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coup sur le premier argument, il le remplace par un autre qui le contredit tout à fait et ne laisse plus rien subsister ni de la perfection du monde, ni de l'éternité de la volonté divine. On observe chez l'homme, dit Pomponace, une volonté contingente et variable, une volonté accidentelle, comme l'appelle Aristote. Pourquoi donc ce genre de volonté serait-il exclu de la nature divine? Par exemple, le monde aurait pu être plus grand ou plus petit. Au lieu d'un seul monde, Dieu aurait pu en produire plusieurs; il aurait pu le rendre plus parfait qu'il n'est. S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il ne l'a pas voulu, il n'est pas besoin d'en chercher une autre cause. Voilà ce qu'on peut appeler une absurdité préméditée ou un sanglant sarcasme à l'adresse de ces esprits routiniers qui passent par-dessus les plus énormes difficultés, pourvu qu'on y réponde par un syllogisme en forme. Il n'y a pas un seul mot de ce raisonnement qui ne soit la négation directe de tout ce qui a été tout à l'heure démontré avec tant de soin. Une volonté accidentelle est absolument incompatible avec une volonté éternelle. Puisque le monde, tel qu'il existe, est la plus haute expression de la pensée divine, il ne saurait être autre, il ne saurait être meilleur qu'il n'est. Enfin, puisque l'unité, qui est dans l'essence divine, doit se manifester aussi dans l'œuvre de Dieu, il n'est pas admissible qu'il aurait pu exister plusieurs mondes indépendants les uns des autres, ou que l'univers aurait pu ne pas former l'ensemble harmonieux dont il nous offre le spectacle. Aussi Pomponace, afin de ne laisser aucun doute sur son intention, a-t-il la précaution d'ajouter : « Pour des oreilles de philosophes, tout ce que <<< nous venons de dire est un tissu d'extravagances; mais c'est notre « devoir de nous conformer à l'autorité de la sainte Écriture 2. »

Il est une autre question que Pomponace n'a pas traitée avec moins de liberté que celle de l'origine des choses : c'est la question de la Providence dans ses rapports avec la liberté humaine. Il est nécessaire, selon lui, que le philosophe qui aborde ce sujet se prononce pour l'un ou l'autre de ces trois systèmes : le système d'Aristote, celui des stoïciens et le dogme chrétien. Selon le système d'Aristote, tout se lie et s'enchaîne dans l'univers, tout est soumis aux révolutions des astres, tout mouvement est l'effet nécessaire d'un mouvement antérieur. Une telle doctrine semble exclure à la fois la Providence et la liberté, et

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'De Futo, lib. V, c. ix. « Deus potuisset facere universum majus et minus quam « hoc sit. Quod autem non fecerit est quoniam noluit, etc. » Et quamquam auribus philosophorum ista videantur deliramenta, tamen standum est auctoritati « canonicæ Scripturæ. » (Ubi supra.)

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cependant Aristote les reconnaît toutes deux; il est donc doublement inconséquent. Puis la Providence, telle qu'il la conçoit, en supposant qu'elle soit possible avec ses idées sur la structure de l'univers, renferme une autre inconséquence. Il ne veut pas qu'elle puisse descendre audessous de l'orbite de la lune et exercer son action sur la terre. Il lui défend également de s'occuper d'autre chose que des espèces et des genres, et des lois générales de l'univers. Mais pourquoi ces deux restrictions? Est-ce que la terre ne fait point partie du monde? Est-ce que dans les espèces ne se trouvent point compris les individus? dans les lois générales les faits particuliers? Autant l'athéisme que cette façon de comprendre les relations de Dieu avec l'humanité 1.

Le stoïcisme, acceptant l'idée de la Providence et repoussant celle de la liberté, a, du moins, le mérite de ne pas se contredire; mais il donne prise à d'autres objections non moins graves que celles qu'on peut faire contre la doctrine péripatéticienne. Si l'homme n'est pas libre, s'il n'est qu'un instrument dont se sert la Providence pour accomplir ses desseins, alors c'est la Providence qui est l'auteur du mal, c'est à elle qu'il faut faire remonter la responsabilité du péché. S'il n'y avait que le mal physique, on ne pourrait pas en faire un sujet de reproche contre l'auteur des choses et la raison qui gouverne l'univers, car le mal physique n'est, à proprement parler, pas un mal; c'est la conséquence nécessaire de la multiplicité des êtres et de la diversité des existences. Par cela seul que les êtres sont multiples, il est impossible qu'ils soient infinis et que chacun d'eux en particulier possède la perfection. Les dons de l'existence sont partagés entre eux, ils les possèdent à des degrés divers, et cette variété que nous observons dans la nature est précisément ce qui en fait la beauté et l'harmonie. Mais il en est autrement du mal moral ou du péché. Le péché n'est pas nécessaire, le péché est un mal véritable, donc il ne saurait être attribué à Dieu, dont l'essence exclut le mal. Il ne saurait être attribué à la nature, qui est dans la main de Dieu. Il est l'œuvre de la liberté, que le stoïcisme ne reconnaît pas.

