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s'adressent pas à eux elles vont droit aux parties faibles, c'est-à-dire aux femmes oisives, aux masses peu éclairées, à la jeunesse bouillante, qui mord en frémissant le frein qui la retient au devoir, et qui, pleine de feu et d'ardeur, brûle de s'élancer dans la lice pour s'abreuver à la coupe trompeuse de ce qu'elle croit être le bonheur.

Quand on laisse errer sa pensée sur l'ensemble des produits littéraires modernes, quand on se recueille dans le ressouvenir des impressions qu'ils vous ont laissées; en un mot, quand on les reconstruit dans son imagination, on est plongé d'abord dans une espèce de chaos bourdonnant qui donne le vertige. Peu à peu, un nuage lui fait place, mais un nuage lourd, épais, terne, glacé, qui fait mal à l'âme et au corps. On éprouve un malaise indéfinissable. Si, de loin en loin, on aperçoit, comme par une échappée, un peu de lumière, on referme les yeux bien vite à l'aspect de quelque chose de difforme et de hideux, qui a nom adultère, inceste, oubli des devoirs, impiété, matérialisme, et surtout scepticisme, dans le sens le plus large et le plus étendu du mot. On se tord alors comme sous le poids d'un effroyable cauchemar; quand on est dégagé de cette étreinte douloureuse, et qu'on revoit le soleil et les astres, et ses semblables vivre et agir, on pousse un long soupir de soulagement. Cependant, il reste dans les idées un tel désordre, qu'on n'est pas bien sûr que cet homme, qui vient vous serrer la main, n'est pas un criminel; que cette femme, qu'on est accoutumé à respecter, n'est pas flétrie par le vice.

Voilà ce que nous font à nous, hommes forts et préparés à la lutte, les romans du 19e siècle.

Que doit-ce donc être, grand Dieu! quand on croit à tous leurs mensonges, quand on ressent toutes leurs passions, quand on parle leur langue fausse, guindée, plate, basse et..... vide!

L'homme est essentiellement plagiaire, tout le monde le sait. Aussi, quelle tristesse navrante éprouvent ceux qui lisent les débats des cours d'assises, quand ils voient chaque jour se reproduire dans la vie privée les crimes ima

ginaires des romanciers, leurs fantomes prendre un corps, et leurs créations, fantastique produit d'une imagination en délire, venir étaler, dans leur jargon prétentieux, les plaies de leur âme et de leur cœur sous les yeux des spectateurs frémissants!

Nous désirerions bien sincèrement mentir, exagérer, en disant cela ; mais, hélas! nous sommes encore au-dessous de la vérité, et nous ne voulons pas ici, dans un recueil destiné à la gloire et à l'orgueil de l'intelligence, laisser à ces pages le parfum nauséabond des prisons et des bagnes.

Cependant le roman avait gardé une certaine mesure, ce que nous appellerions une certaine pudeur, si nous ne craignions de prostituer ce mot. On nous avait traînés dans toutes les turpitudes, dans toutes les fanges, mais on avait respecté deux choses; on n'avait pas osé y porter la main; on redoutait le sentiment moral, qui aurait pu faire explosion, une terrible explosion peutêtre..... On avait épargné les deux extrêmes, la religion, et, pourrons-nous le dire, le mauvais lieu et le bagne.

Nous redemandons pardon à nos lecteurs; nous allons entamer un triste chapitre. Souvent notre plume rougira de honte, et n'osera pas redire tout ce qu'ont lu tant de femmes élégantes, tant d'enfants au cœur encore pur et ingénu. Nous allons parler une langue qui n'est pas la nôtre, langue inconnue, étrange, que nous emploierons le moins souvent possible. Nous tâcherons d'avoir de la politesse, du savoir-vivre et de la convenance à la place de ceux dont nous allons vous entretenir.

Depuis tantôt deux ans, un homme s'est rendu célèbre par deux romansfeuilletons. Car maintenant, pour que le poison circule et infecte plus sûrement, on le met quotidiennement au bas d'un journal, de manière qu'il puisse ne pas manquer son effet sur tout le monde et toujours.

