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se livraient désormais sans risque au plaisir d'achever de m'écraser.

Mon état, en effet, était des plus déplorables. Je voyais s'éloigner de moi tous mes amis, sans qu'il me fût possible de savoir ni comment ni pourquoi. Diderot, qui se vantait de me rester, de me rester seul, et qui depuis trois mois me promettait une visite, ne venait point. L'hiver commençait à se faire sentir, et avec lui les atteintes de mes maux habituels. Mon tempérament, quoique vigoureux, n'avait pu soutenir les combats de tant de passions contraires : j'étais dans un épuisement qui ne me laissait ni force ni courage pour résister à rien. Quand mes engagements, quand les continuelles représentations de Diderot et de madame d'Houdetot m'auraient permis en ce moment de quitter l'Ermitage, je ne savais ni où aller ni comment me traîner. Je restais immobile et stupide, sans pouvoir agir ni penser. La seule idée d'un pas à faire, d'une lettre à écrire, d'un mot à dire, me faisait frémir. Je ne pouvais cependant laisser la lettre de madame d'Epinay sans réplique, à moins de m'avouer digne des traitements dont elle et son ami m'accablaient. Je pris le parti de lui notifier mes sentiments et mes résolutions, ne dou tant pas un moment que, par humanité, par générosité, par bienséance, par les bons sentiments que j'avais cru voir en elle, malgré les mauvais, elle ne s'empressât d'y souscrire. Voici ma lettre :

A l'Ermitage, le 23 novembre 1757.

<< Si l'on mourait de douleur, je ne serais a pas en vie. Mais enfin j'ai pris mon parti. « L'amitié est éteinte entre nous, madame; « mais celle qui n'est plus garde encore des droits que je sais respecter. Je n'ai point

◄ oublié vos bontés pour moi, et vous pouvez compter de ma part sur toute la reconnais«sance qu'on peut avoir pour quelqu'un a qu'on ne doit plus aimer. Toute autre expli«cation serait inutile: j'ai pour moi ma << conscience, et vous renvoie à la vôtre.

« J'ai voulu quitter l'Ermitage, et je le de<< vais. Mais on prétend qu'il faut que j'y reste « jusqu'au printemps; et puisque mes amis « le veulent, j'y resterai jusqu'au printemps, « si vous y consentez. »

Cette lettre écrite et partie, je ne pensai plus qu'à me tranquilliser à l'Ermitage, en y Soignant ma santé, tâchant de recouvrer des forces, et de prendre des mesures pour en sortir au printemps, sans bruit et sans afficher une rupture. Mais ce n'était pas là le compte de M. Grimm et de madame d'Epinay, comme on verra dans un moment.

Quelques jours après, j'eus enfin le plaisir de recevoir de Diderot cette visite si souvent promise et manquée. Elle ne pouvait venir plus à propos; c'était mon plus ancien ami; c'etait presque le seul qui me restât; on peut juger du plaisir que j'eus à le voir dans ces circonstances. J'avais le cœur plein, je l'épanchai dans le sien. Je l'éclairai sur beaucoup de faits qu'on lui avait tus, déguisés ou supposés. Je lui appris, de tout ce qui s'était passé, ce qu'il m'était permis de lui dire. Je n'affectai point de lui taire ce qu'il ne savait que trop, qu'un amour aussi malheureux qu'insensé avait été l'instrument de ma perte; mais je ne convins jamais que madame d'Houdetot en fût instruite, ou du moins que je le lui eusse déclaré. Je lui parlai des indignes manœuvres de madame d'Epinay pour surprendre les lettres très innocentes que sa belle-sœur m'écrivait. Je voulus qu'il apprît ces détails de la bouche même des personnes

qu'elle avait tenté de séduire, Thérèse le lui fit exactement: mais que devins-je quand ce fut le tour de la mère, et que je l'entendis déclarer et soutenir que rien de cela n'était à sa connaissance! Ce furent ses termes, et jamais elle ne s'en départit. Il n'y avait pas quatre jours qu'elle m'en avait répété le récit à moi-même, et elle me dément en face devant mon ami. Ce trait me parut décisif, et je sentis alors vivement mon imprudence d'avoir gardé si longtemps une pareille femme auprès de moi. Je ne m'étendis point en invectives contre elle; à peine daignai-je lui dire quelques mots de mépris. Je sentis ce que je devais à la fille, dont l'inébranlable droiture contrastait avec l'indigne lâcheté de la mère. Mais dès lors mon parti fut pris sur le compte de la vieille, et je n'attendis que le moment de l'exécuter.

