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C'est ce qu'a très-bien compris M. Bouiller. Unissant la variété à l'exactitude et à la profondeur, ne séparant pas l'analyse des idées du récit des faits qui en sont la conséquence extérieure, il a pu, en restant strictement fidèle à son sujet, embrasser une période qui s'étend de la publication du Discours de la Méthode jusqu'à la fin de la carrière de M. Cousin, et passer en revue, sans distinction de nationalité, tous les hommes et toutes les œuvres qui ont laissé une trace dans les annales de la pensée humaine. Aussi les philosophes et leurs systèmes, quoiqu'ils tiennent naturellement la première place dans son beau travail, sont-ils loin de le remplir tout entier. A côté des noms de Descartes, de Gassendi, de Hobbes, de Spinosa, de Malebranche, de Leibnitz, il nous en offre un grand nombre d'autres qui se rattachent à des idées et à des occupations bien différentes des noms de théologiens et d'orateurs comme ceux de Bossuet, de Fénelon, d'Arnauld, de Nicole, de Sacy, de Quesnel, de Mabillon; des noms d'écrivains, de poëtes, de savants, de magistrats, comme ceux de La Fontaine, de Labruyère, de Pascal, de Fontenelle, de Claude Perrault, de Séguier et de Daguesseau; des noms de princes, de grandes dames, de personnages politiques, parmi lesquels nous citerons ceux du prince de Condé, de la princesse Élisabeth, de Christine, reine de Suède, des cardinaux de Retz et de Polignac, de Mme de Sévigné et de MTM de Grignan, sa fille, de la marquise de Sablé, de la duchesse du Maine. Il semble que le cartésianisme ait confondu toutes les sciences en une seule, qu'il ait supprimé les distances qui séparaient alors les différentes classes de la société, renversé les barrières qui s'élevaient entre le cloître et le monde, et fait des peuples les plus civilisés de l'Europe un seul et même peuple.

Ne pouvant pas suivre M. Bouiller dans la vaste carrière qu'il s'est tracée, nous nous bornerons à signaler les parties les plus importantes de son ouvrage, en nous arrêtant de préférence sur ce qui pourra donner une idée de sa saine critique et de sa solide érudition. Pendant quelque temps le nom de Descartes était parmi nous comme un cri de ralliement; on le prononçait à tout propos pour distinguer ses amis de ses adversaires, et l'on se croyait obligé d'être cartésien pour être spiritualiste. Cette époque est déjà éloignée de nous. Aussi M. Bouiller a-t-il fait acte de sagesse en se montrant dans sa troisième édition moins dogmatique que dans les deux précédentes. La vérité philosophique n'y a rien perdu, et la vérité historique, grâce à une exposition plus complète et plus fidèle des systèmes, y a beaucoup gagné.

Dans une histoire du cartésianisme, le point capital, c'est de faire

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connaître exactement la doctrine de Descartes, celle qu'il a lui-même développée dans ses écrits, non celle que lui ont attribuée ses disciples, involontairement entraînés à confondre leurs opinions personnelles avec celles de leur maître. Mais, pour placer la doctrine de Descartes à son rang, pour donner une idée de l'impulsion qu'elle a donnée aux esprits et de l'œuvre de régénération qu'elle a accomplie dans l'ensemble des connaissances humaines, il est indispensable de rappeler sommairement les écoles et les systèmes qui, au moment où elle a paru, se disputaient l'empire des intelligences.

Ce qui a précédé immédiatement l'avènement du cartesianisme, c'était, nous n'oserions pas dire la philosophie, mais la confusion philosophique de la Renaissance. Idolâtre de l'antiquité, dont les chefsd'œuvre, subitement mis à sa portée, lui ont paru la perfection de l'éloquence et de la sagesse, la Renaissance, particulièrement à son début, ne semblait pas avoir d'autre objet que de ressusciter tout ce qui avait laissé un nom chez les Grecs, chez les Romains et chez les peuples de l'Orient. Les doctrines de Pythagore, de Platon, d'Aristote, de l'Aristote grec opposé à celui du moyen âge, les systèmes d'Epicure, des stoïciens, de Cicéron, des néoplatoniciens, des mystiques hébreux ou des kabbalistes, lui semblaient également bons à reprendre et à faire revivre. On croyait même avoir retrouvé l'antique sagesse de Zoroastre, des Chaldéens, des Égyptiens et de Mercure trismégiste. D'autres se contentaient de remonter à Parménide, à Anaxagore et à Démocrite. Par exemple, Bernardino Telesio, plus original qu'il n'ose le dire, et peut-être qu'il n'ose se l'avouer à lui-même, a la prétention de n'être qu'un disciple de Parménide. Juste Lipse est le restaurateur du stoïcisme, Gassendi de la philosophie d'Épicure; Guillermet de Bérigard recule jusqu'à Anaxagore et aux cosmogonies de l'école ionienne.