M. Eugène Sue, connu depuis quelques années par un certain nombre d'ouvrages remarquables par leur excentricité, pour nous servir d'un mot fort en vogue chez les romanciers qui l'ont pris aux Anglais, vient d'ac

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quérir une triste renommée en traçant au roman une voie nouvelle, voie fatale et déplorable s'il en fùt jamais. Il a attaché à son nom deux œuvres dont la postérité lui tiendra sévèrement compte un jour, les Mystères de Paris et le JuifErrant. Beaucoup les ont lus, quoique peu osent l'avouer. La presse assista, muette et silencieuse, à cette consécration de l'oubli et du mépris de tout ce qui jusqu'alors aurait un peu relevé et ennobli les âmes. Elle se sentait trop coupable pour oser jeter la première pierre. Un seul homme, M. Alfred Nettement, éleva courageusement la voix, et dans plusieurs lettres publiées par la Gazelle de France, fit la critique vive, spirituelle, profonde, surtout vraie d'abord, des Mystères de Paris, puis du Juif-Errant. Ces lettres ont été réunies en un volume, dont nous allons rendre compte aujourd'hui.

possédant une force de corps herculéenne, un esprit vaste et élevé ',

Qui pourrait tuer un homme du monde avec une épigramme et un bœuf d'un coup de poing; qui parle avec éloquence la langue des rois, et pourrait au besoin professer l'argot des assassins et des voleurs ; qui lutte de noblesse et de dignité avec les plus dignes et ne recule pas à l'idée de répondre aux coups ou à des hommes moins barbouillés encore de boue que de sang et de crimes; qui fait par sa conversation les délices des cercles les plus élevés et donne la réplique à une vieille portière; qui inspire un amour plein de délicatesse aux femmes les plus renommées par leurs grâces et leurs vertus, et sait au besoin s'établir dans un bouge entre un forçat libéré et une courtisane du plus bas étage, ver sa fille, que sa mère a abandonnée), parcourt le monde entier (pour retrouet s'imposant, comme expiation d'avoir, dans un moment de violente colère, tiré à moitié l'épée contre son père, la tâche de poursuivre le châtiment des crimes des vertus ignorées. impunis, et d'assurer la récompense

rieux, au lieu d'être pris sous son côté ridicule, comme celui de Cervantes, ainsi que l'appelle fort heureusement M. Nettement 2, en accomplissant son louable dessein de remplacer la Providence indolente 3, trouve dans une de qu'on nous pardonnera de ne pas nomces infâmes et tristes maisons de la Cité, mer, une jeune fille livrée à un métier dans le langage des voleurs et des assans nom, appelée la Goualeuse; ce qui, sassins (car M. Sue nous parle cette belle langue de l'argot, que je m'abstiens de reproduire ici, par respect pour moi et pour mes lecteurs), signifie chan

Nous voudrions donner à nos lecteurs une idée bien complète du livre de Ce redresseur de torts, ce Don QuiM. Nettement, et cela suivant notre mé-chotte, mais Don Quichotte pris au séthode habituelle, c'est-à-dire en mettant sous leurs yeux les passages les plus saillants et les pages les plus concluantes. Ils seront forcés cette fois de nous croire un peu sur parole dans notre appréciation. Car, outre que notre cadre est un peu restreint par un travail de cette nature, M. Nettement, suivant M. Sue pas à pas, l'étreignant à chaque minute dans sa redoutable critique, le faisant constamment haleter sous le poids de fortes et vives atteintes, pénètre dans tous les lieux et les pays étranges que l'auteur des Mystères de Paris nous fait parcourir, et nous ne voulons pas reproduire, dans les colonnes d'une revue destinée à élever l'intelligence et le cœur, les choses inouïes et incroyables qui indignent à juste droit M. Nettement. En un mot, nous voulons que tout le monde puisse et ose nous lire. Tracer brièvement le cadre des Mystères de Paris en les dépouillant de tout leur clinquant et de leur fausse parure, sera peut-être en faire la critique la plus sévère et la plus complète. C'est ce qu'a aussi compris M. Nettement. En commençant, il nous expose simplement qu'un prince d'Allemagne, doué de tous les avantages physiques et intellectuels,

teuse.

