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et s'empressa de lui offrir des secours dont elle avait le plus pressant besoin. Jusque-là, il n'y avait rien à dire ; mais la reconnaissance fit tout le mal. Cette liaison, comme presque toutes celles du même genre, devint une lourde chaine pour Prévost, et quand il retourna une seconde fois en Angleterre, il fut obligé d'emmener avec lui celle dont il ne pouvait plus se séparer sans lâcheté. Il paraît même que longtemps après avoir rompu ses liens, il ne cessa de payer de sa bourse les tristes conséquences de son entrainement.

Ce n'était pas encore assez d'avoir créé dans l'existence d'une femme ces préoccupations qu'un galant homme ne devrait jamais y laisser, cette liaison devint, pour l'abbé Prévost, la source d'une polémique qui dut lui être particulièrement désagréable. Au XVIIe siècle, la vie privée n'était rien moins que murée entre écrivains; il semble au contraire qu'il y ait eu parmi eux un besoin de rechercher les moindres particularités de l'existence de chacun, pour les jeter en pâture à la malignité publique. Sous ce rapport, l'abbé Prévost ne fut pas plus épargné que les autres; il le fut d'autant moins qu'il tomba sous. la griffe d'un confrère, non-seulement en littérature, mais encore en religion.

Tantæ ne animis celestibus iræ!

Cet ecclésiastique, littérateur d'ailleurs fort connu pour l'acrimonie de ses attaques, était l'abbé Lenglet Dufrénoi. Ravi de trouver une si bonne occasion de scandale, il annonça, dans sa Bibliothèque des romans (tome II, p. 116), que dom Prévost s'était laissé enlever

par une fille ou par une femme. Sur cette imputation, il n'est personne qui ne crierait aujourd'hui à la calomnie; Prévost se laisser enlever, fi donc! Mais à l'époque où Lenglet Dufrénoi écrivait, la réputation de celui qu'il attaquait n'était pas aussi bien établie; aussi Prévost s'empressa-t-il de répondre, et les preuves qu'il donna parurent si convaincantes, que personne ne voulut plus croire à son enlèvement; il est vrai qu'on fut moins convaincu qu'il n'avait pas été le ravisseur.

Ce n'était pas seulement sous le rapport des mœurs que Lenglet Dufrénoi attaquait l'abbé Prévost: il ineriminait aussi sa délicatesse et ses sentiments religieux. On voit que rien ne manquait à l'accusation. Au sujet de la délicatesse, Lenglet Dufrénoi faisait allusion à quelques dettes que Prévost avait laissées en Hollande, lors de son voyage en Angleterre, et qu'il ne s'empressait pas de payer. Prévost aurait pu lui répondre que cela ne le regardait pas; il fit mieux, il prouva que toutes ces dettes n'avaient été contractées que pour venir en aide à des personnes nécessiteuses, et il mit ainsi le public de son côté. Quant à ses principes religieux, il lui était plus difficile de prouver qu'il fut tout à fait invulnérable sur ce point. Pourtant il faut reconnaitre que, dans ses nombreux écrits, jamais l'abbé Prévost n'avança une proposition malsonnante, et que si la morale n'y trouve pas toujours son compte, l'irréligion n'y trouve nullement prise.

On peut également citer à son honneur cet amour du travail qui ne se démentit jamais. Ce fut au plus fort de sa lutte avec Lenglet Dufrénoi, et lorsqu'il était obligé d'écrire force lettres, mémoires et factums, pour se dé

fendre ou pour attaquer, qu'il produisit ses meilleurs ouvrages. Cette lutte est de 1733 et 1734; or, l'année précédente, il avait donné son Histoire de Cleveland, et bientôt après il fit paraître celle du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Avant de quitter la Hollande, il écrivit l'Histoire métallique des Pays-Bas, et traduisit, avec notes et commentaires, le premier volume de l'Histoire de M. de Thou. Durant son séjour en Angleterre, il s'essaya dans un genre qui était alors tout nouveau et don! on était loin de prévoir les brillantes destinées, le journalisme. En 1733, il publia une fenille périodique qu'il intitula le Pour et le Contre. Hatons-nous de dire que cette feuille n'avait rien de commun avec la politique. Mais, à ce moment, la politique n'occupait pas la place qu'elle a prise dans nos usages modernes; on lui préférait de beaucoup les discussions philosophiques et littéraires. Le Pour et ie Contre essaya de répondre à ce besoin; il y réussit parfaitement, car l'œuvre eut le plus grand succès, à tel point même qu'elle devint pour l'abbé Prévost l'occasion d'un nouvel embarras. Ennemi de toute contrainte, il crut, au bout d'un certain temps, pouvoir confier à un autre le soin de la rédaction; mais le public ne s'y trompa point, et n'ayant plus reconnu la plume de celui qui faisait ses délices, il réclama énergiquement son rédacteur favori. Prévost fut donc obligé de reprendre la direction de son journal, et l'on peut croire que cette violence, qui flattait singulièrem ni son amour-propre, lui fut assez douce.

