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prises, on ne fit aucune difficulté de me fournir des chevaux.

Comme je n'avais point dîné à table, et ne m'étais pas montré dans le château, les dames vinrent me dire adieu dans l'entre-sol, où j'avais passé la journée. Madame la maréchale m'embrassa plusieurs fois d'un air assez triste; mais je ne sentis plus dans ces embrassements les étreintes de ceux qu'elle m'avait prodigués il y avait deux ou trois ans. Madame de Boufflers m'embrassa aussi, et me dit de fort belles choses. Un embrassement qui me surprit davantage fut celui de madame de Mirepoix, car elle était aussi là. Madame la maréchale de Mirepoix est une personne extrêmement froide, décente et reservée, et ne me paraît pas tout à fait exempte de la hauteur naturelle à la maison de Lorraine. Elle ne m'avait jamais témoigné beaucoup d'attention. Soit que, flatté d'un honneur auquel je ne m'attendais pas, je cherchasse à m'en augmenter le prix, soit qu'en effet elle eût mis dans cet embrassement un peu de cette commisération naturelle aux cœurs généreux, je trouvai dans son mouvement et dans son regard je ne sais quoi d'énergique qui me pénétra. Souvent, en y repensant, j'ai soupçonné dans la suite que, n'ignorant pas à quel sort j'étais condamné, elle n'avait pu se défendre d'un moment d'attendrissement sur ma destinée.

M. le maréchal n'ouvrait pas la bouche; il était pâle comme un mort. Il voulut absolument m'accompagner jusqu'à ma chaise qui m'attendait à l'abreuvoir. Nous traversâmes tout le jardin sans dire un seul mot. J'avais une clef du parc, dont je me servis pour ouvrir la porte; après quoi, au lieu de remettre la clef dans ma poche, je la lui rendis sans mot dire. Il la prit avec une vivacité surpre

nante, à laquelle je n'ai pu m'empêcher de penser souvent depuis ce temps-là. Je n'ai guère eu dans ma vie d'instant plus amer que celui de cette séparation. L'embrassement fut long et muet: nous sentimes l'un et l'autre que cet embrassement était un dernier adieu.

Entre la Barre et Montmorency, je rencontrai dans un carrosse de remise quatre hommes en noir, qui me saluerent en souriant. Sur ce que Therese m'a rapporté dans la suite de la figure des huissiers, de l'heure de leur arrivée et de la façon dont ils se comporterent, je n'ai point douté que ce ne fussent eux; surtout ayant appris dans la suite qu'au lieu d'etre décrété à sept heures, comme on me l'avait annoncé, je ne l'avais été qu'à midi. Il fallut traverser tout Paris. On n'est pas fort caché dans un cabriolet tout ouvert. Je vis dans les rues plusieurs personnes qui me saluèrent d'un air de connaissance, mais je n'en reconnus aucune. Le même soir, je me détournai pour passer à Villeroy. A Lyon, les courriers doivent être menés au commandant. Cela pouvait être embarrassant pour un homme qui ne voulait ni mentir ni changer de nom. J'allai, avec une lettre de madaine de Luxembourg, prier M. de Villeroy de faire en sorte que je fusse exempté de cette corvée. M. de Villeroy me donna une lettre dont je ne fis point usage, parce que je ne passai pas à Lyon. Cette lettre est restée encore cachetée parmi mes papiers. Monsieur le duc me pressa beaucoup de coucher à Villeroy; mais j'aimai mieux reprendre la grande route, et je fis encore deux postes le même jour.

Ma chaise était rude, et j'étais trop incommodé pour pouvoir marcher à grandes journées. D'ailleurs, je n'avais pas l'air assez im

posant pour me faire bien servir, et l'on sait qu'en France les chevaux de poste ne sentent la gaule que sur les épaules du postillon. En payant grassement les guides, je crus suppléer à la mine et au propos; ce fut encore pis. Ils me prirent pour un pied-plat, qui marchait par commission, et qui courait la poste pour la premiere fois de sa vie. Dès lors je n'eus plus que des rosses, et je devins le jouet des postillons. Je finis, comme j'aurais dû commencer, par prendre patience, ne rien dire, et aller comme il leur plut.