Depuis qu'elle est descendue plus bas que le dernier degré de l'échelle sociale, elle a changé de nom, et on lui a donné celui de Fleur de Marie, ou vulgairement la Vierge. Ici nous nous associons du plus profond de notre cœur

et de toutes les forces de notre âme au sentiment qui a dicté ces paroles à M. Nettement :

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3 Mystères de Paris.
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Si vous dites que j'invente à plaisir un cauchemar | j'aime les fleurs; jugez-en vous-même. On m'avait horrible, qu'il est impossible qu'un écrivain soit allé ramasser dans la boue un type de cette nature, je ne me plaindrai pas. Si vous êtes transporté d'indignation, plongé dans la stupeur, éperdu d'étonnement, ce n'est pas moi qui m'en étonnerai...

Quoi! sommes-nous descendus plus bas encore que le Bas-Empire? sommes-nous tombés au-dessous de cette société de femmes perdues, de gladiateurs, de mimes qui déshonorèrent la décadence de Rome, pour que les personnages, devant lesquels les fouets vengeurs de Juvénal eussent reculé de crainte de se salir, soient devenus les héros et les héroïnes de nos épopées? Aller ramasser dans le bourbier le plus infect des vices parisiens, le type le plus ignoble de la courtisane, enfermer avec soin ses lecteurs dans la fange...; encadrer cette créature dégradée au sein des antres du crime, dans un fond de forçats libérés, de voleurs et de meurtriers; la livrer alter nativement aux caresses et aux soufflets des galériens; pousser ensuite le cynisme du blasphème jusqu'à placer sur sa tête souillée le nom sacré de celle qui représente la pudeur et la virginité dans le ciel et sur la terre!!... Jeter le nom de Fleur-de-Marie sur la tête de la pensionnaire de la mère Ponisse comme une couronne de fleurs sur un tas de boue, et concentrer sur cette prostituée tout l'intérêt d'un livre destiné aux femmes et aux jeunes filles, puisqu'il parait dans un journal qui passe sans cesse sous leurs yeux, oh! vous avez raison, cela est impossible! Oui, cela est impossible, mais cela est. Est-il besoin de vous dire que je n'ai pas ajouté un trait au tableau de M. Sue; que j'ai au contraire effacé plus d'un coup de pinceau que n'auraient pu supporter les lecteurs qui veulent être respectés ? Nouveau et déplorable moyen d'échapper à la critique! Les écrivains de nos jours se retranchent sur un terrain où elle ne peut les suivre sans se manquer à elle-même.

donné un petit rosier. Si vous saviez comme j'étais heureuse! je ne m'ennuyais plus, allez; je m'amusais à compter ses feuilles; j'éprouvais un sentiment de reconnaissance quand il fleurissait pour moi. L'air est si mauvais dans le lieu que j'habite, qu'au bout de quelques jours il a commencé à jaunir. J'ai demandé la permission d'aller le promener comme j'aurais promené un enfant. Enfin, il mourut, et je l'ai pleuré. Est-ce quelque Estelle, aussi blanche que ses agneaux..., ou une novice chassée de son couvent à l'époque de la Révolution, qui cultive cette fleur derrière les sombres barreaux de sa croisée... Eh bien! non; cette idylle fleurie, c'est la pensionnaire de la mère Ponisse qui la raconte et qui en est l'héroïne...

Qui croyez-vous encore que l'auteur des Mystères des Paris ait voulu peindre dans la description suivante?« Dire les bonds, les petits cris joyeux, le ravissement de la jeune fille serait impossible. Pauvre gazelle longtemps prisonnière, elle aspirait le grand air avec ivresse. Son teint transparent et blanc, ordinairement un peu pâle, se nuançait des plus vives couleurs; ses grands yeux brillaient doucement; sa bouche vermeille laissait voir deux rangées de perles humides; elle appuyait une de ses mains sur son cœur pour en comprimer les pulsations, tandis que de l'autre main elle tendait au jeune homme le bouquet de fleurs des champs qu'elle avait cueillies. Rien de plus charmant que l'expression de joie innocente et pure qui rayonnait sur cette physionomie candide. » Est-ce là le portrait d'une autre Paméla ou d'une autre Virginie, moins la couleur inimitable des grands maîtres qui ont fait resplendir sur la toile ces types élevés de la beauté morale rehaussée par la beauté physique? ou bien de la blanche Amaryllis regardant à la dérobée le berger Tityre qui, à l'ombre d'un hètre, fait redire son nom aux échos d'alentour? Non, cette femme est la prostituée dont j'ai essayé d'esquisser le type; c'est la Goualeuse, qui chante pour les forçats et les assassins...

