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cela m'évita d'y passer. Mais, en revanche, il fallait passer par Besançon, place de guerre, et par conséquent sujette au même inconvé nient. Je m'avisai de gauchir et de passer par Salins, sous prétexte d'aller voir M. de Mairan, neveu de M. Dupin, qui avait un emploi à la saline, et qui m'avait fait jadis force invitations de l'y aller voir. L'expédient me réussit je ne trouvai point M. de Mairan; fort aise d'être dispensé de m'arrêter, je continuai ma route sans que personne me dît un

mot.

En entrant sur le territoire de Berne, je fis arrêter; je descendis, je me prosternai, j'embrassai, je baisai la terre et m'écriai, dans mon transport: « Ciel! protecteur de la vertu, je te loue, je touche une terre de liberté!» C'est ainsi qu'aveugle et confiant dans mes espérances, je me suis toujours passionné pour ce qui devait faire mon malheur. Mon postillon, surpris, me crut fou; je remontai dans ma chaise, et peu d'heures après j'eus la joie aussi pure que vive de me sentir pressé dans les bras du respectable Roguin. Ah! respirons quelques instants chez ce digne hôte! J'ai besoin d'y reprendre du courage et des forces; je trouverai bientôt à les employer.

Ce n'est pas sans raison que je me suis étendu, dans le récit que je viens de faire, sur toutes les circonstances que j'ai pu me rappeler. Quoiqu'elles ne paraissent pas fort lumineuses, quand on tient une fois le fil de la trame, elles peuvent jeter du jour sur sa marche, et, par exemple, sans donner la première idée du probleme que je vais proposer, elles aident beaucoup à le résoudre.

Supposons que, pour l'exécution du complot dont j'étais l'objet, mon éloignement fût absolument nécessaire, tout devait, pour l'o

pérer, se passer à peu près comme il se passa; mais si, sans me laisser épouvanter par l'ambassade nocturne de madame de Luxembourg et troubler par ses alarmes, j'avais continuě de tenir ferme comme j'avais commencé, et qu'au lieu de rester au château je m'en fusse retourné dans mon lit dormir tranquillement la fraîche matinée, aurais-je également été décrété? Grande question, d'où dépend la solution de beaucoup d'autres, et pour l'examen de laquelle l'heure du décret comminatoire et celle du décret réel ne sont pas inutiles à remarquer. Exemple grossier, mais sensible, de l'importance des moindres détails dans l'exposé des faits dont on cherche les causes secrètes, pour les découvrir par induction.

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Ici commence l'œuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me trouve enseveli, sans que, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, il m'ait été possible d'en percer l'effrayante obscurité. Dans l'abîme des maux où je suis submergé, je sens les atteintes des coups qui me sont portés, j'en aperçois l'instrument immédiat, mais je ne puis voir ni la main qui le dirige, ni les moyens qu'elle met en œuvre. L'opprobre et les malheurs tombent sur moi comme d'eux-mêmes, et sans qu'il y paraisse. Quand mon cœur déchiré laisse échapper des gémissements, j'ai l'air d'un homme qui se plaint sans sujet, et

les auteurs de ma ruine ont trouvé l'art inconcevable de rendre le public complice de leur complot, sans qu'il s'en doute lui-même, et sans qu'il en aperçoive l'effet. En narrant donc les événements qui me regardent, les traitements que j'ai soufferts et tout ce qui m'est arrivé, je suis hors d'état de remonter à la main motrice et d'assigner les causes en disant les faits. Ces causes primitives sont toutes marquées dans les trois précédents livres; tous les interets relatifs à moi, tous les motifs secrets y sont exposés. Mais dire en quoi ces diverses causes se combinent pour opérer les e ranges événements de ma vie, voilà ce qu'il n'est impossible d'expliquer, même par conjecture. Si parmi mes lecteurs il s'en trouve d'assez généreux pour vouloir approfondir ces mystères et découvrir la vérité, qu'ils relisent avec soin les trois précédents livres; qu'ensuite à chaque fait qu'ils liront dans les suivants ils prennent les informations qui seront à leur portée; qu'ils remontent d'intrigue en intrigue et d'agent en agent jusqu'aux premiers moteurs de tout, je sais certainement à quel terme aboutiront leurs recherches, mais je me perds dans la route obscure et tortueuse des souterrains qui les y conduiront.

