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cruelle dans les douleurs du calcul. Je cessai de craindre qu'un bout de bougie, qui s'était rompu dans l'uretre il y avait longtemps, n'eût fait le noyau d'une pierre. Delivre des maux imaginaires, plus cruels pour moi que les maux réels, j'endurai plus paisiblement ces derniers. Il est constant que depuis ce temps j'ai beaucoup moins souffert de ma maladie que je n'avais fait jusqu'alors; et je ne me rappelle jamais que je dois ce soulagement à M. de Luxembourg, sans m'attendrir de nouveau sur sa memoire.

Revenu pour ainsi dire à la vie, et plus occupé que jamais du plan sur lequel j'en voulais passer le reste, je n'attendais, pour l'exécuter, que la publication de l'Emile. Je songeais à la Touraine, où j'avais déjà été, e qui me plaisait beaucoup, tant pour la douceur du climat que pour celle des habitants.

La terra molle e lieta e dilettosa

Simili a se gli abitator produce.

J'avais déjà parlé de mon projet à M. de Luxembourg, qui m'en avait voulu détourner; je lui en reparlai de rechef comme d'une chose résolue. Alors il me proposa le château de Merlou, à quinze lieues de Paris, comme un asile qui pouvait me convenir, et dans lequel ils se feraient l'un et l'autre un plaisir de m'établir. Cette proposition me toucha et ne me déplut pas. Avant toute chose, il fallait voir le lieu; nous convînmes du jour où M. le maréchal enverrait son valet de chambre avec une voiture, pour m'y conduire. Je me trouvai ce jour-la tort incommodé, il fallut remettre la partie, et les contre-temps qui survinrent m'empêcherent de l'executer. Ayant appris depuis que la terre de Merlou n'était pas à M. le maréchal, mais à madame,

je m'en consolai plus aisément de n'y être pas allé.

L'Emile parut enfin, sans que j'entendisse plus parler de cartons ni d'aucune difficulté. Avant sa publication, M. le maréchal me redemanda toutes les lettres de M. de Malesherbes qui se rapportaient à cet ouvrage. Ma grande confiance en tous deux, ma profonde sécurité, m'empêchèrent de réfléchir à ce qu'il y avait d'extraordinaire et même d'inquiétant dans cette demande. Je rendis les lettres, hors une ou deux, qui par mégarde étaient restées dans des livres. Quelque temps auparavant, M. de Malesherbes m'avait marque qu'il retirerait les lettres que j'avais écrites à Duchesne durant mes alarmes au sujet des jésuites, et il faut avouer que ces lettres ne faisaient pas grand honneur à ma raison. Mais je lui marquai qu'en nulle chose je ne voulais passer pour meilleur que je n'étais, et qu'il pouvait lui laisser les lettres. J'ignore ce qu'il a fait.

La publication de ce livre ne se fit point avec cet éclat d'applaudissements qui suivait celle de tous mes écrits. Jamais ouvrage n'eut de si grands éloges particuliers, ni si peu d'approbation publique. Ce que m'en dirent, ce que m'en écrivirent les gens les plus capables d'en juger, me confirma que c'était la le meilleur de mes écrits, ainsi que le plus important. Mais tout cela fut dit avec les précautions les plus bizarres, comme s'il eût importé de garder le secret du bien que l'on en pensait. Madame de Boufflers, qui me marqua que l'auteur de ce livre méritait des statues et les hommages de tous les humains, me pria sans façon, à la fin de son billet, dé le lui renvoyer. D'Alembert, qui m'écrivit que cet ouvrage décidait de ma supériorité et devait me mettre à la tête de tous les gens

de lettres, ne signa point sa lettre, quoiqu'il eût signé toutes celles qu'il m'avait écrites jusqu'alors. Duclos, amí sûr, homme vrai, mais circonspect, et qui faisait cas de cé livre, évita de m'en parler par écrit: La Condamine se jeta sur la Profession de foi, et battit la campagne; Clairaut se borna, dans sa lettre, au même morceau; mais il ne craignit pas d'exprimer l'émotion que sa lecture lui avait donnée, et il me marqua, en propres termes, que cette lecture avait réchauffé sa vieille âme de tous ceux à qui j'avais envoyé mon livre, il fut le seul qui dit hautement et librement à tout le monde tout le bien qu'il en pensait.

