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lité il fait sa cour aux grands qu'il hait, et aux riches qu'il méprise; il n'épargne rien pour obtenir l'honneur de les servir; il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur protection; et, fier de son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui n'ont pas l'hon neur de le partager. Quel spectacle pour un Caraïbe que les travaux pénibles et enviés d'un ministre européen! Combien de morts cruelles ne préférerait pas cet indolent sauvage à l'horreur d'une pareille vie, qui souvent n'est pas même adoucie par le plaisir de bien faire ! Mais, pour voir le but de tant de soins, il faudrait que ces mots, puissance et réputation, eussent un sens dans son esprit; qu'il apprît qu'il y a une sorte d'hommes qui comptent pour quelque chose les regards du reste de l'univers, qui savent être heureux et contents d'eux-mêmes sur le témoignage d'autrui plutôt que sur le leur propre. Telle est, en effet, la véritable cause de toutes ces différences: le sauvage vit en lui-même ; l'homme sociable, toujours hors de lui, ne sait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est pour ainsi dire de leur seul jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence. Il n'est pas de mon sujet de montrer comment d'une telle disposition naît tant d'indifférence pour le bien et le mal, avec de si beaux discours de morale; comment tout se réduisant aux apparences, tout devient

factice et joué, honneur, amitié, vertu, et souvent jusqu'aux vices mêmes, dont on trouve enfin le secret de se glorifier; cɔmment, en un mot, demandant toujours aux autres ce que nous sommes, et n'osant jamais nous interroger là-dessus nous-mêmes, au milieu de tant de philosophie, d'humanité, de politesse et de maximes sublimes, nous n'avons qu'un extérieur trompeur et frivole, de l'honneur sans vertu, de la raison sans sagesse et du plaisir sans bonheur. Il me suffit d'avoir prouvé que ce n'est point là l'état originel de l'homme, et que c'est le seul esprit de la société et l'inégalité qu'elle engendre, qui changent et altèrent ainsi toutes nos inelinations naturelles.

J'ai tâché d'exposer l'origine et le progrès de l'inégalité, l'établissement et l'abus des sociétés politiques, autant que ces choses peuvent se déduire de la nature de l'homme par les seules lumières de la raison, et indépendamment des dogmes sacrés qui donnent à l'autorité souveraine la sanction du droit divin. Il suit de cet exposé que l'inégalité, étant presque nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l'esprit humain, et devient enfin stable et légitime par l'établissement de la propriété et des lois. Il suit encore que l'inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit

naturel toutes les fois qu'elle ne concourt pas en meme proportion avec l'inégalité physique; distinction qui détermine suffisamment ce qu'on doit penser à cet égard de la sorte d'inégalité qui règne parmi tous les peuples policés, puisqu'il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage, et qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire (*).

(*) Rousseau, qui s'appuie souvent du témoignage de Buffon, n'a pas rappelé le passage suivant, qui offre comme la substance de ce discours mème: « L'homme sauvage est de tous les animaux le plus singulier, le moins connu et le plus difficile à décrire : mais nous distinguons si peu ce que la nature seule nous a donné, de ce que l'éducation, l'imitation, l'art et l'exemple nous ont communiqué, ou nous les con fondons si bien, qu'il ne serait pas étonnant que nous nous méconnussions totalement au portrait d'un sauvage, s'il nous était présenté avec les vraies couleurs et les seuls traits naturels qui doivent en faire le caractère.

» Un sauvage absolument sauvage... serait un spectacle curieux pour un philosophe : il pourrait, en observant son sauvage, évaluer au juste la force des appétits; il y verrait l'âme à découvert, il en distinguerait tous les mouvements naturels, et peut-être reconnaîtrait-il plus de douceur, de tranquillité et de calme que dans la sienne; peut-être verrait-il clairement que la vertu appartient à l'homme sauvage plus qu'à Phomme civilisé, et que le vice n'a pris naissance que dans la société. » (HISTOIRE NATURELLE, Variété dans l'espèce humaine).

(1) Hérodote raconte qu'après le meurtre du faux Smerdis, les sept libérateurs de la Perse s'étant assemblés pour délibérer sur la forme du gouvernement qu'ils donneraient à l'Etat, Otanės opina fortement pour la république; avis d'autant plus extraordinaire dans la bouche d'un satrape, qu'outre la prétention qu'il pouvait avoir à l'empire, les grands craignent plus que la mort une sorte de gouvernement qui les force à respecter les hommes. Otanės, comme on peut bien croire, ne fut point écouté; et, voyant qu'on allait procéder à l'élection d'un monarque, lui, qui ne voulait ni obéir ni commander, céda volontairement aux autres concurrents son droit à la couronne, demandant pour tout dédommagement d'être libre et indépendant, lui et sa postérité: ce qui lui fut accordé. Quand Hérodote ne nous apprendrait pas la restriction qui fut mise à ce privilége, il faudrait nécessairement la supposer (*); autrement Otanės, ne reconnaissant aucune sorte de loi, et n'ayant de compte à rendre à personne, aurait été toutpuissant dans l'Etat, et plus puissant que le roi même. Mais il n'y avait guère d'apparence qu'un homme capable de se contenter, en pareil cas, d'un tel privilége, fût capable d'en

(*) Voyez Hérodote, liv. m, chap. 83. Montaigne aussi rapporte ce fait, ainsi que la restriction dont il s'agit, en disant d'Otanès « qu'il quitta à ses compaignons son droict d'y pouvoir arriver (à l'empire) par eslection ou par sort, pourveu que lui et les siens vescussent en cet empire hors de toute subjection et maistrise sauf celle des loix antiques, et y eussent toute liberté qui ne porteroit préjudice à icelles, impatient de comman der comme d'estre commandé. (Liv. ш, chap. 7.)

abuser. En effet, on ne voit pas que ce droit ait jamais causé le moindre trouble dans le royaume, ni par le sage Otanès, ni par aucun de ses descendants.

(2) Dès mon premier pas, je m'appuie avec conflance sur une de ces autorités respectables pour les philosophes, parce qu'elles viennent d'une raison solide et sublime, qu'eux seuls savent trouver et sentir.

Quelque intérêt que nous ayons à nous connaître nous-mêmes, je ne sais si nous ne connaissons pas mieux tout ce qui n'est pas nous. Pourvus par la nature d'organes uniquement destinés à notre conservation, nous ne les employons qu'à recevoir les impressions étrangères; nous ne cherchons qu'à nous répandre au dehors, et à exister hors de nous : trop occupés à multiplier les fonctions de nos sens et à augmenter l'étendue extérieure de notre être, rarement faisons-nous usage de ce sens intérieur qui nous réduit à nos vraies dimensions, et qui sépare de nous tout ce qui n'en est pas. C'est cependant de ce sens dont il faut nous servir si nous voulons nous connaître, c'est le seul par lequel nous puissions nous juger. Mais comment donner à ce sens son activité et toute son étendue ? Comment dégager notre âme, dans laquelle il réside, de toutes les illusions de notre esprit? Nous avons perdu l'habitude de l'employer; elle est demeurée sans exercice au milieu du tumulte de nos sensations corporelles; elle s'est dessechée par le feu de nos passions; le cœur, l'es. prit, les sens, tout a travaillé contre elle.. (HIST. NAT., De la nature de l'homme.)

(3) Les changements qu'un long usage de marcher sur deux pieds à pu produire dans la conformation de l'homme, les rapports qu'on observe encore entre ses bras et les jambes antérieures des quadrupedes, et l'induction tirée de leur manière de marcher, ont pu faire

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