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fants, enlever les dépôts de fruits qu'il avait faits pendant la journée et qu'il faisait vendre à la halle à Paris aussi publiquement que s'il eût eu un jardin à lui. Ce misérable que je comblais de bienfaits, dont Thérèse habillait les enfants et dont je nourrissais presque le père, qui était mendiant, nous dévalisait aussi aisément qu'effrontément, aucun des trois n'étant assez vigilant pour y mettre ordre; et dans une seule nuit, il parvint à vider ma cave, où je ne trouvai rien le lendemain. Tant qu'il ne parut s'adresser qu'à moi, j'endurai tout; mais, voulant rendre compte du fruit, j'en dénonçai le voleur. Madame d'Epinay me pria de le payer, de le mettre dehors et d'en chercher un autre; ce que je fis. Comme ce grand coquin rôdait toutes les nuits autour de l'Ermitage, armé d'un gros bâton ferré qui avait l'air d'une massue, et suivi d'autres vauriens de son espèce, pour rassurer les gouverneuses que cet homme effrayait terriblement, je fis coucher son successeur toutes les nuits à l'Ermitage; et, cela ne les tranquillisant pas encore, je fis demander à madame d'Epinay un fusil que je tins dans la chambre du jardinier, avec charge à lui de ne s'en servir qu'au besoin, si l'on tentait de forcer la porte ou d'escalader le jardin, et de ne tirer qu'a poudre, uniquement pour effrayer les voleurs. C'était assurément la moindre précaution que pût prendre, pour la sûreté commune, un homme incommodé, ayant à passer l'hiver au milieu des bois, seul avec deux femmes timides. Enfin, je fis l'acquisition d'un petit chien pour servir de sentinelle. Deleyre m'étant venu voir dans ce temps-là, je lui contai mon cas, et ris avec lui de mon appareil militaire. De retour à Paris, il en voulut amuser Diderot à son tour; et voilà comment

la coterie holbachique apprit que je voulais tout le bon passer l'hiver à l'Ermitage. Cette constance, qu'ils n'avaient pu se figurer, les désorienta; et, en attendant qu'ils imaginassent quelque autre tracasserie pour me rendre mon séjour déplaisant, ils me détachérent, par Diderot, le même Deleyre, qui, d'abord ayant trouvé mes précautions toutes simples, finit par les trouver inconséquentes à mes principes, et pis que ridicules, dans des lettres où il m'accablait de plaisanteries amères et assez piquantes pour m'offenser, si mon humeur eût été tournée de ce côté-là. Mais alors, saturé de sentiments affectueux et tendres, et n'étant susceptible d'aucun autre, je ne voyais dans ses aigres sarcasmes que le mot pour rire, et ne le trouvais que folâtre où tout autre l'eût trouvé extravagant.

A force de vigilance et de soins, je parvins à garder si bien le jardin, que, quoique la récolte du fruit eût presque manqué cette année, le produit fut triple de celui des années précédentes; et il est vrai que je ne m'épargnai point pour le préserver, jusqu'à escorter les envois que je faisais à la Chevrette et à Epinay, jusqu'à porter des paniers moi-même; et je me souviens que nous en portâmes un si lourd, la tante et moi, que, prêts a succomber sous le faix, nous fumes contraints de nous reposer de dix en dix pas, et n'arrivâmes que tout en nage.

(1757.) Quand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis, je voulus reprendře mes occupations casanières; il ne me fut pas possible. Je ne voyais partout que les deux charmantes amies, que leur ami, leurs entours, le pays qu'elles habitaient, qu'objets crées ou embellis pour elles par mon imagination. Je n'étais plus un moment à moi

même, le délire ne me quittait plus. Après beaucoup d'efforts inutiles pour écarter de moi toutes ces fictions, je fus enfin tout à fait séduit par elles, et je ne m'occupai plus qu'à tâcher d'y mettre quelque ordre et quelque suite pour en faire une espèce de

roman.

Mon grand embarras était la honte de me démentir ainsi moi-même si nettement et si hautement. Après les principes séveres que je venais d'établir avec tant de fracas, apres les maximes austeres que j'avais si fortement préchées, après tant d'invectives mordantes contre les livres efféminés qui respiraient l'amour et la mollesse, pouvait-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant, que de me voir tout d'un coup m'inscrire de ma propre main parmi les auteurs de ces livres que j'avais si durement censurés? Je sentais cette inconséquence dans toute sa force, je me la reprochais, j'en rougissais, je m'en dépitais; mais tout cela ne put suffire pour me ramener à la raison. Subjugué complétement, il fallut me soumettre à tout risque, et me résoudre à braver le qu'en dira-t-on, sauf à délibérer dans la suite si je me résoudrais à montrer mon ouvrage ou non car je ne supposais pas encore que j'en vinsse à le publier.