Ce moment vint plus tôt que je ne l'avais attendu. Le 10 décembre, je reçus de madame d'Epinay réponse à ma précédente lettre. En voici le contenu (liasse B, no 11).

A Genève, le 1er décembre 1757.

<< Après vous avoir donné, pendant plusieurs années, toutes les marques possibles « d'amitié et d'intérêt, il ne me reste qu'à « vous plaindre. Vous êtes bien malheureux. « Je désire que votre conscience soit aussi « tranquille que la mienne. Cela pourrait être « nécessaire au repos de votre vie.

«

Puisque vous vouliez quitter l'Ermitage, « et que vous le deviez, je suis étonnée qué < vos amis vous aient retenu. Pour moi, je << ne consulte point les miens sur mes devoirs, et je n'ai plus rien à vous dire sur « les vôtres. >>

Un congé si imprévu, mais si nettement prononcé, ne me laissa pas un instant à ba

lancer. Il fallait sortir sur-le-champ, quelque temps qu'il fit, en quelque état que je fusse, dussé-je coucher dans les bois et sur la neige, dont la terre était alors couverte, et quoi que pût dire et faire madame d'Houdetot; car je voulais bien lui complaire en tout, mais non pas jusqu'à l'infamie.

Je me trouvai dans le plus terrible embarras où j'aie été de mes jours; mais ma résolution était prise : je jurai, quoi qu'il arrivât, de ne pas coucher à l'Ermitage le huitième jour. Je me mis en devoir de sortir mes effets, déterminé à les laisser en plein champ, plutôt que de ne pas rendre les clefs dans la huitaine; car je voulais surtout que tout fût fait avant qu'on pût écrire à Genève et recevoir réponse. J'étais d'un courage que je ne m'étais jamais senti: toutes mes forces étaient revenues. L'honneur et l'indignation m'en rendirent sur lesquelles madame d'Epinay n'avait pas compté. La fortune aida mon audace. M. Mathas, procureur fiscal de M. le prince de Condé, entendit parler de mon embarras. Il me fit offrir une petite maison qu'il avait à son jardin de Mont-Louis, à Montmorency. J'acceptai avec empressement et reconnaissance. Le marché fut bientôt fait; je fis en hâte acheter quelques meubles, avec ceux que j'avais déjà, pour nous coucher, Thérèse et moi. Je fis charrier mes effets à grand'peine et à grands frais malgré la glace et la neige, mon déménagement fut fait dans deux jours, et le 15 décembre je rendis les clefs de l'Ermitage, après avoir payé les gages du jardinier, ne pouvant payer mon loyer.

Quant à madame Le Vasseur, je lui déclarai qu'il fallait nous séparer sa fille voulut m'ébranler; je fus inflexible. Je la fis partir pour Paris, dans la voiture du messager

avec tous les effets et meubles que sa fille et elle avaient en commun. Je lui donnai quelque argent, et je m'engageai à lui payer son loyer chez ses enfants ou ailleurs, à pourvoir à sa subsistance autant qu'il me serait possible, et à ne jamais la laisser manquer de pain, tant que j'en aurais moi-même.

Enfin, le surlendemain de mon arrivée à Mont-Louis, j'écrivis à madame d'Epinay la lettre suivante :

A Montmorency, le 17 décembre 1757.

« Rien n'est si simple et si nécessaire, ma◄ «dame, que de déloger de votre maison, « quand vous n'approuvez pas que j'y reste. « Sur votre refus de consentir que je passasse « à l'Ermitage le reste de l'hiver, je l'ai donc quitté le 15 décembre. Ma destinée était d'y « entrer malgré moi, et d'en sortir de même. Je vous remercie du séjour que vous m'avez « engagé d'y faire, et je vous en remercierais <davantage, si je l'avais payé moins cher. Au reste, vous avez raison de me croire « malheureux; personne au monde ne sait « mieux que vous combien je dois l'être. Si « c'est un malheur de se tromper sur le choix de ses amis, c'en est un autre non moins cruel de revenir d'une erreur si douce. >>

Tel est le narré fidèle de ma demeure à l'Ermitage, et des raisons qui m'en ont fait sortir. Je n'ai pu couper ce récit, et il importait de le suivre avec la plus grande exactitude, cette époque de ma vie ayant eu sur la suite une influence qui s'étendra jusqu'à mon dernier jour.

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