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Que nos lecteurs nous permettent de continuer de leur esquisser ce type de la Goualeuse (nous aimons mieux lui donner ce nom), nous leur ferons grâce | deur à l'infamie! la sensibilité à la prostitution! Au ... La pureté s'allierait à la corruption! la candes autres. Écoutons encore ici M. Net-point de vue de la vérité littéraire ou de l'art, comme tement':

M. Sue a employé pour atteindre son but (de faire une héroïne de cette malheureuse dégradée) le plus horrible des adultères, car c'est celui du vice et de la vertu, de la prostitution et de la chasteté, de la lumière et de la nuit; il a confondu dans ce type ce qu'il y a de plus pur et ce qu'il y a de plus souillė; -il lui a donné, dans uu corps abandonné à toutes les flétrissures du vice, une âme de vierge; dans le plus ignoble des métiers des délicatesses d'esprit et de cœur incroyables; il a fait, comme le troisième nom qu'il lui a donné l'indique, une madone de cette prostituée. Devinez qui soupire, dans les Mystères de Paris, l'églogue suivante : « Vous me demandez si

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on dit aujourd'hui, cela est faux et absurde...

Il est évident que l'auteur trace un type menteur, qui ne peut exister, qui n'existe pas...; qu'il insulte d'une manière plus grave encore la vérité morale, car il réhabilite la prostitution en laissant croire qu'elle peut avilir le corps sans flétrir l'âme, et que les fleurs les plus exquises et les plus odorantes peuvent exister dans cette fange des vices au milieu de laquelle il élève un piédestal pour y placer Fleurde-Marie, et l'offrir à l'intérêt et presque aux adorations de ses lecteurs.

Le prince Rodolphe de Gérolstein a', sans le savoir, retrouvé sa fille, qui n'est autre que cette Goualeuse qu'un

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notaire, Jacques Ferrand, a fait disparaître pour s'approprier les deux cent mille francs placés sur sa tête par sa mère, la comtesse Sarah Mac-Grégor.

Nous vous épargnerons le portrait de ce notaire, que M. Sue nous représente comme l'idéal du vice masqué par une hypocrisie infernale; il est encore plus hideux, si cela est possible, que tous ces forçats libérés et ces assassins avec lesquels il nous fait vivre pendant dix volumes. Il finit par devenir trop malpropre pour que nous osions le décrire. Avant que le prince reconnaisse sa fille, il se passe, comme vous le devez penser, sans quoi le roman finirait du premier coup, une foule d'incidents plus ou moins forcés, plus ou moins exagérés, tous repoussants jusqu'à la honte.

Nous pénétrons dans le grand monde. - Là vous croyez peut-être que l'auteur va vous faire prendre haleine, et reposer un peu par des peintures plus gracieuses et se rapprochant un peu plus de la vérité. Détrompez-vous bien vite de cette erreur. Tout ce monde doré s'empoisonne, se vole, se trompe, s'assassine, ni plus ni moins, aussi bien que les habitants de la taverne du Cœur-Saignant. Enfin le forcené Rodolphe emmène sa fille en Allemagne, après avoir épousé la marquise d'Harville, dont le mari, qui était épileptique, se brûle la cervelle pour pouvoir ainsi rendre sa femme heureuse, en lui permettant de contracter une nouvelle union. Que pensez-vous de cet essai de réhabilitation du suicide et du spécifique de ce mari débonnaire? Heureusement, je doute que beaucoup soient tentés de l'employer.

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rité aura à nous reprocher). Il va plus loin encore. Son héros, le prince Rodolphe, abolit la peine de mort (quoique le livre tout entier soit le plus terrible argument en faveur de cette peine) et la remplace par l'aveuglement!- O folies, tristes folies de nos modernes moralistes!!

Je vais terminer ici la critique des Mystères de Paris, critique que je n'ai fait qu'ébaucher, heureusement pour vous, en vous citant quelques pages du meilleur chapitre de M. Nettement, intitulé: Moralité de l'œuvre de M. Sue'.

