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envoya son rapport au conseil d'Etat, qui deux jours après lui envoya l'ordre d'informer sur cette affaire, de promettre une récompense et le secret à ceux qui dénonceraient les coupables, et de mettre en attendant, aux frais du prince, des gardes à ma maison et à celle du châtelain qui la touchait. Le lendemain, le colonel Pury, le procureur général Meuron, le châtelain Martinet, le receveur Guyenet, le trésorier d'Ivernois et son père, en un mot, tout ce qu'il y avait de gens distingués dans le pays, vinrent me voir, et réunirent leurs sollicitations pour m'engager à céder à l'orage, et à sortir au moins pour un temps d'une paroisse où je ne pouvais plus vivre en sûreté ni avec honneur. Je m'aperçus même que le châtelain, effrayé des fureurs de ce peuple forcené, et craignant qu'elles ne s'étendissent jusqu'à lui, aurait été bien aise de m'en voir partir au plus vite, pour n'avoir plus l'embarras de m'y protéger, et pouvoir la quitter lui-même, comme il fit après mon départ. Je cédai donc, et même avec peu de peine; car le spectacle de la haine du peuple me causait un déchirement de cœur que je ne pouvais plus supporter.

J'avais plus d'une retraite à choisir. Depuis le retour de madame de Verdelin à Paris, elle m'avait parlé dans plusieurs lettres d'un M. Walpole qu'elle appelait milord, lequel, pris d'un grand zèle en ma faveur, me proposait, dans une de ses terres, un asile dont elle me faisait les descriptions les plus agréables, entrant, par rapport au logement et à la subsistance, dans des détails qui marquaient à quel point ledit milord Walpole s'occupait avec elle de ce projet. Milord maréchal m'avait toujours conseillé l'Angleterre ou l'Ecosse, et m'y offrait aussi un asile dans ses terres; mais il m'en offrait un qui me

tentait beaucoup davantage à Potsdam, auprès de lui. Il venait de me faire part d'un propos que le roi lui avait tenu à mon sujet, êt qui était une espèce d'invitation de m'y rendre; et madame la duchesse de SaxeGotha comptait si bien sur ce voyage, qu'elle m'écrivit pour me presser d'aller la voir en passant, et de m'arrêter quelque temps auprès d'elle; mais j'avais un tel attachement pour la Suisse, que je ne pouvais me résoudre à la quitter tant qu'il me serait possible d'y vivre, et je pris ce temps pour exécuter un projet dont j'étais occupé depuis quelques mois, et dont je n'ai pu parler encore pour ne pas couper le fil de mon récit.

Ce projet consistait à m'aller établir dans l'île de Saint-Pierre, domaine de l'hôpital de Berne, au milieu du lac de Bienne. Dans un pèlerinage pédestre que j'avais fait l'été précédent avec du Peyrou, nous avions visité cette île, et j'en avais été tellement enchanté que je n'avais cessé depuis ce temps-là de songer aux moyens d'y faire ma demeure. Le plus grand obstacle était que l'île appartenait aux Bernois, qui trois ans auparavant m'avaient vilainement chassé de chez eux; et, outre que ma fierté pâtissait à retourner chez des gens qui m'avaient si mal reçu, j'avais lieu de craindre qu'ils ne me laissåssent pas plus en repos qu'ils n'avaient fait à Yverdon. J'avais consulté là-dessus milord maréchal qui, pensant comme moi que les Bernois seraient bien aises de me voir relégué dans cette île et de m'y tenir en otage pour les écrits que je pourrais être tenté de faire, avait fait sonder là-dessus leurs dispositions par un M. Sturler, son ancien voisin de Colombier. M. Sturler s'adressa à des chefs de l'Etat et, sur leur réponse, assura milord maréchal que les Bernois, honteux de leur conduite

passée, ne demandaient pas mieux que de me voir domicilié dans l'île de Saint-Pierre et de m'y laisser tranquille. Pour surcroît de précaution, avant de risquer d'y aller résider, je fis prendre de nouvelles informations par le colonel Chaillet, qui me confirma les mêmes choses; et le receveur de l'île ayant reçu de ses maîtres la permission de m'y loger, je crus ne rien risquer d'aller m'établir chez lui, avec l'agrément tacite tant du souverain que des propriétaires; car je ne pouvais espérer que MM. de Berne reconnussent ouvertement l'injustice qu'ils m'avaient faite, et pechassent ainsi contre la plus inviolable maxime de tous les souverains.

