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PARMI LES HOMMES

toute réflexion, et si naturelle, que les bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles. Sans parler de la tendresse des mères pour leurs petits, et des périls qu'elles bravent pour les en garantir, on observe tous les jours la répugnance qu'ont les chevaux à fouler aux pieds un corps vivant. Un animal ne passe point sans inquiétude auprès d'un animal mort de son espèce: il y en a même qui leur donnent une sorte de sépulture; et les tristes mugissements du bétail entrant dans une boucherie, annoncent l'impression qu'il reçoit de l'horrible spectacle qui le frappe. On voit avec plaisir l'auteur de la Fable des Abeilles (*), forcé de reconnaître l'homme pour un être compatissant et sensible, sortir, dans l'exemple qu'il en donne, de son style froid et subtil, pour nous offrir la pathétique image d'un homme enfermé qui aperçoit au dehors une bête féroce arrachant un enfant du sein de sa mère, brisant sous sa dent meurtrière ses faibles membres, et déchirant de ses ongles les entrailles palpitantes de cet enfant. Quelle affreuse agitation n'éprouve point ce témoin

(*) Mandeville, médecin hollandais établi en Angle'erre, mort en 1733. La Fable des Abeilles fut publiés à Londres en 1723, en anglais; la traduction française y fut imprimée en 1740, 4 vol. in-80. Mandeville prétend, dans cet ouvrage, que le luxe et les vices des particuliers tournent au bien et à l'avantage de la société

d'un événement auquel il ne prend aucun intérêt personnel! quelles angoisses ne souffret-il pas cette vue, de Le pouvoir porter aucun secours à la mère évanouie ni à l'enfant expirant!

Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion; telle est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu'on voit tous les jours dans nos spectacles s'attendrir et pleurer, aux malheurs d'un infortuné tel qui, s'il était à la place du tyran, aggrave. rait encore les tourments de son ennemi: semblable au sanguinaire Sylla, si sensible aux maux qu'il n'avait pas causés, ou à cet Alexandre de Phère qui n'osait assister à la représentation d'aucune tragédie, de peur qu'on ne le vit gémir avec Andromaque et Priam, tandis qu'il écoutait sans émotion les cris de tant de citoyens qu'on égorgeait tous les jours par ses ordres :

Mollissima corda

Humano generi dare se natura fatetur,
Quæ lacrymas dedit (*).

Mandeville a bien senti qu'avec toute leur orale les hommes n'eussent jamais été que

(*) JUVEN., sat. xv, v. 131. Voir la traduction de Juvénal, par M. V. Poupin (tome LXXII de la Bibliothèque nationale)

des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raison: mais il n'a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu'il veut disputer aux hommes. En effet, qu'est-ce que la générosité, la clémence, l'humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général? La bienveillance et l'amitié même sont, à le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet particulier; car désirer que quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose que désirer qu'il soit heureux ? Quand il serait vrai que la commisération ne serait qu'un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif dans l'homme sauvage, développé mais faible dans l'homme civil, qu'importerait cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de lui donner plus de force? En effet, la commisération sera d'autant plus énergique, que l'animal spectateur s'identifiera plus intimement avec l'animal. Or, il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l'état de nature que dans l'état de raisonnement. C'est la raison qui engendre l'amour-propre et c'est la réflexion qui le fortifie; c'est elle qui replie l'homme sur lui-même; c'est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l'afflige. C'est la philosophie qui l'isole; c'est par elle qu'il dit en secret, à l'aspect d'un homme souffrant :

Péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n'y plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l'arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre, il n'a qu'à mettre ses mains sur ses oreilles, et s'argumenter un peu, pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l'identifier avec celui qu'on assassine. L'homme sauvage n'a point cet admirable talent; et, faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l'humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s'assemble, l'homme prudent s'éloigne; c'est la canaille, ce sont les femmes des halles qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s'entr'égorger (*);

Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque

(*) Rousseau nous apprend, au liv. vi des Confessions, que ce portrait du philosophe qui s'argumente en se bouchant les oreilles, est de Diderot. Il l'accuse, à cette occasion, d'avoir abusé de sa confiance pour donner à ses écrits ce ton dur et cet air noir qu'ils n'eurent plus quand Diderot cessa de le diriyer — D'après une déclaration si formelle, ce serait donc à Diderot encore qu'il faudrait attribuer, au moins en grande partie, cette longue et' fameuse diatribe sur la société et sur tous les maux qu'elle entraine, qui fait l'objet de la note 9 ci-après. (Note de l'éd. Lefevre, t. IV, p. 153; Paris, 1839, 8 vol. in-12 compactes!

individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir; c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix : c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant ou à un vieillard infirme sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs : c'est elle qui, au. lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée, Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente, Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation. Quoiqu'il puisse appartenir à Socrate et aux esprits de sa trempe d'acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n'eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent.

Avec des passions si peu actives et un frein si salutaire, les hommes, plutôt farouches que

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