Le même reproche ne saurait être adressé au christianisme. Il admet la liberté et il admet la Providence; c'est par là qu'il se distingue, à son avantage, des deux autres systèmes; car ni la liberté, ni la Providence, quand on les considère séparément, ne peuvent être niées. L'idée de la Providence, c'est l'idée même de Dieu; un Dieu sans providence étant la même chose qu'un Dieu sans intelligence, sans bonté, sans

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raison, autant dire que l'absence de Dieu. La liberté est un fait d'expérience qu'aucun raisonnement ne saurait détruire. Nous sentons intérieurement que nous avons le choix de nos actions, que nous sommes les maîtres d'agir ou de ne pas agir. Il est vrai qu'on peut objecter à cela que nous n'agissons pas sans motif, que notre volonté est toujours déterminée par un raisonnement, et que la conclusion d'un raisonnement n'étant pas libre, la volonté ne l'est pas davantage. Mais Pomponace répond avec beaucoup de finesse que le raisonnement lui-même est en notre pouvoir, que nous avons le choix de l'interrompre ou de le poursuivre, et que c'est là certainement une preuve de liberté 2. Notre libre arbitre peut être gêné quelquefois par les motifs qui nous sollicitent dans un sens ou dans un autre, ils n'ont pas le pouvoir de le contraindre.

Mais, si la religion chrétienne reconnaît simultanément ces deux vérités incontestables, la providence divine et la liberté humaine, nous enseigne-t-elle le moyen de les concilier? Sans le dire expressément, Pomponace nous donne à entendre qu'il ne le croit pas, puisqu'il trouve le stoïcisme plus conséquent que le christianisme 3. Et, en effet, la prétendue conciliation qu'il emprunte à la philosophie scolastique n'était certainement pas de nature à satisfaire un esprit aussi difficile que le sien. La divine providence, dit-il, prévoit nos actions sans en être la cause directe; elle les prévoit comme contingentes en un sens, mais comme déterminées dans un autre; comme contingentes relativement au temps et comme déterminées relativement à l'éternité, parce que l'éternité confond tous les temps dans un instant indivisible. Par la même distinction on prouve que, sans faire tort à notre liberté, Dieu est cependant l'auteur de nos actions. Ce que vaut ce raisonnement dans son opinion, Pomponace nous le laisse apercevoir clairement forsqu'il ajoute que, dans la crainte de s'écarter de la vérité, il a voulu, ici comme partout où la religion est intéressée, se soumettre d'abord à l'Eglise romaine.

Ce n'est donc pas une apologie, c'est la critique du christianisme que Pomponace a voulu faire à propos de la Providence et de la liberté, comme il a fait celle du stoïcisme et de la doctrine d'Aristote. Il la poursuit en exprimant, en termes voilés, à la faveur d'une distinction, ce

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De Fato, lib. XXII, c. 1. —

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2 lbid., lib. III, c. 11. — Ibid., lib. XXII, c. VII. Ideo, salva veritate, et me subjiciendo in hoc et in cæteris Romanæ Ecclesiæ, « dicam quod Deus et talium actuum est causa, et talium actuum quoquomodo