L'ile de Saint-Pierre, appelée à Neuchâtel l'île de la Motte, au milieu du lac de Bienne, a environ une demi-lieue de tour; mais dans ce petit espace, elle fournit toutes les principales productions nécessaires à la vie. Elle des champs, des prés, des vergers, des bois, des vignes, et le tout, à la faveur d'un terrain varié et montagneux, forme une distribution d'autant plus agréable que ses parties, ne se découvrant pas toutes ensemble, se font valoir mutuellement et font juger l'ile plus grande qu'elle n'est en effet. Une terrasse fort élevée en forme la partie occidentale, qui regarde Gleresse et Bonneville. On a planté cette terrasse d'une longue allée qu'on a coupée dans son milieu par un grand salon, où, durant les vendanges, on se rassemble les dimanches, de tous les rivages voisins, pour danser et se réjouir. Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais vaste et commode, où loge le receveur, et située dans un enfoncement qui la tient à l'abri des vents.

A cinq ou six cents pas de l'île est, du côté du sud, une autre île beaucoup plus petite, inculte et déserte, qui parait avoir été déta

chée autrefois de la grande par les orages, et ne produit parmi ses graviers que des saules et des persícaires, mais où est cependant un tertre élevé, bien gazonné et très agréable. La forme de ce lac est un ovale presque régulier. Ses rives, moins riches que celles des lacs de Genève et de Neuchâtel, ne laissent pas de former une assez belle décoration, surtout dans la partie occidentale, qui est très peuplée, et bordée de vignes au pied d'une chaîne de montagnes, à peu près comme à Côte-Rôtie, mais qui ne donnent pas d'aussi hon vin. On y trouve, en allant du sud au nord, le Lailliage de Saint-Jean, Bonneville, Bienne et Nidau, à l'extrémité du lac, le tout entremêlé de villages très agréables.

Tel était l'asile que je m'étais ménagé, et où je résolus de m'établir en quittant le Valde-Travers (1). Ce choix était si conforme à mon goût pacifique, à mon humeur solitaire et paresseuse, que je le compte parmi les douces rêveries dont je me suis le plus vivement passionné. Il me semblait que dans cette île je serais plus séparé des hommes, plus à l'abri de leurs outrages, plus oublié d'eux, plus livré, en un mot, aux douceurs du désœuvrement et de la vie contemplative. J'aurais voulu être tellement confiné dans cette île, que je n'eusse plus de commerce avec les mortels; et il est certain que je pris

(1) Il n'est peut-être pas inutile d'avertir que j'y laissais un ennemi particulier dans un M. du Terraux, maire des Verrières, en très médiocre estime dans le pays, mais qui a un frère qu'on dit honnête homme dans les bureaux de M. de Saint-Florentin. Le maire l'était allé voir quelque temps avant mon aventure. Les petites remarques de cette espèce, qui par ellesmêmes ne sont rien, peuvent mener dans la suite à la découverte de bien des souterrains.

toutes les mesures imaginables pour me soustraire à la nécessité d'en entretenir.

Il s'agissait de subsister; et, tant par la cherté des denrées que par la difficulté des transports, la subsistance est chère dans cette île, où d'ailleurs on est à la discrétion du receveur. Cette difficulté fut levée par un arrangement que du Peyrou voulut bien prendre avec moi, en se substituant à la place de la Compagnie qui avait entrepris et abandonné mon édition générale. Je lui remis tous les matériaux de cette édition. J'en fis Farrangement et la distribution. J'y joignis l'engagement de lui remettre les Mémoires de ma vie, et je le fis dépositaire généralement de tous mes papiers, avec la condition expresse de n'en faire usage qu'après ma mort, ayant à cœur d'achever tranquillement ma carrière, sans plus faire souvenir le public de moi. Au moyen de cela, la pension viagère qu'il se chargeait de me payer suffisait pour ma subsistance. Milord maréchal, ayant recouvré tous ses biens, m'en avait offert une de douze cents francs, que je n'avais accepté qu'en la réduisant à la moitié. Il m'en voulut envoyer le capital, que je refusai, par l'embarras de le placer. Il fit passer ce capital à du Peyrou, entre les mains de qui il est resté, et qui m'en paye la rente viagère sur le pied convenu avec le constituant. Joignant donc mon traité avec du Peyrou, la pension de milord maréchal, dont les deux tiers étaient reversibles à Thérèse après ma mort, et la rente de trois cents francs que j'avais sur Duchesne, je pouvais compter sur une subsistance honnête, et pour moi, et après moi pour Thérèse, à qui je laissais sept cents francs de rente, tant de la pension de Rey que de celle de milord maréchal; ainsi je n'avais plus à craindre

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