réfléchis, ceux que j'appellerai réfléchis neutres. Tels sont: s'écrier, s'enfuir, se taire. Cette classe, qui est maintenant fort limitée, n'avait anciennement, pour ainsi dire, pas de limites; et l'on disait se dormir, se gesir, etc. Que signifient se dormir, se gesir, et comment le français en est-il venu à transformer dormire, jacere, en verbes réfléchis? Plus le français est ancien, plus il en faut chercher les causes dans le latin. Le latin employait au passif les verbes neutres, mais seulement à l'état impersonnel: dormitur noctu, ce qui pourrait, à la rigueur, se traduire par : il se dort la nuit. Notre vieille langue, trouvant cette tournure, s'est contentée d'en ôter l'impersonnalité, et elle a dit dans la Chanson de Roland :

Charles se dort, nostre emperere magne.

Si l'on compare la forme simple et la forme réfléchie, il va et il se va, il fuit et il se fuit, il tait et il se tait, il écrie et il s'écrie, il dort et il se dort, il git et il se git, et qu'on essaye de recevoir l'impression qui en ressort, on reconnaît que ce qui la détermina fut de rendre plus sensible le retour de l'acte sur le sujet, et, si je puis ainsi parler, moins sec le verbe neutre. De la sorte les langues romanes en vinrent à créer une sorte de voix moyenne au sens de la grammaire grecque, mais bornée aux verbes neutres uniquement. De cette création, le français fit un emploi particulier: il rendit neutre un certain nombre de verbes naturellement actifs, et, par ce mode de conjugaison, les transforma en ces neutres moyens. Ainsi enquérir, rendu neutre, a donné il s'enquiert de ce qui se passe, où il faut voir non il enquiert soi, mais il est enquérant de ce qui se passe. Connaître, rendu neutre, a donné: il se connaît en tableaux, où il faut voir non il connaît soi en tableaux, mais il est connaissant en

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