Ce parti pris, je me jette à plein collier dans mes rêveries; et à force de les tourner et retourner dans ma tete, j'en forme enfin l'espèce de plan dont on a vu l'execution. C'était assurément le meilleur parti qui se pût tirer de mes folies: l'amour du bien, qui n'est jamais sorti de mon coeur, les tourna vers des objets utiles, et dont la morale eût pu faire son profit. Mes tableaux voluptueux auraient perdu toutes leurs grâces, si le doux coloris de l'innocence y eût manqué. Une fille

faible est un objet de pitié, que l'amour peut rendre intéressant, et qui souvent n'est pas moins aimable; mais qui peut supporter sans indignation le spectacle des mœurs à la mode? et qu'y a-t-il de plus révoltant que l'orgueil d'une femme infidele, qui, foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son mari soit pénétré de reconnaissance de la grâce qu'elle lui accorde de vouloir bien ne pas se laisser prendre sur le fait? Les êtres parfaits ne sont pas dans la nature, et leurs leçons ne sont pas assez près de nous. Mais qu'une jeune personne née avec un cœur aussi tendre qu'honnête se laisse vaincre à l'amour étant fille, et retrouve, étant femme, des forces pour lé vaincre à son tour et redevenir vertueuse, quiconque vous dira que ce tableau dans sa totalité est scandaleux et n'est pas utile, est un menteur et un hypocrite; ne l'écoutez pas.

Outre cet objet de moeurs et d'honnêteté conjugale, qui tient radicalement à tout l'ordre social, je m'en fis un plus secret de concorde et de paix publique; objet plus grand, plus important peut-être en lui-même, et du moins pour le moment où l'on se trouvait. L'orage excité par l'Encyclopédie, loin de se calmer, était alors dans sa plus grande force. Les deux partis, déchaînés l'un contre l'autre avec la dernière fureur, ressemblaient plutôt à des loups enrages, acharnés à s'entre-déchirer, qu'à des chrétiens et des philosophes qui veulent réciproquement s'éclairer, se convaincre et se ramener dans la voie de la vérité. Il ne manquait peut-être à l'un et l'autre que des chefs remuants qui eussent du crédit pour dégénérer en guerre civile; et Dieu sait ce qu'eût produit une guerre civile de religion, où l'intolerance la plus cruelle était au fond la même des deux côtés. Ennemi né

de tout esprit de parti, j'avais dit franchement aux uns et aux autres des vérités dures qu'ils n'avaient pas écoutées. Je m'avisai d'un autre expédient qui, dans ma simplcité, me parut admirable c'était d'adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, et de montrer à chaque parti le merite et la vertu dans l'autre, dignes de l'estime publique et du respect de tous les mortels. Ce projet peu sensé, qui supposait de la bonne foi dans les hommes, et par lequel je tombais dans le défaut que je reprochais à l'abbé de Saint-Pierre, eut le succés qu'il devait avoir il ne rapprocha point les partis et ne les réunit que pour m'accabler. En attendant que l'expérience m'eût fait sentir ma folie, je m'y livrai, j'ose le dire, avec un zèle digne du motif qui me l'inspirait, et je dessinai les deux caractères de Wolmar et de Julie, dans un ravissement qui me faisaitespérer de les rendre aimables tous les deux, et, qui plus est, l'un par l'autre.

Content d'avoir grossierement esquissé mon plan, je revins aux situations de détail que j'avais tracées; et de l'arrangement que je leur donnai résulterent les deux premières parties de la Julie, que je fis et mis au net durant cet hiver avec un plaisir inexprimable, employant pour cela le plus beau papier doré, de la poudre d'azur et d'argent pour sécher l'écriture, de la nonpareille bleue pour coudre mes cahiers, enfin, ne trouvant rien d'assez galant, rien d'assez mignon, pour les charmantes filles dont je raffolais comme un autre Pygmalion. Tous les soirs, au coin de mon feu, je lisais et relisais ces deux parties aux gouverneuses. La fille, sans rien dire, sanglotait avec moi d'attendrissement; la mere, qui, ne trouvant point là de compliments, n'y comprenait rien, restait tran

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