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avais parlé le premier à tout le monde, personne n'en aurait rien su. Je fus si touché de ce procédé, que depuis lors je me suis attaché à Rey d'une amitié véritable. Quelque temps après, il me désira pour parrain d'un de ses enfants : j'y consentis; et l'un de mes regrets dans la situation où l'on m'a réduit, est qu'on m'ait ôté tout moyen de rendre désormais mon attachement utile à ma filleule et à ses parents. Pourquoi, si sensible à la modeste générosité de ce libraire, le suis-je si peu aux bruyants empressements de tant de gens huppés, qui remplissent pompeusement l'univers du bien qu'ils disent m'avoir voulu faire, et dont je n'ai jamais rien senti? Est-ce leur faute, est-ce la mienne! Ne sont-ils que vains, ne suis-je qu'ingrat? Lecteur sensé, pesez, décidez; pour moi, je me tais.

Cette pension fut une grande ressource pour l'entretien de Thérèse, et un grand soulagement pour moi. Mais au reste j'étais bien éloigné d'en tirer un profit direct pour moimême, non plus que de tous les cadeaux qu'on lui faisait. Elle a toujours disposé de tout elle-même. Quand je gardais son argent, je lui en tenais un fidele compte, sans jamais en mettre un liard dans notre commune dépense, même quand elle était plus riche que moi. Ce qui est à moi est à nous, lui disais-je; et ce qui est à toi est à toi. Je n'ai jamais cessé de me conduire avec elle selon cette maxime, que je lui ai si souvent répétée. Ceux qui ont eu la bassesse de m'accuser de recevoir par ses mains ce que je refusais dans les miennes jugeaient sans doute de mon cœur par les leurs, et me connaissaient bien mal. Je mangerais volontiers avec elle le pain qu'elle aurait gagné, jamais celui qu'elle aurait reçu. J'en appelle sur ce point

à son témoignage, et dès à présent, et lorsque, selon le cours de la nature, elle m'aura survécu. Malheureusement elle est peu entendue en économie à tous egards, peu soi gneuse et fort dépensiere, non par vanité ni par gourmandise, mais par négligence uniquement. Nul n'est parfait ici-bas; et, puisqu'il faut que ses excellentes qualités soient rachetées, j'aime mieux qu'elle ait des défauts que des vices, quoique ces défauts nous fassent peut-être encore plus de mal à tous deux. Les soins que j'ai pris pour elle, comme jadis pour maman, de lui accumuler quelque avance qui pût un jour lui servir de ressource, sont inimaginables; mais ce furent toujours des soins perdus, jamais elles n'ont compté ni l'une ni l'autre avec elles-mêmes; et, malgré tous mes efforts, tout est toujours parti à mesure qu'il est venu. Quelque simplement que Thérèse se mette, jamais la pension de Rey ne lui a suffi pour se nipper, que je n'y aie encore suppléé du mien chaque année. Nous ne sommes pas faits, ni elle ni moi, pour être jamais riches, et je ne compte assurément pas cela parmi nos malheurs.

Le Contrat social s'imprimait assez rapidement. Il n'en était pas de même de l'Emile, dont j'attendais la publication, pour exécuter la retraite que je méditais. Duchesne m'envoyait de temps à autre des modéles d'impression pour choisir; quand j'avais choisi, au lieu de commencer, il m'en envoyait encore d'autres. Qnand enfin nous fûmes bien déterminés sur le format, sur le caractère, et qu'il avait déjà plusieurs feuilles d'imprimées, sur quelqué léger changement que je fis à une épreuve, il recommenca tout, et au bout de six mois nous nous trouvâmes moins avancés que le premier jour. Durant tous ces essais, je vis bien que l'ouvrage s'imprimait

en France, ainsi qu'en Hollande, et qu'il s'en faisait à la fois deux éditions. Que pouvais-je faire? Je n'étais plus maître de mon manuscrit. Loin d'avoir trempé dans l'édition de France, je m'y étais toujours opposé; mais enfin, puisque cette édition se faisait bon gré malgré moi, et puisqu'elle servait de modèle à l'autre, il fallait bien y jeter les yeux et voir les épreuves, pour ne pas laisser estropier et défigurer mon livre. D'ailleurs, l'ouvrage s'imprimait tellement de l'aveu du magistrat, que c'était lui qui en dirigeait en quelque sorte l'entreprise, qu'il m'écrivait très souvent, et qu'il me vint voir même à ce sujet, dans une occasion dont je vais parler à l'instant.