Quand ce n'est pas simplement un retour plus ou moins éclairé ou plus ou moins sincère vers d'anciennes spéculations, ce sont des tentatives chimériques et désordonnées comme celles de Jordano Bruno et de Campanella, des tentatives avortées et superficielles comme celle de Ramus, ou c'est pis encore: c'est un mysticisme sans frein, sans règle, sans méthode, qui se propose, comme celui de Paracelse, de Jacob Boehm et de Van Helmont, de confondre ensemble la métaphysique, la théologie et la science de la nature. La pensée indépendante, la libre réflexion reprend ses droits chez Montaigne et Charron; mais elle s'ar; rête au scepticisme sans oser faire même du scepticisme un système. L'auteur espagnol Sanchez s'arrête aussi à la même limite, tout en se couvrant de la gravité de l'école, tandis que les deux auteurs français,

renouvelant la langue en même temps que les idées, s'adressent aux gens du monde.

Il est vrai qu'avant Descartes un homme dont le nom est habituellement associé au sien, Bacon, a, lui aussi, conçu le plan d'une réforme radicale de la philosophie et des sciences, et cet ambitieux dessein, il s'est flatté de l'avoir réalisé en grande partic. Mais nous pensons avec M. Bouiller que les services rendus à l'esprit humain par l'auteur de l'Instauratio magna ont été singulièrement exagérés par les philosophes du xvII° siècle. Bacon est un grand esprit, un brillant écrivain, un fin moraliste, nous voulons dire un observateur pénétrant des caractères et des mœurs. Il a des vues ingénieuses et profondes sur la méthode qui convient aux sciences naturelles, sur la nécessité de joindre l'expérimentation à l'expérience et sur la variété des procédés de l'induction. Mais, si nombreuses qu'elles soient, peut-être même parce qu'elles sont trop nombreuses et trop particulières, les règles qu'il expose dans le Novum organum ne forment pas un système de logique comparable à celui d'Aristote. Encore moins a-t-il un système de philosophie. Il ne paraît pas comprendre que la méthode d'observation s'applique aussi bien à l'esprit qu'à la matière, puisqu'il soutient que l'âme ne se connaît elle-même que par un rayon réfléchi. Aussi ne lui demandez pas ce qu'il pense de sa nature et de ses facultés, ne l'interrogez pas sur le principe et sur l'origine des choses, il vous renverraît à la théologie. Il ne se prononce pas davantage sur le principe et sur l'origine des idées, et rien dans ses œuvres ne justifie la réputation qu'on lui a faite, au siècle dernier, d'être le patriarche, le vrai fondateur de l'école de la sensation.

S'il ne peut être considéré ni comme le chef d'une école ni comme l'auteur d'un système de philosophie, a-t-il du moins servi directement l'avancement des sciences? En physique, toutes ses théories sont fausses, toutes ses expériences ont échoué. Les mathématiques, il les méprise, parce qu'il les ignore; par conséquent il ignore également l'utilité qu'en retire la physique. En astronomie, il repousse le système de Copernic. Il n'a exercé aucune influence sur les savants de son temps, en y comprenant ceux de son pays, et il est bien douteux qu'il en ait eu davantage sur ceux des temps suivants. Mais il lui reste cependant deux grands mérites: il a compris que le passé, c'est-à-dire l'antiquité et le moyen âge, avait accompli son œuvre, 'et, s'il n'a pas été autant qu'il le croyait le législateur, on peut dire qu'il a été le prophète de l'avenir; il a prévu, avec une sagacité admirable, les brillantes destinées qui attendaient la science et l'industrie.

Tout autre a été le rôle de Descartes. En lui se montre pour la première fois, nous ne dirons pas la philosophie, nous ne dirons pas la science, mais l'esprit moderne tout entier, avec ses exigences d'unité, de rigueur, d'absolue liberté. La philosophie, telle qu'il la comprend, telle qu'il la définit dans la préface de son livre des Principes, c'est la parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts. C'est dire que la philosophie est inséparable des sciences, sans pourtant se confondre avec elles; car où trouver la parfaite connaissance des choses, sinon dans les principes? Or les principes sont précisément l'objet propre de la philosophie.