On l'a dit souvent, et toujours avec vérité, on

risque fort de souiller l'âme en la plaçant dans une

atmosphère souillée. Il y a pour elle des asphyxies morales, comme il y a des asphyxies physiques pour le corps. Comment veut-on que sa pureté et sa délicatesse ne souffrent point du caractère hideux des tableaux qu'on la force à considérer? Comment, dans un contact habituel avec le vice dans ce qu'il y a de plus honteux, ne perdrait-elle pas cette chasteté de sentiment et de sensations qui sont à l'âme ce que le velouté est aux fruits?...

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» C'est une singulière manière de se justifier que de dire qu'on ne montre dans un livre que ce qu'on a vu dans la nature et la société. Voltaire répondait à cela par une plaisanterie beaucoup trop vive pour qu'il soit possible de la reproduire, mais qui prouvait du moins que, relativement aux choses qu'on pourrait ou qu'on ne pourrait pas montrer, il ne partageait pas l'opinion singulièrement avancée que M. Thiers mit, dit-on, en action à Grandvaux.

en est du corps social comme du corps humain,

il y a certaines parties qu'il faut vêtir, surtout quand les portraits qu'on trace sont destinés à être vus par tout le monde. Or M. Sue n'a pas la ressource de dire qu'il n'écrit que pour certains esprits observateurs qui ont besoin de tout savoir, et qui peuvent tout savoir sans inconvénient. Il écrit dans un journal, et le journal est le livre de tout le monde.....

Nous avons signalé comme un ridicule, en analysant les types de cette étrange épopée, cette espèce de parti pris de M. Sue, qui trouve systématiquement des excuses aux torts de la plupart de ses personnages, et même à leurs crimes, et qui concentre sur eux tout l'intérêt. Ainsi, chez la Goualeuse, la prostitution est chaste; chez la Louve, elle est involontaire et pleine de bonnes qualités; chez le Chourineur, l'assassinat est généreux et honnète; chez la duchesse de Lucenay, l'inconduite a ses circonstances atténuantes; chez le vicomte de Saint-Rémy, les actions les plus basses sont le tort de la société ;

M. Sue a voulu dans ce livre être moraliste. Que ceci ne vous surprenne pas. Je vous ai dit en commençant qu'il avait ouvert au roman une voie nouvelle. A l'heure qu'il est, on n'aura plus besoin de suivre un cours de philosophie; on n'aura plus qu'à lire les Mystères de Paris, pour être un sage parfait et accompli. Il a été encore quelque chose de plus, il a été jurisconsulte, - car il préconise de toutes ses forces l'em- chez la marquise d'Harville, la vertu accepte des prisonnement cellulaire (qui, soit dit en passant, est la plus barbare et la plus monstrueuse aberration que la posté

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rendez-vous dans les petites maisons; chez le marquis d'Harville, elle se brûle la cervelle. Il y a là pis qu'un ridicule. Quand le vice cesse d'être vicieux et la vertu vertueuse; et quand une fatalité, plus forte que la volonté humaine, la domine et la subjague, toutes les bornes de la morale sont renversées. Les bonnes actions deviennent sans mérite, | les crimes sans scélératesse, puisque ceux-ci comme celles-là sont involontaires. Or, c'est là l'esprit général du livre de M. Sue. Partout le crime est excusé, justifié; les criminels sont fatalement criminels, et l'auteur des Mystères de Paris leur trouve de si bons côtés, qu'on est tenté de les regarder comme des opprimés en butte aux persécutions sociales...

J'ai dit que le livre de M. Sue était immoral parce qu'il ôtait au vice son véritable caractère. Je pourrais ajouter qu'il est immoral encore, parce qu'il ôte son véritable caractère à la vertu...

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Ne nous lassons pas allons chercher à la fin de l'ouvrage, dans la dernière scène qui précède l'épilogue, la réalisation de la promesse de M. Sue. Nicolas Martial, le fils du guillotiné, s'est échappé de prison avec le Squelette et Barbillon, deux assassins comme lui, et réunis à Tortillard, que ses vices précoces ont fait recevoir dans cette société scélérate, il se livre à une danse obscène dans un cabaret bouge, avec d'infàmes créatures vomies du cabaret de l'ogresse du Lapin-Blanc, pendant qu'on guillotine la veuve Martial sa mère, et Calebasse sa sœur! - Voilà comment le romancier du Journal des Débats tient la promesse qu'il avait faite d'épurer l'atmosphère de son roman à mesure qu'il avancerait. Il commence dans un bouge et il finit dans un autre bouge, transporté au pied de la guillotine où meurt une femme abominable en invectivant la société et en blasphemant Dieu, pendant que son fils se livre à une danse impure au pied de son échafaud.

