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<«<celets y figuraient les oies aquatiques; et les chevelures des guerriers << en étaient les gazons, etc. 1»>

J'ai tenu à faire cette citation parce que cette peinture du carnage a tellement charmé l'auteur, et certainement aussi ceux qui le lisent, qu'il l'a répétée au moins cinq ou six fois, sinon mot pour mot, au moins pour les idées, dans ce seul chant du Dronaparva. Il est impossible que le mauvais goût soit poussé plus loin; et notre pauvre Brébeuf, qui, traduisant la Pharsale,

Entassait sur les rives

De morts et de mourants cent montagnes plaintives,

était un vrai modèle de goût et de sobriété exquise auprès de Vyâsa. Mais qu'aurait dit Boileau, s'il eût connu le Mahâbhârata, et que sa critique indignée fût tombée sur le morceau que je viens de rappeler! Pour montrer encore une fois combien l'esprit hindou est loin de l'esprit grec, je cite le passage de l'Iliade où Homère représente Achille, furieux de la mort de Patrocle, portant le carnage dans les rangs troyens. Voici les quelques vers du poëte, et la peinture qu'il fait en des traits concis et achevés 2:

Partout du sang des morts le sol est ruisselant...
Tels d'Achille en fureur les immortels chevaux
Broyaient les morts, les dards; et les essieux rapides

500 Et les jantes du char étaient toutes livides
Du sang qui jaillissait sous les pas des coursiers.
Mais lui veut conquérir la gloire des guerriers
En se souillant les mains de ce carnage horrible.

Malgré tant d'exploits, Drona ne peut pas remplir sa promesse; et, loin de prendre Youddhishthira ou même d'écarter Ardjouna, comme il s'en était flatté, il voit ses troupes défaites s'enfuir devant Ardjouna et son frère Bhîma. Il parvient, durant quelques moments, à rétablir le combat; mais bientôt il doit céder aussi comme ses soldats; tout ce qu'il peut faire, c'est de les ramener en assez bon ordre. La nuit arrive, et l'on conclut une trêve. Les Kourous sont consternés de cet échec de leur généralissime, et les Pandavas sont, au contraire, dans la plus vive exaltation; pour le lendemain, ils attendent tout du courage indomptable d'Ardjouna, que personne n'a surpassé dans ce dernier combat.

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Mahabharata, Dronaparva, çlokas 502-512. Iliade, chant XX, vers 494508. Mahabharata, Dronaparva, çloka 636 et suiv. — Ibid. çloka 672.

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Les Kourous tiennent dans la nuit un conseil de guerre. Drona, assez honteux de sa déconvenue, revient à sa proposition et demande de nouveau qu'on écarte Ardjouna; à cette condition, il affirme que le roi Youddhishthira ne lui échappera pas. Aussitôt le roi des Trigartains et avec lui ses quatre frères s'engagent par serment à provoquer Ardjouna, et, par conséquent, à l'éloigner de Youddhishthira, qui alors restera sans défense et pourra tomber aux mains de Drona1. Le serment des cinq frères est répété avec les formules sacramentelles par une foule de princes suivis de leurs armées; ce sont ainsi plus de cent mille combattants qui se conjurent contre Ardjouna. Sur-le-champ Ardjouna, qui est sans doute averti par ses espions, est excité par cette provocation, qu'il accepte, et il obtient de son frère Youddhishthira de se détacher du gros de la bataille et de marcher séparément contre les conjurés, qu'il ne craint pas. Youddhishthira ne peut refuser une demande si utile et si courageuse; et Ardjouna, pour montrer sa joie et annoncer sa marche, se met à sonner de la conque. Le son formidable épouvante tout le camp des Kourous, et les chevaux mêmes des guerriers ne sont pas moins effrayés que ceux qui les montent 2.

Comme on pouvait s'y attendre, Ardjouna déploie une valeur merveilleuse. Les conjurés, tout nombreux qu'ils sont, prennent la fuite devant lui. Mais, pendant qu'il fait tout plier sous son bras, Drona tente une attaque sur Youddhishthira, qu'il veut toujours faire prisonnier. Pour mieux réussir, il forme son armée dans l'ordre de Garouda3. En d'autres termes, il donne aux différents corps de son armée la figure d'un oiseau par la disposition respective qu'il leur fait prendre. Drona fut le bec de l'oiseau; Douryodhana, avec ses frères, en fut la tête, tel autre prince en fut les yeux, tel autre le cou, tel autre encore le dos, ou la queue, et surtout les ailes. Drona, qui comptait beaucoup sur cette stratégie supérieure, réussit d'abord d'une manière signalée; il parvient jusqu'à Youddhishthira, qui, pour se soustraire à la captivité, n'a pas d'autre ressource que de fuir 5. L'armée imite l'exemple venu