« non est causa.» (De Fato, lib. III, c. xII; Fiorentino,

P. 444.)

qu'il pense de la prédestination et de la grâce. Selon lui, les dogmes de la prédestination et de la grâce ne doivent point être entendus dans un sens absolu, mais, au contraire, dans un sens restreint et purement relatif. Dire que les hommes sont prédestinés, d'une manière irrévocable, les uns au salut, les autres à la damnation, c'est les réduire au dernier terme du désespoir et les précipiter tous, prédestinés ou non, dans le vice et dans le crime 1. Dieu a voulu, au contraire, de toute éternité, que tous les hommes fussent bienheureux. Mais il y a deux espèces de beatitudes. Il y en a une qui appartient de droit à l'espèce humaine, en vertu des lois de sa nature (que debetur homini ex puris naturalibus) et à laquelle nous arrivons par le bon usage que nous avons fait de nos facultés. Un grand nombre de païens y sont parvenus en vivant d'une manière conforme à la loi naturelle. Il y en a une autre, d'un ordre plus élevé, que Dieu réserve à quelques hommes privilégiés, et qui, ne pouvant être acquise par nos moyens naturels, est nécessairement un don de la grâce 2. Mais, dans les limites mêmes où elle s'exerce, la grace ne suffit pas sans la liberté. En vain l'aurons-nous reçue, si nous n'en faisons pas un bon usage, elle ne nous conduira pas à la gloire, c'est-à-dire à la possession de la béatitude surnaturelle; il est même possible que nous en abusions à ce point que nous méritions de descendre au rang des réprouvés. Ce que nous appelons des réprouvés, ce sont simplement des hommes qui ont abusé de la grâce 3.

Les conséquences de cette libre exégèse ne sont pas difficiles à apercevoir. S'il y a une béatitude naturelle que l'on obtient nécessairement en obéissant fidèlement aux lois de la conscience, à quoi sert la béatitude surnaturelle? Et, si la grâce elle-même est impuissante sans la liberté, si la liberté a le pouvoir de la convertir en une cause de déchéance, de quel avantage est-elle pour l'homme? Pour Pomponace la prédestination et la grâce ne sont pas autre chose, en réalité, que les divers talents, les diverses aptitudes que nous avons reçues de la nature et qui nous assignent, dès notre naissance, la tâche que nous sommes appelés à remplir dans la société, la tâche qui ne peut cependant être accomplie que par la liberté. C'est par là que l'humanité nous présente, comme le croyaient les anciens, un abrégé de l'univers; car nous y trouvons la même variété et la même harmonie. C'est par là que la société forme un corps dont chaque individu peut être considéré comme un membre indispensable.

1. Certe istud est ponere homines in extremam desperationem et provocare omnes homines, sive prædestinatos, sive non prædestinatos, ad vitia et flagitia.» (De Fato, lib. V, c. vi. — Ibid. ibid., c. vii. — Ibid. ibid., c. vII.)- De Immort., c. XIV.

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On voit, par l'ensemble de ses opinions, que ce qui distingue Pomponace, non-seulement de ses devanciers, mais des philosophes de son temps, c'est l'esprit critique, dans la mesure où il lui est permis de l'exercer entre l'autorité encore toute-puissante de l'Église et le culte enthousiaste de l'antiquité. Pomponace passe en revue et soumet à sa libre appréciation non-seulement les systèmes philosophiques, tous ceux du moins qu'il connaît, mais les croyances religieuses, les dogmes essentiels du christianisme. En acceptant d'Aristote son système du monde, alors universellement consacré, et ses idées sur la nature de l'âme, ses doutes sur l'immortalité, il le contredit sur tous les autres. points, il le combat la tête baissée devant lui, dans l'attitude du respect et de l'obéissance. C'est de la même manière qu'il combat les dogmes chrétiens et le principe même de la foi, la croyance au surnaturel. C'est ainsi qu'il nous offre dans ses œuvres comme un essai d'une philosophie des religions et d'une philosophie de la nature. Il est rarement dogmatique comme les péripatéticiens de la vieille école et comme les platoniciens nouveaux. Il n'est pas sceptique non plus; le doute n'est pas pour lui un but. Il discute, il examine, il apprécie, il oppose les doctrines les unes aux autres pour obliger l'esprit humain à aller plus loin. Il croit au progrès quand le mot n'est pas encore inventé. Il croit que les sciences se forment peu à peu par accroissements successifs : Scientiæ fiunt per additamenta1. Il croit que le doute est nécessaire à notre avancement intellectuel. C'est par là beaucoup plus que par ses idées personnelles sur la nature de l'âme et celle de Dieu qu'il tient une place importante, sinon la première, dans la philosophie de la Renaissance, et qu'il a préparé l'avénement de la philosophie moderne.

AD. FRANCK.

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De Reactione, lib. XXII, c. 1; De Incantationibus, c. III.

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