Il y a deux espèces de principes ceux de la connaissance ou qui appartiennent à l'ordre intellectuel, qui nous découvrent l'existence de l'âme et de Dieu, et ceux des choses matérielles, ceux qui président à l'ordre et à la composition de l'univers. Les premiers sont l'objet de la métaphysique, les derniers de la physique. La philosophie tout entière est formée par la réunion de ces deux sciences supérieures. L'une en est la racine, l'autre en est le tronc. De ce tronc partent trois branches principales, qui sont la mécanique, la médecine et la morale. Si la morale est nommée la dernière, c'est qu'elle n'est point, pour Descartes comme pour Kant, une science uniquement fondée sur la raison pure et sur des principes a priori; mais elle suppose toutes les autres sciences et représente le plus haut degré où la sagesse humaine puisse atteindre. Ainsi donc tout rentre dans le domaine ou tombe sous la juridiction et subit l'influence de la philosophie. Par les principes de la métaphysique, elle dirige et développe les sciences proprement dites; par les sciences, elle amène le perfectionnement des arts et de l'indus trie, la diminution des maux et l'accroissement des biens de la vie humaine.

On remarquera qu'il n'y a pas de place pour la logique dans cette hiérarchie des connaissances. C'est que la logique, pour Descartes, n'est ni une science ni un art, mais la nomenclature stérile des formes du syllogisme. Aussi ne songe-t-il point à la réformer; il aime mieux lui substituer, sous le nom de méthode, un petit nombre de règles prescrites par le bon sens, et qui ne sont pas autre chose que les opérations mêmes de la pensée appliquée à la recherche de la vérité dans les sciences. N'admettre comme vrai que ce qui porte le caractère de l'évidence, diviser les difficultés pour les résoudre, procéder du simple au composé, tenir compte de tous les éléments d'une question et les passer tous en revue pour n'en omettre aucun, telles sont, en effet, les condi

tions hors desquelles il n'y a pas de science possible, pas de connaissance véritable, et ces conditions si claires, si nécessaires, si universelles, nous représentent les seules règles de la méthode cartésienne. Quel contraste avec les prescriptions innombrables de l'Organum d'Aristote et du Novum organum de Bacon! Cette parfaite simplicité, ce clair bon sens, si chers au génie de Descartes, suffiraient, à défaut des autres preuves citées par M. Bouiller, pour démontrer que le Discours de la Méthode est d'une date postérieure à celle du traité plus compliqué des Règles pour la direction de l'esprit.

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Ayant simplifié la méthode en rendant la pensée à sa marche naturelle par la suppression des formules, on pourrait dire des formalités. fastidieuses de la vieille logique, Descartes se propose de simplifier de la même manière la science en la reconstruisant tout entière sur un seul fondement, sur une seule vérité parfaitement évidente, modèle et condition de toute évidence. Cette vérité, la seule qui résiste à l'effort qu'il a fait pour douter de tout, afin de s'assurer qu'il existe quelque chose d'indubitable, c'est la fameuse proposition: «Je pense, donc « je suis.» Descartes savait-il que saint Augustin, en combattant le scepticisme académique, avait dit à peu près la même chose1? Il le nie absolument, et l'on peut l'en croire sur parole; mais, tout en se montrant reconnaissant à Arnauld de lui avoir signalé ce fait, d'où il pouvait tirer tant d'avantage pour lui-même, il fait remarquer qu'il y a cependant une différence capitale entre la proposition de saint Augustin et la sienne. La première ne présente qu'un intérêt théologique, puisqu'elle sert à démontrer, autant qu'un mystère est démontrable, le dogre de la Trinité. La seconde est destinée à fournir à la philosophie et à la science en général un point d'appui qui leur a manqué jusqu'alors.

Descartes avait raison. Montrer que toute connaissance suppose d'abord celle de notre existence, et que notre existence se montre à nous comme un fait absolument identique à notre pensée, c'est montrer que la science de l'esprit est le fondement de toutes les autres sciences, que l'esprit est le fondement ou le principe de toute existence, et que l'esprit ne peut se concevoir sans la conscience, puisqu'il est dans la nature de l'esprit de penser, et dans la nature de la pensée de se connaître ou de se penser elle-même.

La proposition de Descartes va beaucoup plus loin: elle annonce une révolution, non-seulement dans la métaphysique, mais dans la

Si fallor, sum.

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