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'Mahabharata, Dronaparva, çlokas 688-708. Ibid. çlokas 731 et 790. 3 Ibid. çloka 795. Les généraux hindous paraissent attacher une extrême importance à la forme qu'ils donnent à leurs armées; mais leur stratégie est bien étrange. * Ibid. çloka 796. — Ibid. çloka 875. Ici se retrouve, du çloka 892 au çloka 899, une nouvelle description de carnage dans le genre de celle que j'ai esquissée un peu plus haut. C'est toujours le même fleuve de sang avec les mêmes flois, les mêmes débris qu'il charrie, d'hommes, de chevaux, d'éléphants, de chars, d'armes, d'habits, de parures guerrières, etc. C'est une peinture toute fantastique, et qui est, en outre, d'une complète monotonie.

de si haut, et elle fuit aussi vite que son roi. Les Pandavas sont vaincus sur cette partie du champ de bataille, et les Kourous triomphent. Mais ce n'est pas pour longtemps. Bhîma et Ardjouna arrêtent les fuyards et rétablissent le combat, qui se poursuit avec plus d'acharnement que jamais. Bhîma se signale en tuant de sa main un éléphant d'une grosseur énorme qui portait la terreur dans tous les rangs; et Ardjouna se hâte de marcher sur les conjurés, qui sont aussi désireux de le joindre et de l'accabler 1. Malgré leur nombre et leur vaillance, Ardjouna en a bientôt fait d'eux; il échappe à tous leurs coups; il les écrase euxmêmes sous les siens, et il demeure, toujours plein de force et de dévouement, auprès de Youddhishthira pour le protéger contre Drona, qui peut bien le faire fuir, mais qui ne peut pas le prendre. La nuit arrive, et les deux armées se retirent pour goûter le repos nécessaire, sans que Drona ait pu tenir la promesse faite par lui au roi Douryodhana. Le roi des Pandavas est toujours libre 2.

Le lendemain le combat s'engage de nouveau; et ce jour-là, qui n'est pas d'ailleurs plus décisif, les deux armées sont affligées par un événement douloureux : c'est la mort d'Abhimanyou, fils d'Ardjouna, qui sort à peine de l'enfance et qui n'est pas encore entré dans la jeunesse. Mais l'héroïsme n'attend pas les années, et Abhimanyou, tout jeune qu'il est, paraît un des plus puissants défenseurs de la cause des Pandavas. C'est Youddhishthira lui-même qui envoie cet adolescent à la bataille; il a senti la veille toute la valeur de Drona, et il ne trouve aucun guerrier plus capable de l'arrêter que le jeune Abhimanyou. Provoqué par son roi, le précoce guerrier ne peut pas hésiter, et il accepte la rude tâche de faire tête à Drona 3. Les chefs les plus illustres et les plus éprouvés, Bhîma, Dhrishtadyoumna, Sâtyaki, Droupada, se rangent derrière Abhimanyou et déclarent qu'ils le suivront quand il entrera dans l'armée ennemie. Dans cet entraînement général, il n'y a que le cocher du prince, Soumitra, qui voit le péril extrême auquel son maître s'expose si aveuglément. Soumitra veut faire quelques remontrances; mais Abhimanyou n'écoute pas de si timides conseils, et il donne l'ordre à son cocher d'aller de l'avant“.

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1 Mahabharata, Dronaparva, çloka 1208. La conjuration dont on avait fait tant de bruit n'aboutit même pas à un combat douteux. Les conjurés sont écrasés en un instant. - 2 Ibid. çloka 1450. — 3 Ibid. çloka 1519. Dhritarâshtra lui-même s'attendrit avec sa douceur ordinaire sur le sort de l'infortuné jeune homme; il ne se trouve pas mal et ne tombe pas sans connaissance quand Sandjaya, son interlocuteur, lui annonce la mort du prince; mais il lui demande avec anxiété tous les détails de cette mort touchante. Ibid. çlokas 1539-1549.

Abhimanyou débute par les plus brillants exploits, et tout plie d'abord devant lui; un fils d'Ardjouna ne peut pas faire moins. Karna lui-même, qui vient de voir son frère tué à ses côtés, est contraint de céder, et il se retire devant un enfant. Bien d'autres guerriers non moins braves ne sont pas plus heureux. Douryodhana, venu de sa personne, est obligé de tourner le dos. Ceux qui veulent tenir de pied ferme succombent après une vaine résistance1. Lakshmana, fils de Douryodhana, est abattu, à la grande douleur de son père. Vrihadbala, roi de Koçala, est tué aussi; une foule d'autres sont tués également. Mais les Kourous reviennent à la charge; et, dans un duel rapide et meurtrier, Açvatthâman, fils de Douççâsana, et neveu de Douryodhana, a raison enfin d'Abhimanyou, et il l'écrase sous deux coups de massue effroyables 2.