Durant mon sejour a Yverdon, j'y fis connaissance avec toute la famille de M. Roguin, et entre autres avec sa nièce madame Boy de la Tour et ses til es, dont, comme je crois l'avoir dit, j'avais autrefois connu le père à Lyon. Elle était venue à Yverdon voir son oncle et ses sœurs, sa fille aînée, âgée d'environ quinze ans, m'enchanta par son grand sens et son excellent caractère. Je m'attachai de l'amitié la plus tendre à la mère et à la fille. Cette derniere etait destinée par M. Roguin au colonel, son neveu, déjà d'un certain

âge, et qui me témoignait aussi la plus grande affection; mais, quoique l'oncle fût passionné pour ce mariage, que le neveu le désirât fort aussi, et que je prisse un intérêt très vif à la satisfaction de l'un et de l'autre, la grande disproportion d'âge et l'extrême répugnance de la jeune personne me firent concourir avec la mère à détourner ce mariage, qui ne se fit point. Le colonel épousa depuis mademoiselle Dillan, sa parente, d'un caractère et d'une beauté bien selon mon cœur, et qui la rendu le plus heureux des maris et des pères. Malgré cela, M. Roguin n'a pu oublier que j'aie en cette occasion contrarié ses désirs. Je m'en suis console par la certitude d'avoir rempli, tant envers lui qu'envers sa famille, le devoir de la plus sainte amitié, qui n'est pas de se rendre toujours agréable, mais de conseiller toujours pour le mieux.

Je ne fus pas longtemps en doute sur l'accueil qui m'attendait à Genève, au cas que j'eusse envie d'y retourner. Mon livre y fut brûlé, et j'y fus décrété le 18 juin, c'est-à-dire neuf jours après l'avoir été à Paris. Tant d'incroyables absurdites étaient cumulées dans c. second decret, et l'édit ecclésiastique y etait si formellement violé, que je refusai d'ajouter foi aux premieres nouvelles qui m'en vinrent, et que, quand elles furent bien confirmées, je tremblai qu'une si manifeste et criante infraction de toutes les lois, à commencer par celle du bon sens, ne mit Genève sens dessus dessous. J'eus de quoi me rassurer; tout resta tranquille. S'il s'émut quelque rumeur dans la populace, elle ne fut que contre moi, et je fus traité publiquement par toutes les caillettes et par tous les cuistres comme un écolier qu'on menacerait du fouet pour n'avoir pas bien dit son catéchisme.

Ces deux décrets furent le signal du cri de

malédiction qui s'éleva contre moi dans toute l'Europe avec une fureur qui n'eut jamais d'exemple. Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes les brochures, sonnèrent le plus terrible tocsin. Les Français surtout, ce peuple si doux, si poli, si genereux, qui se píque si fort de bienséance et d'égards pour les malheureux, oubliant tout d'un coup ses vertus favorites, se signala par le nombre et la violence des outrages dont il m'accablait l'envi. J'étais un impie, un athée, un forcené, un enragé, une bete feroce, un loup. Le continuateur du Journal de Trévoux fit sur ma prétendue lycanthropie un écart qui montrait assez la sienne. Enfin, vous eussiez dit qu'on craignait à Paris de se faire une affaire avec la police, si, publiant un écrit sur quelque sujet que ce pût être, on manquait d'y larder quelque insulte contre moi. En cherchant vainement la cause de cette unanime animosité, je fus prêt à croire que tout le monde était devenu fou. Quoi! le rédacteur de la Paix perpétuelle souffle la discorde; l'éditeur du Vicaire savoyard est un impie; l'auteur de la Nouvelle Heloise est un loup, celui de l'Emile est un enrage! Eh! mon Dieu, qu'aurais-je donc été si j'avais publié le livré de l'Esprit ou quelque autre ouvrage semblable? Et pourtant, dans l'orage qui s'éleva contre l'auteur de ce livre, le public, loin de joindre sa voix a celle de ses persécuteurs, le vengea d'eux par ses éloges. Que l'on compare son livre et les miens, l'accueil différent qu'ils ont reçu, les traitements faits aux deux auteurs dans les divers Etats de l'Europe; qu'on trouve à ces differences des causes qui puissent contenter un homme sense: voilà tout ce que je demande, et je me tais.

Je me trouvais si bien du séjour d'Yverdon que je pris la résolution d'y rester, à la vive

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