Tandis que Duchesne avançait à pas de tortue, Néaulme, qu'il retenait, avançait encore plus lentement. On ne lui envoyait pas fidelement les feuilles à mesure qu'elles s'imprimaient. Il crut apercevoir de la mauvaise foi dans la manoeuvre de Duchesne, c'est-àdire de Guy, qui faisait pour lui; et, voyant qu'on n'executait pas le traité, il m'écrivit lettres sur lettres pleines de doléances et de griefs, auxquels je pouvais encore moins remédier qu'à ceux que j'avais pour mon compte. Son ami Guérin, qui me voyait alors fort souvent, me parlait incessamment de ce livre, mais toujours avec la plus grande réserve. II savait et ne savait pas qu'on l'imprimait en France; il savait et ne savait pas que le magistrat s'en melât en me plaignant des embarras qu'allait me donner ce livre, il semblait m'accuser d'imprudence, sans jamais vouloir dire en quoi elle consistait: il biaisait et tergiversait sans cesse; il semblait ne parler que pour me faire parler. Ma sécurité, pour lors, était si complete, que je riais du ton circonspect et mysterieux qu'il met

tait à cette affaire, comme d'un tic contracté chez les ministres et les magistrats, dont il fréquentait assez les bureaux. Sûr d'être en règle à tous égards sur cet ouvrage, fortement persuadé qu'il avait non-seulement l'agrément et la protection du magistrat, mais même qu'il méritait et qu'il avait de même la faveur du ministère, je me félicitais de mon courage à bien faire, et je riais de mes pusillanimes amis, qui paraissaient s'inquieter pour moi. Duclos fut de ce nombre, et j'avoue que ma confiance en sa droiture et en ses lumières eût pu m'alarmer à son exemple, si j'en avais eu moins dans l'utilité de l'ouvrage et dans la probité de ses patrons. Il me vint voir de chez M. Baille, tandis que l'Emile était sous presse; il m'en parla. Je lui lus la Profession de foi du Vicaire savoyard; il l'écouta tres paisiblement, et, ce me semble, avec grand plaisir. Il me dit quand j'eus finis: « Quoi! citoyen! cela fait partie d'un livre qu'on imprime a Paris? - Oui, lui dis-je, et l'on devrait l'imprimer au Louvre par ordre du roi. J'en conviens, me dit-il; mais faites-moi le plaisir de ne dire a personne que vous m'ayez lu ce morceau. >> Cette frappante manière de s'exprimer me surprit sans m'effrayer. Je savais que Duclos voyait beaucoup M. de Malesherbes. J'eus peine à concevoir comment il pensait si différemment que lui sur le même objet.

Je vivais à Montmorency depuis plus de quatre ans, sans y avoir eu un seul jour de bonne santé. Quoique l'air y soit excellent, les eaux y sont mauvaises, et cela peut très bien être une des causes qui contribuaient à empirer mes maux habituels. Sur la fin de l'automne 1761, je tombai tout à fait malade; et je passai l'hiver entier dans des souf rfances presque sans relâche. Le mal physi

que, augmenté par mille inquiétudes, me les rendit aussi plus sensibles. Depuis quelque temps, de sourds et tristes pressentiments me troublaient, sans que je susse à propos de quoi. Je recevais des lettres anonymes assez singulieres, et même des lettres signées qui ne l'étaient guère moins. J'en reçus une d'un conseiller au parlement de Paris, qui, mécontent de la présente constitution des choses, et n'augurant pas bien des suites, me consultait sur le choix d'un asile, à Genève ou en Suisse, pour s'y retirer avec sa famille. J'en reçus une de M. de..., président à mortier au parlement de..., lequel me proposait de rédiger pour ce parlement, qui pour lors était mal avec la cour, des mémoires et remontrances, offrant dé me fournir tous les documents et matériaux dont j'aurais besoin pour cela. Quand je souffre, je suis sujet à l'humeur. J'en avais en recevant ces lettres; j'en mis dans les réponses que j'y fis, refusant tout à plat ce qu'on me demandait. Ce refus n'est assurément pas ce que je me reproche, puisque ces lettres pouvaient être des piégés de mes ennemis, et ce qu'on me demandait était contraire à des principes dont je voulais moins me départir que jamais: mais, pouvant refuser avec aménité, je refusai aveć dureté; et voilà en quoi j'eus tort.

On trouvera parmi mes papiers les deux lettres dont je viens de parler. Celle du conseiller ne me surprit pas absolument, parce que je pensais comme lui, et comme beaucoup d'autres, que la constitution déclinante menaçait la France d'un prochain délabrement. Les désastres d'une guerre malheureuse, qui tous venaient de la faute du gouvernement; l'incroyable désordre des finances, les tiraillements continuels de l'ad

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