Mathas, à qui j'en avais aussi donné un exemplaire avant qu'il fût en vente, le prêta à M. de Blaire, conseiller au parlement, père de l'intendant de Strasbourg. M. de Blaire avait une maison de campagne à Saint-Gratien, et Mathas, son ancienne connaissance, l'y allait voir quelquefois quand il y pouvait aller. Il lui fit lire l'Emile avant qu'il fût publié. En le lui rendant, M. de Blaire lui dit ces propres mots, qui me furent rendus le même jour : « Monsieur Mathas, voilà un fort beau livre, mais dont il sera parlé dans peu, plus qu'il ne serait à désirer pour l'auteur.» Quand il me rapporta ce propos, je ne fis qu'en rire, et je n'y vis que l'importance d'un homme en robe, qui met du mystère à tout. Tous les propos inquiétants qui me revinrent ne me firent pas plus d'impression; et, loin de prévoir en aucune sorte la catastrophe à aquelle je touchais, certain de l'utilité, de la beauté de mon ouvrage, certain d'être en règle à tous égards, certain, comme je croyais l'être, de tout le crédit de madame de Luxembourg et même de la faveur du ministère, je m'applaudissais du parti que j'avais pris de

me retirer au milieu de mes triomphes, et lorsque je venais d'écraser tous mes envieux. Une seule chose in alarmait dans la publication de ce livre, et cela, moins pour ma sûreté que pour l'acquit de mon cœur. A l'Ermitage, à Montmorency, j'avais vu de pres et avec indignation les vexations qu'un soin jaloux des plaisirs des princes fait exercer sur les malheureux paysans forcés de souffrir le dégât que le gibier fait dans leurs champs, sans oser se défendre qu'à force de bruit, et forcés de passer les nuits dans leurs fêves et leurs pois, avec des chaudrons, des tambours, des sonnettes, pour écarter les sangliers. Témoin de la dureté barbare avec laquelle M. le comte de Charolais faisait traiter ces pauvres gens, j'avais fait, vers la fin de l'Emile, une sortie sur cette cruauté. Autre infraction à mes maximes, qui n'est pas res tée impunie. J'appris que les officiers de M. le prince de Conti n'en usaient guère moins durement sur ses terres; je tremblais que ce prince, pour lequel j'étais pénetré de respect et de reconnaissance, ne prît pour lui ce que l'humanité révoltée m'avait fait dire pour son oncle, et ne s'en tint offensé. Cependant, comme ma conscience me rassurait pleineent sur cet article, je me tranquillisai sur son témoignage, et je fis bien. Du moins, je n'ai jamais appris que ce prince ait fait la moindre attention a ce passage, écrit longtemps avant que j'eusse l'honneur d'être connu de lui.

Peu de jours avant ou après la publication de mon livre, car je ne me rappelle pas bien exactement le temps, parut un autre ouvrage sur le même sujet, tiré mot à mot de mon premier volume, hors quelques platises dont on avait entremêlé cet extrait. Ce livre portait le nom d'un Genevois appelé Balexsert:

et il était dit dans le titre qu'il avait remporté le prix à l'Académie de Harlem. Je compris aisément que cette académie et ce prix étaient d'une creation toute nouvelle, pour déguiser le plagiat aux yeux du public; mais je vis aussi qu'il y avait à cela quelque intrigue antérieure, à laquelle je ne comprenais rien; soit par la communication de mon manuscrit, sans quoi ce vol n'aurait pu se faire; soit pour bâtir l'histoire de ce prétendu prix, à laquelle il avait bien fallu donner quelque fondement. Ce n'est que bien des années après que, sur un mot échappé à d'Ivernoy, j'ai pénétré le mystere et entrevu ceux qui avaient mis en jeu le sieur Balexsert.

Les sourds mugissements qui précèdent l'orage commençaient à se faire entendre, et tous les gens un peu pénétrants virent bien qu'il se couvait, au sujet de mon livre et de moi, quelque complot qui ne tarderait pas d'éclater. Pour moi, ma sécurité, ma stupidité fut telle, que, loin de prévoir mon malheur, je n'en soupçonnai pas même la cause, après en avoir ressenti l'effet. On commença par répandre avec assez d'adresse qu'en sévissant contre les jésuites on ne pouvait marquer une indulgence partiale pour les livres et les auteurs qui attaquaient la religion. On me reprochait d'avoir mis mon nom a l'Emile, comme si je ne l'avais pas mis à tous mes autres écrits, auxquels on n'avait rien dit. Il semblait qu'on craignît de se voir forcé à quelques démarches qu'on ferait à regret, mais que les circonstances rendaient nécessaires, et auxquelles mon imprudence avait donné lieu. Ces bruits me parvinrent et ne m'inquiéterent guère: il ne me vint pas même à l'esprit qu'il pût y avoir dans toute cette affaire la moindre chose qui me

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