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Fils naturel, il m'en avait envoyé un exemplaire, que j'avais lu avec l'intérêt et l'attention qu'on donne aux ouvrages d'un ami. En lisant l'espèce de poétique en dialogue qu'il y a jointe, je fus surpris, et même un peu contristé, d'y trouver, parmi plusieurs choses désobligeantes, mais tolérables, contre les solitaires, cette âpre et dure sentence, sans aucun adoucissement: Il n'y a que le méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque, et présente deux sens, ce me semble: l'un très vrai, l'autre très faux; puisqu'il est même impossible qu'un homme qui est et veut être seul puisse et veuille nuire à personne, et par conséquent qu'il soit un méchant. La sentence en elle-même exigeait donc une interprétation; elle l'exigeait bien plus encore de la part d'un auteur qui, lorsqu'il imprimait cette sentence, avait un ami retiré dans une solitude. Il me paraissait choquant et malhonnête, ou d'avoir oublié, en la publiant, cet ami solitaire, ou, s'il s'en était souvenu, de n'avoir pas fait, du moins en maxime génerale, l'honorable et juste exception qu'il devait' non-seulement a cet ami, mais à tant de sages respectés, qui dans tous les temps ont cherché le calme et la paix dans la retraite, et dont, pour la première fois depuis que le monde existe, un écrivain s'avise, avec un trait de plume, de faire indistinctement autant de scélérats.

J'aimais tendrement Diderot; je l'estimais sincèrement, et je comptais avec une entière confiance sur les mêmes sentiments de sa part. Mais, excédé de son infatigable obstination à me contrarier éternellement sur mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre, sur tout ce qui n'intéressait que moi seul ; révolté de voir un homme plus jeune que moi vouloir à toute force me gouverner

comme un enfant; rebuté de sa facilité a promettre et de sa négligence à tenir; ennuyé de tant de rendez-vous donnés et manqués de sa part, et de sa fantaisie d'en donner toujours de nouveaux pour y manquer de rechef; gêné de l'attendre inutilement trois ou quatre fois par mois, les jours marqués par lui-même, et de diner seul le soir, après être allé au-devant de lui jusqu'à SaintDenis, et l'avoir attendu toute la journée, j'avais déjà le cœur plein de ses torts multipliés. Ce dernier me parut plus grave et me navra davantage. Je lui écrivis pour m'en plaindre, mais avec une douceur et un attendrissement qui me fit inonder mon papier de mes larmes; et ma lettre était assez touchante pour avoir dû lui en tirer. On ne devinerait jamais quelle fût sa réponse sur cet article; la voici mot pour mot (liasse A, no 33): « Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait « plu, qu'il vous ait touché. Vous n'êtes pas « de mon avis sur les ermites; dites-en tant « de bien qu'il vous plaira, vous serez le seul << au monde dont j'en penserai: encore y au<< rait-il bien a dire là-dessus si l'on pouvait « vous parler sans vous fâcher. Une femme « de quatre-vingts-ans! etc. On m'a dit une phrase du fils de madame d'Epinay, qui a a dû vous peiner beaucoup, ou je connais mal « le fond de votre âme. »

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Il faut expliquer les deux dernières phrases de cette lettre.

Au commencement de mon séjour à l'Ermitage, madame Le Vasseur parut s'y déplaire et trouver l'habitation trop seule. Ses propos là-dessus m'étant revenus, je lui offris de la renvoyer à Paris si elle s'y plaisait davantage, d'y payer son loyer, et d'y prendre le même soin d'elle que si elle était encore avec moi. Elle rejeta mon offre, me protesta

qu'elle se plaisait fort à l'Ermitage, que l'air de la campagne lui faisait du bien; et l'on voyait que cela était vrai, car elle y rajeunissait, pour ainsi dire, et s'y portait beaucoup mieux qu'à Paris. Sa fille m'assura même qu'elle eût été dans le fond très fâchée que nous quittassions l'Ermitage, qui réellement était un séjour charmant, aiinant fort le petit tripotage du jardin et des fruits, dont elle avait le maniement; mais qu'elle avait dit ce qu'on lui avait fait dire, pour tâcher de m'engager à retourner à Paris.