J'avais de quoi ne pas m'ennuyer en route, en me livrant aux réflexions qui se présentaient sur tout ce qui venait de m'arriver; mais ce n'était ni mon tour d'esprit ni la pente de mon cœur. Il est étonnant avec quelle facilité j'oublie le mal passé, quelque récent qu'il puisse être. Autant sa prévoyance m'effraye et me trouble, tant que je le vois dans l'avenir, autant son souvenir me revient faiblement et s'éteint sans peine aussitôt qu'il est arrivé. Ma cruelle imagination, qui se tourmente sans cesse à prévenir les maux qui ne sont point encore, fait diversion à ma mémoire, et m'empêche de me rappeler ceux qui ne sont plus. Contre ce qui est fait, il n'y a plus de précautions à prendre, et il est inutile de s'en occuper. J'épuise en quelque façon mon malheur d'avance: plus j'ai souffert à le prévoir, plus j'ai de facilité à l'oublier; tandis qu'au contraire, sans cesse occupé de mon bonheur passé, je le rappelle et le rumine, pour ainsi dire, au point d'en jouir de rechef quand je veux. C'est à cette heureuse disposition, je le sens, que je dois de n'avoir jamais connu cette humeur rancunière qui fermente dans un cœur vindicatif, par le souvenir continuel des offenses reçues, et qui le tourmente lui-même de tout

le mal qu'il voudrait faire à son ennemi. Naturellement emporté, j'ai senti la colère, la fureur même dans les premiers mouvements, mais jamais un désir de vengeance ne prit racine au-dedans de moi. Je m'occupe trop peu de l'offense pour m'occuper beaucoup de l'offenseur. Je ne pense pas au mal que j'en ai reçu qu'à cause de celui que j'en peux recevoir encore; et, si j'étais sûr qu'il ne m'en fit plus, celui qu'il m'a fait serait à l'instant oublié. On nous prêche beaucoup le pardon des offenses: c'est une fort belle vertu sans doute, mais qui n'est pas à mon usage. J'ignore si mon cœur saurait dominer sa haine, car il n'en a jamais senti, et je pense trop peu à mes ennemis pour avoir le mérite de feur pardonner. Je ne dirai pas à quel point, pour me tourmenter, ils se tourmentent eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir et ils en usent. Il n'y a qu'une seule chose au-dessus de leur puissance, et dont je les défie : c'est, en se tourmentant de moi, de me forcer à me tourmenter d'eux.

Dès le lendemain de mon départ, j'oubliai si parfaitement tout ce qui venait de se passer, et le parlement, et madame de Pompadour, et M. de Choiseul, et Grimm, et d'Alêmbert, et leurs complots, et leurs complices, que je n'y aurais pas même repensé de tout mon voyage, sans les précautions dont j'étais obligé d'user. Un souvenir qui me vint au lieu de tout cela fut celui de ma dernière lecture, la veille de mon départ. Je me rappelai aussi les Idylles de Gessner, que son traducteur Hubert m'avait envoyées il y avait quelque temps. Ces deux idées me revinrent si bien, et se mêlèrent de telle sorte dans mon esprit, que je voulus essayer de les réunir, en traitant à la manière de Gessner le sujet du Lévite d'Ephraïm. Ce style champêtre et

naïf ne paraissait guère propre à un sujet si atroce, et il n'était guère à présumer que ma situation présente ine fournit des idées bien riantes pour l'égayer. Je tentai toutefois la chose, uniquement pour m'amuser dans ma chaise et sans aucun espoir de succès. A peine eus-je essayé, que je fus étonné de l'aménité de mes idées, et de la facilité que j'éprouvais à les rendre. Je fis en trois jours les trois premiers chants de ce petit poëme, que j'achevai dans la suite à Motiers; et je suis sûr de n'avoir rien fait en ma vie où règne une douceur de mœurs plus attendrissante, un coloris plus frais, des peintures plus naïves, un costume plus exact, une plus antique simplicité en toute chose, et tout cela malgré l'horreur du sujet, qui dans le fond est abominable; de sorte qu'outre tout le reste j'eus encore le mérite de la difficulté vaincue. Le Lévite d'Ephraïm, s'il n'est pas le meilleur de mes ouvrages, en sera toujours le plus cheri. Jamais je ne l'ai relu, jamais je ne le relirai, sans sentir en dedans l'applaudissement d'un cœur sans fiel, qui loin de s'aigrir par ses malheurs, s'en console avec lui-meme et trouve en soi de quoi s'en dédommager. Qu'on rassemble tous ces grands philosophes, si supérieurs dans leurs livres a l'adversité qu'ils n'éprouvèrent jamais; qu'on les mette dans une position pareille à la mienne, et que, dans la premiere indignation de l'honneur outrage, on leur donne un pareil ouvrage à faire, on verra comment ils s'en tireront.

En partant de Montmorency pour la Suisse, j'avais pris la résolution d'alier m'arrêter à Yverdun, chez mon bon vieux ami M. Roguin, qui s'y était retiré depuis quelques années, et qui m'avait même invité à l'y aller voir. J'appris en route que Lyon faisait un détour:

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