M. Nettement frappe M. Sue partout, et il le frappe juste, droit au cœur. Il ne lui laisse rien. Il le dépouille de toutes les fausses qualités qu'on lui avait complaisamment données. Il ne lui accorde même pas le style '.

........... 1 Ne parlons pas du style: un livre à demi écrit en argot n'a pas de style... Celui de M. Sue, Souvent énergique dans les scènes horribles, devient ampoulé dès qu'il tend à s'élever. Veut-il peindre une conscience effrayée par ses souvenirs et qui se poursuit de ses propres fantômes? il l'appelle la lanterne magique du remords. S'agit-il de représenter un mystère impénétrable: ce mystère, s'écriet-il, est le tombeau de mon esprit. Quand Rodolphe juge le Maître-d'École et le condamne à avoir les yeux crevés, il lui adresse ces phrases: « Ta punition doit être féconde; je te plongerai dans la nuit

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impénétrable; je te déposséderai des splendeurs de la création. Tu seras toujours forcé de regarder en toi. Chacune de tes paroles a été un blaspheme, chacune de tes paroles sera une prière. » Avouons que lorsqu'on crève les yeux à quelqu'un, on devrait le traiter avec un peu plus de clémence et lui épargner ces lieux communs académiques. Autre exemple quand le Maître-d'École aveuglé et enchaîné dans le caveau du Cœur-Saignant, tient la Chouette à demi étranglée, il lui débite le discours suivant: « Il faut que je finisse de l'expliquer comment j'en suis venu au repentir. Je suis aveugle et ma pensée prend des formes, un corps pour me reprocher d'une manière visible, presque palpable, mes violences. Sans doute, lorsqu'on est privé de la vue, les idées obsédantes s'imagent presque dans le cerveau. En entendant ce galimatias métaphysique, Tortillard lui crie : « Prends garde, vieux, tu manges dans le rôle à M. Moëssard. Connu, connu!» Je vous demande la permission de me ranger ici, sauf le style, à l'opinion critique de M. Tortillard, qui me paraît parfaitement fondée.

Maintenant, une question toute naturelle va nous être faite : « A qui donc attribuez-vous le succès des Mystères de Paris? Un livre aussi mauvais que vous venez de nous le représenter, ne pourrait avoir l'ombre même du sucbeaucoup de gens. Nous répondrons cès, tandis que celui-ci a été lu par que ce qui a fait ce succès est' l'instinct de curiosité maladive, qui a soif d'émotions nouvelles et poignantes » qui est une des plaies de notre triste époque.

Autre raison du succès du romancier. Il a caressé un des grands défauts du siècle, il a satisfait une passion profondément révolutionnaire en exaltant outre mesure le sentiment exagéré de la personnalité et de la puissance individuelle de l'homme. Son Rodolphe est plus beau, plus vertueux, plus sage, plus j'allais dire plus que Dieu... Dans le mal comme dans habile que la société entière. Il est plus qu'un homme, le bien, l'auteur exagère les proportions de l'individualité humaine. La veuve Martial est d'une grandeur satanique, comme Rodolphe est d'une grandeur divine. Les Mystères de Paris ont donc un reflet de cette philosophie moderne qui doit la faveur dont elle jouit à l'orgueil, cette vieille maladie de notre nature, à laquelle elle s'adresse. L'homme a toujours aimé qu'on exagérât la puissance de l'homme; il lui semble que l'individu grandit avec le type. Les Mystères de Paris donnent un ample satisfaction à ce penchant désordonné. Les personnages du livre, dans le bien comme dans le mal, ont quelque chose de colossal: l'homme y descend jusqu'à l'enfer et y monte jusqu'au ciel pour détrôner Satan et Dieu. Joignez à cela la puissance des con

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