Cette tentative n'ayant pas reussi, ils tâchèrent d'obtenir par le scrupule l'effet que la complaisance n'avait pas produit, et me firent un crime de garder là cette vieille femme, loin des secours dont elle pouvait avoir besoin à son âge; sans songer qu'elle et beaucoup d'autres vieilles gens, dont l'excellent air du pays prolonge la vie, pouvaient tirer ces secours de Montmorency, que j'avais à ma porte; et comme s'il n'y avait des vieillards qu'à Paris, et que partout ailleurs ils fussent hors d'état de vivre. Madame Le Vasseur, qui mangeait beaucoup et avec une extreme voracite, était sujette à des débordements de bile et à de fortes diarrhées, qui lui duraient quelques jours et lui servaient de remède. A Paris, elle n'y faisait jamais rien et laissait agir la nature. Elle en usait de même à l'Ermitage, sachant bien qu'il n'y avait rien de mieux à faire. N'importe: parce qu'il n'y avait pas des médecins et des apothicaires à la campagne, c'était vouloir sa mort que de l'y laisser, quoiqu'elle s'y portât très bien. Diderot aurait dû déterminer à quel âge il n'est plus permis, sous peine d'homicide, de laisser vivre les vieilles gens hors de Paris.

C'était là une des deux accusations atroces

sur lesquelles il ne m'exceptait pas de sa sentence, qu'il n'y avait que le méchant qui fût seul; et c'etait ce que signifiait son exclamation pathétique et l'et cætera qu'il y avait bénignement ajouté : Une femme de quatre-vingts ans ! etc.

Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu'en m'en rapportant à madame Le Vasseur elle-même. Je la priai d'écrire naturellement son sentiment à madame d'Epinay. Pour la mettre plus à son aise, je ne voulus point voir sa lettre, et je lui montrai celle que je vais transcrire, et que j'écrivais à madame d'Epinay, au sujet d'une réponse que j'avais voulu faire à une autre lettre de Diderot encore plus dure et qu'elle m'avait empêché d'envoyer.

Le jeudi.

<< Madame Le Vasseur doit vous écrire, ma << bonne amie; je l'ai priee de vous dire sina cerement ce qu'elle pense. Pour la mettre << bien à son aisé, je lui ai dit que je ne vou<< lais point voir sa lettre, et je vous prie de ne me rien dire de ce qu'elle contient.

« Je n'enverrai pas ma lettre, puisque vous « vous y opposez; mais, me sentant très a grièvement offensé, il y aurait, à convenir « que j'ai tort, une bassesse et une fausseté « que je ne saurais me permettre. L'Evangile « ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet « d'offrir l'autre joue, mais non pas de de

mander pardon. Vous souvenez-vous de cet « homme de la comédie qui crie en donnant << des coups de bâton? Voilà le rôle du phi<< sophe.

«Ne vous flattez pas de l'empêcher de venir par le temps qu'il fait. Sa colère « lui donnera le temps et les forces que l'amitié lui refuse, et ce sera la première

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fois de sa vie qu'il sera venu le jour « qu'il avait promis. Il s'excédera pour venir me répéter de bouche les injures qu'il me < dit dans ses lettres; je ne les endurerai rien moins que patiemment. Il s'en retour« nera être malade à Paris; et moi je serai, « selon l'usage, un homme fort odieux. Qué faire? Il faut souffrir.

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Mais n'admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui voulait me venir prendre à « Saint-Denis, y dîner, me ramener en fiacre, « et à qui, huit jours après (liasse A, no 34), « sa fortune ne permet plus d'aller à l'Ermitage autrement qu'à pied? Il n'est pas aba solument impossible, pour parler son lan« gage, que ce soit la le ton de la bonne foi; « mais, en ce cas, il faut qu'en huit jours il << soit arrivé d'étranges changements dans sa fortune.

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« Je prends part au chagrin que vous « donne la maladie de madame votre mère; << mais vous voyez que votre peine n'approche pas de la mienne. On souffre moins « encore à voir malades les personnes qu'on «aime qu'injustes et cruelles.

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« Adieu, ma bonne amie, voici la dernière fois que je vous parlerai de cette malheu<< reuse affaire. Vous me parlez d'aller à Paris « avec un sang-froid qui me réjouirait dans << un autre temps. »

J'écrivis à Diderot ce que j'avais fait au sujet de madame Le Vasseur, sur la proposition de madame d'Epinay elle-même; et madame Le Vasseur ayant choisi, comme on peut bien croire, de rester à l'Ermitage, où elle se portait tres bien, où elle avait toujours compagnie, et où elle vivait très agréablement, Diderot, ne sachant plus de quoi me faire un crime, m'en fit un de cette précaution de ma part, et ne laissa pas de m'en

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