La mort du jeune prince jette la joie dans le camp ennemi; mais, dans le camp des Pandavas, chacun gémit sur une fin prématurée que tant de courage aurait dû conjurer. Mais c'est surtout Youddhishthira qui est plongé dans le chagrin; il se fait les plus amers reproches; car c'est lui qui a envoyé Abhimanyou au combat et qui a excité son ardeur, quand, au contraire, il aurait dû prudemment la retenir, comme oncle et comme roi. Pendant qu'il est ainsi livré à ses regrets, qui sont presque des remords, le grand anachorète Krishna-Dvaipayana, le compilateur des Védas, et même du Mahâbhârata3, paraît tout à coup devant lui, sans que rien ait annoncé son arrivée. Le roi désolé lui conte aussitôt sa peine; et le sage cherche à le consoler en lui disant que le jeune prince est monté au svarga, séjour de la félicité éternelle, et qu'il a succombé au destin plus honorablement que la plupart des héros. Youddhishthira semble goûter assez bien ces consolations, toutes banales qu'elles sont; mais une parole de l'anachorète a vivement frappé le roi. «Ils sont morts!» a dit Krishna-Dvaipâyana, en parlant de tant de guerriers, ou contemporains ou antérieurs. «Ils sont morts! Qu'est-ce <«< donc que signifie ce terrible mot, la mort? D'où vient la mort? Qui «<en est le maître? Comment enlève-t-elle les créatures soumises à son <«< empire? » Telle est la grave question que Youddhishthira pose à l'anachorète qui l'honore de sa visite *.

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Il y a là, comme on le voit, matière à quelque grande dissertation

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Mahabharata, Dronaparva, çlokas 1832 et suiv. — Ibid. çlokas 1937 et suiv. 3 Ibid. çloka 2004. Sur le rôle de Krishna-Dvaipâyana, auteur du Mahâbhârata, et rédacteur des mantras védiques, voir le premier article, Journal des Savants, cahier d'août 1865, p. 475 et suivantes. — Ibid. cloka 2020.

dans le genre de la Bahgavad Guîtâ; et cette analyse de la mort, faite par des guerriers sur un champ de bataille, pourrait avoir une sorte d'à-propos et même de profondeur. Mais à cette redoutable question la sagesse de Vyâsa fait une réponse bien étrange et bien insuffisante. Je l'abrége, parce qu'elle est démesurément prolixe; mais les traits. que j'en conserverai seront assez exacts pour qu'on puisse juger ce qu'elle est. D'abord Krishna-Dvaipâyana élude un peu pour lui-même cette rude tâche; et, au lieu d'essayer d'éclaircir personnellement les doutes de Youddhisthira, il lui raconte une ancienne histoire que le grand Nârada raconta, dit-on, jadis au roi Akampana. Père infortuné, Akampana avait aussi perdu un fils; et Nârada vint le consoler, comme Dvaipayana console Youddhishthira de la perte d'un neveu si regrettable'. Il va donc exposer l'origine sublime de la mort, et, si Youddhishthira sait bien comprendre cette explication, elle pourra le guérir de son chagrin, « qui naît des liens de l'affection. » Cette légende fortunée vaut la lecture des Védas eux-mêmes; si on l'écoute en la méditant tous les jours comme les écritures sacrées, elle peut donner aussi bien qu'elles la prospérité constante et l'inébranlable bonheur 2.

Le roi Akampana avait donc perdu son fils Hari, tué dans une bataille où il avait été victorieux. Le père se lamentait dans sa douleur, quand le Dévarshi Nârada, le prenant en pitié, vint lui expliquer ce que c'était que la mort, et apaisa de cette manière son cuisant chagrin. Suivant Nârada, qui ne fait lui-même que répéter une vieille tradition, les êtres sortis des mains de Brahma, l'aïeul des mondes, n'étaient pas sujets à la mort, quand ils furent créés. Mais Brahma, enflaminé de colère contre son œuvre, fit naître un feu qui consumait l'univers avec tous les êtres mobiles et immobiles. La terre, émue de pitié et soutenue par Çiva-hara-Sthânou, le souverain de la nuit, implora le dieu; et Brahma consentit à éteindre l'incendie. Mais en même temps il fit naître une femme qui descendit des cieux et à qui il dit : «Mort! sou« veraine de la terre, extermine ces créatures; c'est ma colère qui t'a « donné naissance; tue tous ces êtres depuis l'idiot jusqu'au savant. >> Quoique créée tout exprès, la femme ne veut pas accepter cette rude mission, et elle supplie Brahma de la lui épargner. Mais le dieu reste inflexible; et la jeune femme va se préparer à ce cruel office en se livrant, pendant plusieurs milliards d'années, à des austérités effrayantes

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Mahabharata, Dronaparva, çlokas 2024 et suivants. Le roi Akampana n'est pas, d'ailleurs, connu autrement que par ce passage du prême. - Ibid. Dronaparva, çloka 2041.

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