Ce que nous venons de dire prouve avec quelle facilité il traitait les matières les plus diverses. Cette facilité ne fit que croître pendant le reste de sa carrière d'écri

vain. A l'exception de Voltaire, il n'est peut-être pas l'auteur qui ait embrassé plus de choses. Malheureusement il n'avait pas l'esprit aussi vaste que la pensée, et, il faut bien le reconnaître, à part le roman, il ne s'éleva guère au-dessus de la médiocrité. Mais dans les romans, et surtout dans ceux de sa jeunesse, il touche quelquefois la bonne corde, c'est-à-dire celle de l'intérêt, de la passion et du naturel; aussi ne faut-il pas s'éionner de la vogue immense dont il jouit auprès de ses contemporains. Cette vogue lui créa des amis puissants, par l'intermédiaire desquels il put obtenir de rentrer en France, après en avoir été éloigné pendant sept années. Deux hommes d'Église, le cardinal de Bissy et l'abbé de Machault, s'employèrent surtout à cette négociation, ce qui prouve, pour le dire en passant, l'esprit de tolérance qui animait le clergé au xvin siècle. Ils obtinrent pour lui que, moyennant une retraite de quelque temps dans l'abbaye de la Croix-Saint-Lenfroy, au diocèse d'Évreux, il pourrait reparaître sous l'habit séculier. La pénitence était légère; elle le devint plus encore par la manière dont elle fut appliquée. L'abbaye où Prévost fut relégué, comme beaucoup d'abbayes à cette époque, n'avait d'un monastère que le nom: on y menait joyeuse vie; on y voyait nombreuse société; enfin le temps s'y passait rès-agréablement entre les devoirs spirituels et les relations du monde. Prévost ne fut donc pas un pénitent bien à plaindre; on poussa même l'indulgence jusqu'à lui permettre d'achever son temps d'épreuve à Gaillon, où il s'occupa plus de littérature que de religion, ainsi qu'on peut le constater par la correspondance qu'il entretenait de là avec Thieriot et l'abbé Le Blanc.

Tout, à ce moment, semblait sourire à Prévost. En effet, il allait trouver un protecteur jusque dans un prince du sang: le prince de Conti, qui, jaloux de s'attacher un homme d'une si grande réputation, en fit d'abord son hôte, puis son aumônier (1). Ce prince de Conti exige une mention particulière: il se distinguait par ses idées avancées, comme, au reste, beaucoup de membres de la noblesse au siècle dernier. Il honora J.-J. Rousseau d'un intérêt véritable, et le tira de plusieurs affaires désagréables que lui avaient suscitées la liberté de ses opinions et de ses écrits. Il en est maintes fois. question dans les Confessions, mais surtout dans un passage charmant qui prouve que le farouche misanthrope n'était pas médiocrement flatté des avances d'un grand seigneur. Voici ce passage: «Au milieu de toutes ces petites tracasseries, qui me confirmoient de plus en » plus dans ma résolution, je reçus le plus grand hon»> neur que les lettres m'aient attiré, et auquel j'ai été le » plus sensible, dans la visite que M. le prince de Conti » daigna me faire par deux fois, l'une au petit château, » et l'autre à Mont-Louis. Il choisit même toutes les » deux fois le temps que Madame de Luxembourg » n'étoit pas à Montmorency, afin de rendre plus ma»nifeste qu'il n'y venoit que pour moi. Je n'ai jamais » douté que je ne dusse les premières bontés de ce prince à Madame de Luxembourg et à Madame de » Boufflers; mais je ne doute pas non plus que je ne

(1) Lorsque l'abbé Prévost sollicita la place d'aumônier du prince de Conti, celui-ci lui dit : « Je n'ai guère besoin d'aumônier, je ne vais jamais à la messe.» « Et moi, répondit Prévost, je n'en dis jamais. » On voit qu'ils étaient faits pour s'entendre.

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